Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Rêvé pour l’hiver »
Explication linéaire




L’étude porte sur le poème entier



L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.

Tu fermeras l’oeil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu te sentiras la joue égratignée…
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…

Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tête,
— Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
— Qui voyage beaucoup…




Introduction



Accroche


• Rimbaud fugue souvent pour échapper à l’atmosphère étouffante de sa maison, où règne sa mère (qu'il appelle La bouche d'ombre d'après un poème de Hugo).
• Il aime prendre le train, il se fait même arrêter sans billet en août 1870, et c’est son professeur de rhétorique Georges Izambard qui paye sa dette.

Situation


• Ce poème est écrit un peu plus tard, le 7 octobre 1870, juste avant l’hiver.
• Invention d’une « invitation au voyage » adressée à une jeune fille qu’il aime. Complicité et réconfort.
• Véritable récit, petite aventure qui passe par le registre fantastique. Mais une certaine exagération ironique permet de retrouver le jeu.
• Métaphore cachée : le voyage est surtout un parcours sensuel et amoureux, un prétexte aux baisers.

Problématique


Comment ce sonnet, petite invitation au voyage fantaisiste, utilise-t-il le prétexte du fantastique pour inventer un jeu amoureux ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


L’évolution des pronoms personnels : « nous … tu … je » coïncide avec l’évolution des émotions :
1) Une invitation au voyage enjôleuse et réconfortante.
2) L’irruption de thèmes fantastiques effrayants.
3) Un prétexte au badinage amoureux.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Le récit d'un jeu amoureux
1) Un récit progressif
2) Sensualité et réconfort
3) Complicité du couple
II. Une aventure dans un wagon
1) Ruptures de ton
2) Irruption du fantastique
3) Exagérations ironiques
III. Une métaphore du voyage
1) Une invitation au voyage
2) Effets de mouvements
3) Onirisme et symbolisme



Premier mouvement :
Une invitation au voyage enjôleuse et réconfortante



L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.



Comment est suggéré le mouvement du train ?


• Alexandrins et hexasyllabes alternés : rythme ternaire.
• Rimes croisées : progression du récit.
• Alternance de rimes masculines et féminines : relation.
• Phrase courte : « nous serons bien » : à la fois cause et conséquence.
• Le verbe aller au futur laisse attendre une destination.
• Origine néerlandaise du mot « Wagon » : voyages de Rimbaud vers l’est, cela fait aussi allusion à l'invitation au voyage à Amsterdam de Baudelaire.
⇨ Rimbaud nous propose sa propre version d’une invitation au voyage.

Une nouvelle invitation au voyage ?


• Première personne du pluriel « nous » le poète s’adresse directement à une personne qu’il inclut.
• Le verbe de mouvement « irons » devient verbe d’état « serons ».
• Futur de l’indicatif « nous irons … nous serons » (et non le conditionnel de Baudelaire :
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
DĂ©coreraient notre chambre ;

⇨ Il s’agit surtout d’une invitation à être ensemble.

Comment se mêlent ici mouvement et immobilité ?


• Les CC de lieu ne sont pas des destinations « dans un petit wagon rose … dans chaque coin moëlleux. »
• La préposition « dans » revient deux fois : immersion renforcée.
• Du singulier « petit wagon » au pluriel « coussins, coins ».
• Le jeu avec le pluriel se poursuit « un nid … de baisers ».
• Rime signifiante « rose … repose » sensations reposantes.
⇨ L’amour et la sensualité comme destination du voyage.

En quoi avons-nous ici des sensations variées et plaisantes ?


• Les couleurs « rose … bleu » suggèrent la mièvrerie.
• Sensations des « coussins … baisers ».
• Hypallages (les adjectifs déteignent sur ce qui les entoure) : « fous … moëlleux ».
• Personnages, lieux, baisers partagent les mêmes caractéristiques.
• Métaphore du nid : les baisers sont comme des oisillons blottis au chaud dans un nid.
⇨ Les sensations vont dans le sens du réconfort.

Peut-on dire que ce poème est fait pour réconforter ?


• Premier mot du titre « rêve » dimension onirique. Puissance de l’imaginaire.
• Participe passé du titre « rêvé » : action accomplie qui réconfortera pendant l’hiver.
• Titre CC de but « pour l’hiver » donne tout de suite du sens au CC de temps « l’hiver » sans lien logique « pendant ».
• Article défini « l’hiver » non pas « cet hiver » mais concept même de l’hiver, moment de froid, de difficultés.
• Du futur au présent « repose » le présent d’énonciation tend vers le présent de vérité générale.
⇨ Le poème et la situation prennent une dimension symbolique.



Deuxième mouvement :
L’irruption de thèmes fantastiques



Tu fermeras l’oeil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu te sentiras la joue égratignée…


Comment les deux personnages sont-ils impliqués ?


• Apparition de la 2e personne du singulier, tutoiement.
• Le CC de but révèle les intentions de la jeune fille « pour ne point voir » (soit focalisation interne, soit discours narrativisé).
• Syllepse de nombre : « l’œil » désigne les deux yeux.
• La subordonnée infinitive « voir grimacer » implique toujours des perceptions. Ici, négation renforcée par l’adverbe « point ».
⇨ Les yeux fermés nous font entrer dans le rêve.

Comment est évoquée l’atmosphère inquiétante ?


• Polysémie du mot « glace » la vitre est glacée par le soir d’hiver.
• Personnification « grimacer » pour les « ombres ».
• Allégorie « ombres du soir » : le soir possède ces ombres.
• Les « ombres » sont imprécises « hyperonyme ».
• Rimes signifiantes « soir … noir » la nuit s’est avancée.
• Mais les termes sont de plus en plus précis « monstruosités … démons … loups ».
⇨ Construction progressive du registre fantastique.

Comment l’angoisse devient-elle envahissante ?


• Du singulier au pluriel « la glace … les ombres ».
• Terme choisi « populace : multitude, connotation négative.
• Enjambement « populace // De démons noirs » animation.
• Rimes signifiantes « glace … populace » froideur des ombres.
• La conjonction de coordination démultiplie ces armées d’ombres : démons et loups.
• Adjectif « hargneuses » déteint sur ce qui l’entoure (hypallage).
⇨ Construire une atmosphère fantastique progressivement.

Comment le monde fantastique remplace-t-il le rĂŞve ?


• Le démonstratif « ces monstruosités », montrées à travers la vitre. Irruption du surnaturel dans la réalité.
• Gradation « monstruosités » deviennent des « démons ».
• Antanaclase « démons noir » désigne leur couleur « loups noirs » désigne leur noirceur morale. Des loups garous ?
• Répétition un peu naïve, complaisance dans le jeu de la peur.
• Verbe de perception « sentiras » remplace la vue. La vitre est cette frontière entre imaginaire et réalité.
⇨ Exagération du narrateur : jeu amoureux.

En quoi la mise en scène laisse déjà entendre un jeu amoureux ?


• Structure du sonnet : la volta après les quatrains indique un moment de basculement.
• Schéma narratif : nœud de l’intrigue puis péripéties.
• Lien logique de progression chronologique « Puis ».
• Voix pronominale « tu te sentiras » le sujet n’est pas exprimé.
• Les points de suspension « égratignée… » créent une attente.
⇨ Cette situation est inventée par le poète narrateur.



Troisième mouvement :
Un prétexte au badinage amoureux



Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…

Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tête,
— Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
— Qui voyage beaucoup…



En quoi avons-nous ici une rupture de ton ?


• Le « petit baiser » vient créer un moment de rupture.
• Effet de contraste entre « l’égratignure » et le « baiser ».
• Rime suffisante mais rare : « égratignée … araignée ».
• La « folle araignée » est moins inquiétante que les « loups ».
⇨ Ce contraste avec le quatrain qui précède tisse au contraire des liens avec le premier quatrain.

Comment ce tercet entre-t-il en Ă©cho avec le 1er quatrain ?


• Retour du mot « baiser » cette fois au singulier.
• Retour des adjectifs « petit … fou » : le wagon, le baiser, l’araignée sont une seule et même chose.
• Les « nids » du début sont ceux de cette petite bête.
• Le verbe « aller » au futur est devenu le verbe « courir ».
⇨ Le mouvement du wagon est celui de la petite bête.

Comment l’image est-elle déployée ?


• Rythme impair avec la césure après la 5e syllabe, met l’accent sur l’outil de comparaison « comme ».
• Comparaison : le baiser = la folle araignée.
• Analogie implicite qu’il faut trouver : la bête se déplace.
• Métaphore filée : le voyage = sensualité.
• Les points de suspension évoquent cette course.
⇨ Le thème du voyage fonde tout le poème.

Peut-on parler d’un voyage sensuel ?


• La préposition « par » évoque un véritable parcours.
• Le premier tiret long, marque de dialogue, introduit en fait un dialogue muet (un échange de baisers).
• L’infinitif « trouver » indique une action jamais réalisée.
⇨ Le voyage importe plus que la destination !

Comment est illustrée ce jeu à deux ?


• La jeune fille est sujet, le poète est COD « Tu me diras ».
• Ces 2 pronoms sont repris au pluriel « nous prendrons ».
• Présence de la jeune fille au discours direct avec les guillemets.
• La jeune fille utilise l’impératif « Cherche ! »
• Le point d’exclamation exprime l’émotion et le jeu.
• Le geste « incliner la tête » indique l’assentiment.
• Le gérondif « en inclinant » insiste sur la simultanéité : elle donne l’ordre tout en inclinant la tête.
⇨ Loin d’être passive, la jeune fille reprend l’initiative.

Comment est mise en valeur la pointe du sonnet ?


• La conjonction de coordination « Et » présente le dernier tercet comme une dernière étape de ce jeu.
• La dernière rime masculine embrasse les féminines (celles qui ont un -e muet) « cou … tête … bête … beaucoup ».
• Le deuxième tiret long marque un temps d’arrêt.
• Le présent de vérité général « qui voyage beaucoup » : la forme de la morale de la fable prend un sens grivois.
• La rime « cou … beaucoup » laisse entendre qu’ils ne s’arrêtent pas au cou.
⇨ Le sonnet se termine par l’évocation de la nudité.



Conclusion



Bilan


• Ce 1er poème du 2e cahier renvoie en écho au 1er poème du 1er cahier « Première soirée » qui est aussi un jeu amoureux.
• La petite histoire ménage des surprises, le passage par le rêve et le fantastique ne produit qu’une fausse frayeur.
• La métaphore du voyage révèle que ce n’est qu’un prétexte pour partager une véritable complicité amoureuse et sensuelle.

Ouverture


• D’autres poètes filent cette métaphore du voyage pour exprimer des émois amoureux.
• Tristan Corbière, dédie un poème des Amours jaunes « à une passagère » comparant son cœur à un remorqueur…
Qui te bercera, Passagère?…
Ô passagère [de] mon coeur,
Ton remorqueur ! …

Tristan Corbière, Amours jaunes, 1873.




Marc Chagall, Le cantique des cantiques 4, 1960.

⇨ 💼 « Rêvé pour l'hiver » (extrait étudié mis en page au format A4 PDF)