Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai
Devenir voyant ?
Dissertation type bac




Introduction




Accroche



• Le 15 mai 1971, Rimbaud écrit à Paul Demeny sa célèbre lettre du voyant, où il décrit sa nouvelle méthode de création poétique…
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; [...] il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences.

• Et plus loin, arrive une conclusion étonnante :
Donc le poète est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions.



Situation



• Pas même un mois plus tard, le 10 juin 1871 Rimbaud demande à Paul Demeny de brûler les Cahiers de Douai :
Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d'un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai.

• Heureusement, Paul Demeny n’en fera rien. Mais cela révèle une chose : pour Rimbaud, les Cahiers de Douai ne sont qu’une étape dans l’élaboration de sa méthode poétique.
• Et en effet, tout au long de ces 22 poèmes, on observe l’évolution de l’écriture du jeune poète, qui s’affirme, s’émancipe, devient de plus en plus autonome à l’égard de ses modèles.


Problématique



En quoi la démarche créatrice de Rimbaud dans Les Cahiers de Douai prépare-t-elle déjà la figure du poète voyant voleur de feu ?


Annonce de plan



I. D’abord, les poèmes des Cahiers de Douai constituent déjà des visions, dans le sens où elles synthétisent des sensations, souvent issues de la Nature, produisant une certaine ivresse.
II. Mais ces visions ne sont pas forcément euphoriques : elles révèlent aussi des vérités difficiles à admettre, elles forcent le poète à regarder en face les injustices du monde.
III. Alors, le poète touché par ces souffrances se fait par moment véritablement voleur de feu, donnant au lecteur les moyens d’une révolte prométhéenne.


Première partie :
La quintessence des sensations




1) Des sensations liées aux émois amoureux



◊ Exemple : « Rêvé pour l’hiver ».
• Une vision fantastique et une petite fiction (l’araignée qui voyage) initient un jeu amoureux.
Tu fermeras l’oeil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…


◊ Exemple : « Sensation ».
• Au futur, le jeune Rimbaud de quinze ans sur le point de fuguer, imagine le bonheur de marcher dans la Nature.
• Le mélange des perceptions (pluriel) deviennent une Sensation au singulier.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.



2) Une Nature qui enivre



◊ Exemple « Les réparties de Nina ».
• Le poète confond parfois l’ivresse de l’amour et l’ivresse de la Nature.
Amoureuse de la campagne,
Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
Ton rire fou [...]


◊ Exemple : « Roman ».
• On retrouve cette même ivresse du champagne dans « Roman ».
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! — On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête...


⇨ Mais cette promenade sous les tilleuls, bien proche de la ville, n’apporte que des parfums de vigne…
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits — la ville n'est pas loin —
A des parfums de vigne et des parfums de bière...


◊ Exemple : « Ma Bohème ».
• Méthode de création : traduire le frou-frou des étoiles en musique.
• Les gouttes du vin de vigueur remplacent les lauriers à son front.
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.
Et je les Ă©coutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre oĂą je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;



3) Écouter et être attentif aux sensations



◊ Exemple : « À la musique »
• Rimbaud s’observe regardant les jeunes filles sous les marronniers.
• Les baisers sont les poèmes que ces muses lui inspirent, évoquant l’embouchure de la flûte de pan du syrinx ou même du clairon.
— Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
[...] — Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
[...] Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas…
— Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres…


• Les baisers sont ces poèmes qui viennent d’un bond sur scène.
• Ici, le poète s’observe lui-même « je est un autre », et entend une musique très différente de celle de la fanfare.
Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.


4) Visions d’harmonie



◊ Exemple : « Au Cabaret-Vert »
• La gousse d’ail et la mousse de bière, qui n’étaient pas demandées, représentent une corne d’abondance.
• La chope immense renvoie à la coupe qui déborde dans la Bible.
Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,
[...] m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.


⇨ Ce poème est un véritable moment d’épiphanie « ce fut adorable » : moment de révélation, petite illumination.
⇨ Nouvelle religion ? La messe est dite par la serveuse « aux tétons énormes » où le pain et le vin sont devenus jambon et bière.

◊ Exemple : « Soleil et Chair »
• Vision d’un passé mythique s’opposant à une réalité présente et désenchantée.
Je regrette les temps de l’antique jeunesse,
Des satyres lascifs, des faunes animaux, [...]
Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux.
Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes.



Transition



• Les visions ont une dimension euphorique, mais elles font aussi voir la laideur du monde, la souffrance et les injustices.
• En se faisant voyant, le poète fait une expérience dangereuse :
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu !


Deuxième partie :
Voir la vérité et les injustices




1) Se confronter la vérité



◊ Exemple : « Vénus Anadyomène »
• Le poète n’hésite pas à montrer les pires détails.
• La vérité possède sa propre beauté qui dépasse les constructions rationnelles et les traditions esthétiques.
[...] Le tout sent un goût
Horrible Ă©trangement ; on remarque surtout
Des singularités qu’il faut voir à la loupe…


• Dans la Lettre du Voyant, Rimbaud utilise l’image d’un homme cultivant des verrues sur son propre visage.
Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

⇨ Devenir le « suprême savant » fait penser aux naturalistes.


2) DĂ©noncer les injustices



◊ Exemple : « Le Forgeron ».
• À l’origine, dans cette anecdote, il s’agit d’un boucher. Rimbaud choisit la figure du forgeron, allégorie du poète voleur de feu.
• Il montre au roi, par la fenêtre, le peuple qui souffre et se révolte.
L’Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au Roi pâle, suant qui chancelle debout,
Malade Ă  regarder cela !
« C’est la Crapule, Sire.


⇨ Vision où le roi pâle représente la monarchie malade, et où le peuple traité de Crapule retrouve sa dignité.

◊ Exemple : « Le Mal »
• Vision accusatrice et synthétique : quel est ce Dieu qui ne s’éveille que pour prendre l’argent des veuves et des orphelins ?
— Il est un Dieu, [...]
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,
Et se réveille, quand des mères, [...]
[...] Pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !


⇨ Symboliquement, elles font plus que donner un sou : elle donnent aussi leur mouchoir, ne gardant que leurs yeux pour pleurer.


3) Mettre à nu l’hypocrisie



◊ Exemple : « Le châtiment de Tartufe »
• Rimbaud transforme la pièce de Molière en véritable vision synthétique. Le dramaturge a mis à nu les rouages de l’hypocrisie.
Châtiment ! ... Ses habits étaient déboutonnés,
Et le long chapelet des péchés pardonnés
S’égrenant dans son cœur, Saint Tartufe était pâle !…


◊ Autre exemple : « L’éclatante victoire de Sarrebrück »
• Une caricature peut devenir une vision révélatrice d’une vérité difficile à voir ou à comprendre.
• Ici, révéler les pièges de la propagande par un simple geste.
Boquillon, rouge et bleu, très naïf, sur son ventre
Se dresse, et, — présentant ses derrières « De quoi ?… »


⇨ L’Empereur ne dirige que les fesses des soldats, pas leurs pensées.


4) Rallumer la flamme de la Liberté



◊ Exemple : « Morts de 92 »
• Vision fantastique d’une armée de morts.
• La Liberté est la religion de ces martyres.
• Interpeller ceux qui vivent sous la tyrannie
Nous vous laissions dormir avec la RĂ©publique,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
— Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !


◊ Exemple : « Rages de Césars »
• Par le jeu symbolique, le poète se fait vraiment voleur de feu : tandis que la flamme de la soif de pouvoir de Napoléon III s’éteint, renaît le brasier de la Liberté.
Il s’était dit : « Je vais souffler la liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! »
La liberté revit ! Il se sent éreinté !



Transition



• Le poète nous montre les injustices et les dénonce, mais il veut aller encore plus loin : voler le feu pour le donner aux hommes.
• Métaphore de la flamme qui se transmet et se démultiplie.


Troisième partie :
Le poète visionnaire et voleur de feu




1) Prendre le feu pour le donner aux faibles



◊ Exemple : « Les Effarés »
• Véritable vision où les enfants qui n’ont pas le nécessaire deviennent des chatons gémissant devant un soupirail.
Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses,
Entre les trous,


⇨ Le soupirail leur permet de contempler le four où le pain cuit, mais ce pain reste inaccessible et le boulanger (poète ?) chante un vieil air.
⇨ Dans la lettre du voyant, le poète va souhaiter voler le feu pour le confier enfin aux humains.
Donc le poète est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ;



2) Des visions aux confins de la folie



◊ Exemple : « Ophélie ».
• Le poète prend le risque de la folie en s’aventurant dans ces visions.
• En effet, les vérités recherchées par le poète défient la Raison.
Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre folle !
Tu te fondais Ă  lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions Ă©tranglaient ta parole
— Et l’infini terrible effara ton œil bleu !


• Dans sa lettre du voyant, Rimbaud parle des poétesses :
Quand sera brisé l’infini servage de la femme, [...] [elle] trouvera de l’inconnu ! [...] des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.


3) Poursuivre une exploration dangereuse



• Lien entre les poètes, qui héritent des précédents.
• Chacun poursuit le chemin commencé par les autres.
Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

◊ Exemple : « Bal des pendus »
• Rimbaud se sent héritier de Villon, le poète brigand.
• Danse macabre où les poètes crevés reprennent vie.
Oh ! voilĂ  qu'au milieu de la danse macabre
Bondit, par le ciel rouge, un grand squelette fou
[...] Il crispe ses dix doigts sur son fémur qui craque
[...] Puis, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.



4) Rendre le lecteur capable de visions



◊ Exemple : « Le Dormeur du Val ».
• Vision qui nous donne brutalement, à la fin, l’indice révélateur.
• Produire chez le lecteur le choc de la vision.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


⇨ Dans les poèmes qui suivront Les Illuminations et Une Saison en Enfer, ces clés de lecture resteront en filigrane.

◊ Exemple : « Le Buffet ».
• Influence de Baudelaire.
• Médaillons, mèches de cheveux, fleurs et fruits évoquent des histoires qui pourtant restent au conditionnel…
• Le poète met son lecteur au défi de devenir voyant à son tour.
— Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.



Conclusion




Bilan



• Les Cahiers de Douai retracent l’évolution de la pensée de Rimbaud, une véritable aventure de la créativité poétique.
• Dans un premier temps, le poète se laisse porter par les émois amoureux, écoute une symphonie intérieure, synthétise des sensations, des moments d’épiphanie, de véritables illuminations…
• Mais bientôt cela le conduit à voir des vérités horribles et repoussantes. Il perçoit alors les injustices, et il nous aide à percevoir les principes profonds que cachent les souffrances du monde.
• Rimbaud va même au-delà du simple constat dans ses Cahiers de Douai : il donne à la Liberté une véritable force de mobilisation, et il invite même son lecteur à devenir voyant lui aussi.


Ouverture



• Les surréalistes admirent Rimbaud, pour eux, le véritable poète est celui qui inspire les autres !
• André Breton, Paul Éluard et René Char écrivent ensemble un recueil de poèmes intitulé Ralentir travaux.
• Dans la préface, Paul Éluard érige cette idée en véritable principe :
Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consomme pour recréer un délire sans passé. Leur principale qualité est non pas, je le répète, d’invoquer mais d’inspirer.
Paul Éluard, André Breton, et René Char, Préface de Ralentir travaux, 1930.




Odilon Redon, Arcade gothique, vers 1900.