Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai
« Les réparties de Nina »
Explication linéaire.





Extrait étudié



LUI. — Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein ? nous irions,
Ayant de l’air plein la narine,
Aux frais rayons

Du bon matin bleu, qui vous baigne
Du vin de jour ?…
Quand tout le bois frissonnant saigne
Muet d’amour

De chaque branche, gouttes vertes,
Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
Frémir des chairs :

Tu plongerais dans la luzerne
Ton blanc peignoir,
Rosant à l’air ce bleu qui cerne
Ton grand oeil noir,

Amoureuse de la campagne,
Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
Ton rire fou :

Riant à moi, brutal d’ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela, — la belle tresse,
Oh ! — qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
Ă” chair de fleur !
Riant au vent vif qui te baise
Comme un voleur ;

Au rose, églantier qui t’embête
Aimablement :
Riant surtout, Ă´ folle tĂŞte,
À ton amant !….

[...]

— Puis, petite et toute nichée,
Dans les lilas
Noirs et frais : la vitre cachée,
Qui rit là-bas….

Tu viendras, tu viendras, je t’aime !
Ce sera beau.
Tu viendras, n’est-ce pas, et même…

ELLE. — Et mon bureau ?




Introduction



Accroche


• Les premiers poèmes du cahier de Douai chantent les jeux de l’amour « Première soirée », la beauté de la Nature et de Vénus « Soleil et chair ».
• Ensuite Rimbaud développe un regard critique et parodique avec des poèmes comme « Le châtiment de Tartufe » ou « Vénus anadyomène ».
• Jeu avec la tension réel / idéal qui traverse tout le XIXe siècle.

Situation


• Ici, « Les réparties de Nina » entrent en écho avec « Première soirée ». Mais cette fois-ci le jeu amoureux est déséquilibré…
• Le poète invite Nina à se promener, mais il est maladroit, un peu trop audacieux, et il ne reçoit en réponse qu’un rire.
• Le poème entier prépare en fait une chute ironique, où le jeune poète se découvre rival d’un employé de bureau.

Problématique


Comment cette invitation poétique d’un jeune amoureux permet à Rimbaud de se moquer des excès d’une poésie sentimentale ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


• Le poème est structuré selon les « réparties » attendues de Nina.
1) Un jeune poète invite son amoureuse à se promener, mais il est un peu maladroit et ne la laisse pas répondre.
2) La seule réponse est un rire qui exprime une certaine réticence face aux avances du poète.
3) Le retour au village et la réponse finale de Nina produit une chute cruelle.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Les marques de la poésie amoureuse
1) Un chant d'amour ?
2) Une invitation amoureuse
3) Images de la Nature
II. Des excès et maladresses
1) Une parole envahissante
2) Une poésie maladroite
3) Audaces et excès
III. Le rire comme seule réponse
1) Une réponse attendue
2) Un rire sans cible
3) Une ironie mordante


Premier mouvement :
L’invitation d’un jeune amoureux




LUI. — Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein ? nous irions,
Ayant de l’air plein la narine,
Aux frais rayons

Du bon matin bleu, qui vous baigne
Du vin de jour ?…
Quand tout le bois frissonnant saigne
Muet d’amour

De chaque branche, gouttes vertes,
Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
Frémir des chairs :

Tu plongerais dans la luzerne
Ton blanc peignoir,
Rosant à l’air ce bleu qui cerne
Ton grand oeil noir,



Un amour fusionnel un peu maladroit


• La deuxième personne « Ta poitrine » puis la première « ma poitrine » se rejoignent au pluriel « nous irions ».
• Cette première image est étrange : comment pourraient-ils se promener ainsi collés l’un à l’autre ?
• Répétition du mot « poitrine » comme deux cœurs à l’unisson.
• Singulier « la narine » normalement, métonymie pour un visage ou pour une personne, renvoie ici à un couple.

Légèreté d’une parole orale


• Le tutoiement « ta poitrine … tu plongerais » indique une proximité entre les deux personnages.
• Interjection, marque d’une parole orale « Hein ? »
• Des alexandrins découpés en rythme ternaire 3 x 4 syllabes, cela donne au poème un air de chanson.

Une double Ă©nonciation ?


• Au début « LUI » en majuscules, indique le début d’un dialogue, une réplique comme au théâtre.
• Double énonciation propre au théâtre : le lecteur va déceler derrière les paroles rapportées l’ironie du poète se moquant de l’amoureux.

Des déséquilibres révélateurs


• Longueurs inégales : octosyllabes et tétrasyllabes.
• Alternance des rimes masculines et féminines : les vers aux rimes féminines sont les plus longs.
• Alors qu’au contraire, on n’entend pas de voix féminine, malgré le titre au pluriel « les réparties de Nina ».
• Les points de suspension ne répondent pas aux questions. Aposiopèse (hésitation, émotion, réticence) comment l’interpréter ?

De fausses questions


• Question rhétorique « hein ? » attend simplement un « oui ».
• Question fermée « nous irions … ? » n’a pas de réponse.
• Les conditionnels « nous irions … tu plongerais » imposent un tableau pour les deux personnages, qui reste entièrement conditionné par la réponse de Nina.

Une parole envahissante


• Pourtant, pas de réponse alors que le titre annonce « Les réparties de Nina. »
• De longues phrases où se succèdent des CC de manière « ta poitrine sur ma poitrine … Ayant de l’air … » de temps « Aux frais rayons … Quand tout le bois … » de lieu « dans la luzerne ».
• Les deux points remplacent un point final « Tu plongeras ».

Une généralisation maladroite


• Passage au présent de vérité générale : « le matin bleu vous baigne … on sent frémir… »
• Les pronoms personnels deviennent confus : la 2 personne du pluriel « vous baigne » devient pronom indéfini « on sent ».
• Le poète semble porter son attention sur la moindre branche énumérée avec le déterminant indéfini « chaque ».
• Le nom « choses » au pluriel est un pantonyme : un mot trop général, imprécis.

Une exagération poétique ironique


• Le bois est lui-même personnifié, mais l’image n’a pas vraiment de sens, il « saigne », il est « muet ». On est loin de la grande métaphore de la fertilité de « Chair et soleil ».
• Au contraire, on dirait une logique d’hypallage : les adjectifs déteignent sur tout ce qui les entoure. C’est Nina qui « frissonne » et qui est « muette », qui « saigne » ?
• La nature est sexualisée avec le « frémissement des chairs ».

Un foisonnement de couleurs exagéré


• L’ivresse « du vin du jour » se trouve dans une image un peu exagérée de « bain » de couleur « bleue ».
• Métaphore « goutte verte » qui a surtout un rôle esthétique, n’a pas vraiment de sens « verte » rime avec « ouverte ».
• Foisonnement désordonné : « blanc, rose, bleu, noir ».
• Le verbe « rosir » est étrange : rosir du bleu ? Un peignoir qui produit l’action de rosir ? Le participe présent insiste étrangement sur la durée de cette action.



Deuxième mouvement :
Le rire en réponse




Amoureuse de la campagne,
Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
Ton rire fou :

Riant à moi, brutal d’ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela, — la belle tresse,
Oh ! — qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
Ă” chair de fleur !
Riant au vent vif qui te baise
Comme un voleur ;

Au rose, églantier qui t’embête
Aimablement :
Riant surtout, Ă´ folle tĂŞte,
À ton amant !….



Un amour de la Nature partagé ?


• Le poète s’adresse à Nina en l’appelant « Amoureuse de la campagne » : il lui attribue son propre goût pour la nature.
• Par paronomase, « campagne » est proche de « compagne » ou de « compagnon », le poète installe une complicité avec Nina.
• Nina est représentée « semant son rire » comme une semeuse, une abeille ou une fleur qui répand du pollen.
• Amour répandu en plusieurs directions : l’amour dont parle le poète est-il vraiment partagé ?

Poète qui se fond dans la Nature


• Le poète se retrouve indirectement dans les éléments naturels : « le vent qui te baise comme un voleur » (il l’embrasse)
« le rose de l’églantier qui t’embête » (il la taquine)
• Une image indirecte : le poète « buvant » la « chair de fleur » se compare à un papillon.
• Évolution de la première personne « Riant à moi » vers un terme plus générique « à ton amant ».

Le rire de Nina comme fil conducteur


• À ce moment du poème, on peut supposer que son titre « les réparties de Nina » désignent en fait ses éclats de rire.
• D’abord un rire sans direction « semant partout ». Le participe présent : action qui dure plusieurs quatrains.
• Ensuite, les deux points « Ton rire fou : » décrivent plusieurs directions.
• Les CdN structurent le passage : « Riant à moi … au vent … Au rose … À ton amant ».

Un rire mal interprété ?


• Rire comparé à une « mousse de champagne » c’est-à-dire qu’il disparaît en pétillant.
• Peut-être n’est-ce que « l’ivresse » du poète ?On la retrouve dans l’interjection « Oh ! » et les points d’exclamation.
• L’adjectif « brutal » révèle son exagération : emportement pas forcément partagé.
• Il fait de ce rire un « rire fou ». L’apostrophe « Ô folle tête » lui attribue une folie qui est plutôt la sienne.

Le rire comme réponse


• Les subordonnées relatives décrivent ce qui provoque le rire.
• Chaque mouvement du poète provoque un rire « qui te prendrais … qui boirais … qui te baise … qui t’embête ».
• Les tirets longs ne donnent pas les réponses de Nina, dont la réaction réelle de Nina reste attendue (ce sera la chute).
• Le passage se termine sur des points de suspension.

Un poète audacieux


• Geste implicite « Comme cela ». Le démonstratif est ici un déictique (il renvoie à la situation d’énonciation) : le poète ose toucher les cheveux de Nina.
• Les conditionnels « prendrais … boirais » permettent au poète de projeter dans une situation imaginaire des actions qu’il réalise pourtant en même temps qu’il parle.
• La « tresse » en dit long sur Nina, qui ne laisse pas ses cheveux aux vents. Elle ne partage pas cette fougue du poète.

Un poète trop entreprenant


• Le deuxième verbe « qui boirais » laisse entendre alors qu’il s’approche encore pour sentir son parfum.
• Le poète se compare à un « vent vif » l’allitération en V entre en écho avec « voleur ».
• Les gestes accompagnent les paroles : la comparaison « comme un voleur » révèle la réticence de Nina.
• Le verbe « qui t’embête » : la taquinerie n’est pas aussi partagée que dans le poème « première soirée ».
• Le verbe est atténué avec l’adverbe « aimablement » et par le sujet « l’églantier » qui est une espèce de rose sauvage.

Des images maladroites


• Mélange de métaphores : le rire est à la fois mousse de champagne et pollen de fleur.
• Le poète est à la fois papillon, vent, voleur, églantier.
• La synesthésie compare implicitement Nina à un fruit : « framboise et fraise », « chair de fleur » avec l’allitération en F.
• « Riant au rose » calqué sur « riant au vent » : le rose de l’églantier est envahissant, plante grimpante.



Troisième mouvement :
Une chute qui fait tomber les illusions




— Puis, petite et toute nichée,
Dans les lilas
Noirs et frais : la vitre cachée,
Qui rit là-bas….

Tu viendras, tu viendras, je t’aime !
Ce sera beau.
Tu viendras, n’est-ce pas, et même…

ELLE. — Et mon bureau ?



Un retour au village ?


• « Puis » lien logique de temps qui poursuit une chronologie.
• La « vitre cachée » métonymie (par proximité) pour les fenêtres et maisons du village.
• Présence indirecte du regard curieux des habitants.
• La « vitre cachée » est personnifiée « qui rit la-bas ».
• Ce « rire » met donc Nina du côté du village.
• Déictique « là-bas » (situation d’énonciation) le poète montre de la main une vitre qui se trouve là. Ils sont au village.

Un oiseau libre ?


• Métaphore : « toute nichée » compare Nina a un oiseau.
• Mélodie de ce passage : allitération en T « petite … toute » allitération en L « les lilas » pour les ailes de l’oiseau…
• Alors que l’oiseau pourrait être symbole d’envol, de liberté, elle est représentée « toute nichée », le village est son nid.
• L’adverbe « toute » totalisant : il y a peu de chance pour que cet oiseau prenne son envol…

Autres éléments discordants


• Les « lilas » qui sont des fleurs roses, sont ici « noirs et frais », les couleurs évoluent vers une certaine froideur.
• Alors que les lilas sont biens visibles, la « vitre » est « cachée ».
• Pour le moment, la seule réponse de Nina se trouve dans les points de suspension (aposiopèse = réticente ou hésitation).

Insistances du jeune amoureux


• La fin de son poème est une déclaration d’amour « je t’aime ».
• Mais il ne parvient pas à arrêter son élan, comme en témoigne la rime avec « même ».
• L’inspiration du jeune poète est moins riche à la fin : « tu viendras » revient d’abord deux fois puis une troisième fois.
• Les futurs sont multipliés « viendras … sera ».

Chute finale cruelle


• Le tiret long est enfin une véritable marque de dialogue.
• Réponse courte en 4 syllabes. Chaque mot a un rôle cruel.
• « Et » la conjonction de coordination vient interrompre et compléter le discours du jeune poète amoureux.
• Le déterminant possessif à la première personne « mon » donne à Nina ce que le poète n'a pas.
• Le « bureau » est une expression pour désigner un employé de bureau : Nina a un amant.

Opposition de valeurs


• Le pronom démonstratif « Ce sera beau » reprend tout le poème qui précède.
• La beauté est la valeur du poète. L’adjectif « beau » attribut du sujet « Ce ».
• La rime « beau // bureau » avec le B initial crée un schéma d’opposition. Alors que le poète parle de beauté, Nina met en avant la stabilité de l’employé de bureau.
• Symboliquement, le jeune poète aura toujours un rival : une réalité concrète qui ne se laisse pas facilement poétiser.



Conclusion



Bilan



• Le poème présente toute les marques d’une poésie amoureuse. Un véritable chant, mélodieux, qui invite l’amante à se retrouver dans une nature idyllique.
• Mais le lecteur attentif perçoit des maladresses et des excès, qui cachent l’ironie mordante de Rimbaud.
• La réplique finale révèle l’écart entre les deux personnages, a prend une dimension symbolique : l’idéal s’oppose à la réalité.

Ouverture



• Ce dialogue amoureux teintée d’une certaine ironie malheureuse se retrouve chez un auteur comme Tristan Corbière, qui publie Les Amours jaunes en 1873, et compare son chant de poète à celui d’un crapaud :
… Il chante. — Horreur !! — Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi.




Claude Monet, Champ de coquelicots, vers 1870.

⇨ 💼 « Les Réparties de Nina » (extrait étudié mis en page au format A4 PDF)