Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Première soirée »
Explication linéaire




L'étude porte sur le poème entier



Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d’aise
Ses petits pieds si fins, si fins.

– Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, – mouche au rosier.

– Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s’égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.

Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! »
– La première audace permise,
Le rire feignait de punir !

– Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
– Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : « Oh ! c’est encor mieux !

Monsieur, j’ai deux mots à te dire… »
– Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D’un bon rire qui voulait bien…

– Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.



Introduction



Accroche


• 1870, Rimbaud a 16 ans quand il écrit ce poème.
• Poème qui paraît dans La Charge, intitulé « Trois baisers ».
• Titre de la première version confiée à Georges Izambard « Comédie en trois baisers »…
• Jeu avec le genre théâtral, le rire de la comédie !

Situation


• Rimbaud le met en tête de son premier cahier confié à Paul Demeny et l’intitule « Première soirée » : rôle inaugural.
Utiliser le rire et la légèreté de la comédie pour :
• Parler d’amour avec un mélange de sérieux et de légèreté.
• Annoncer un projet poétique qui débute.

Problématique


Comment ce poème plein d’humour et de légèreté fait-il référence à la comédie pour parler d’amours adolescentes, métaphores d’une recherche poétique originale ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


Le poème se présente en effet comme une petite comédie en trois actes :
1) Une scène d’exposition autour du personnage féminin, une petite scène charmante, à la fois sensuelle, amusante et intrigante.
2) La mise en place d’une intrigue où le poète devient sujet à la première personne.
3) Un dénouement heureux et pourtant inachevé, et qui revient pudiquement sur la première strophe.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Le récit d’un souvenir charmant et sensuel
1) Un souvenir charmant et grivois
2) Esthétique de la sensualité
3) Les images du désir amoureux
II. Une mise en scène amusante et subtile
1) Une parodie de comédie
2) Mièvrerie et ironie
3) Des jeux d’esprit subtils
III. Une dimension symbolique plus profonde
1) Ouvrir un recueil poétique
2) Des effets d’attente et surprise
3) Un sens plus profond ?




Premier mouvement :
Une scène charmante, amusante et intrigante



Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains.
Sur le plancher frissonnaient d’aise
Ses petits pieds si fins, si fins.


Un souvenir charmant


• L’octosyllabe est plus léger que l’alexandrin.
• Verbe d’état à l’imparfait « était » : contexte, moment qui dure dans la passé. Le poète relate un souvenir de jeunesse.
• « Tout près, tout près » musicalité, allitération en R. On entend les feuillages, les mouvements.
• Cette répétition insiste sur la proximité des personnages, représente leur rapprochement.

Proximité des personnages


• Alternance de rimes féminines (se terminent avec un - muet) et masculines (les autres). Illustre un jeu entre un personnage féminin et un personnage masculin.
• Apparition de la première personne au deuxième quatrain seulement « sur ma grande chaise ». Elle est chez lui.
• Cependant, c’est elle qui est sujet des verbes : « elle était … elle joignait »

Une petite scène sensuelle intrigante


• « fort déshabillée » l’adverbe intensif est très imprécis, mystérieux : a-t-elle encore des vêtements ?
• « Mi-nue » on comprend que le vêtement est à moitié tombé. Elle cache son corps de ses mains.
• Aucun mot n’est prononcé mais la situation est évocatrice. Ce « mi-nue » nous invite à comprendre le poème à « demi-mot ».
• L’adverbe « malinement » fait référence au « malin », transgression, « indiscrétions » du mouvement libertin au XVIIIe siècle : petite scène grivoise à la Fragonard ?

MĂ©taphore des arbres


• Déterminant indéfini « de grands arbres » imprécis, nous laisse deviner qu’une métaphore se cache ici.
• Personnification des « grands arbres indiscrets ». Représentent le poète ? Ou plutôt, au pluriel, les désirs de l’adolescent ?

Métaphore filée qui parle de l’amour


• Le possessif « leur feuillée » file la métaphore : force qui se trouve dans la nature, qui fait pousser les plantes.
• Le vent agite les arbres. On peut y voir la force invisible du désir / de l’amour, dont on ne voit que les effets.
• Dans une première version du poème, les arbres « penchaient » leur feuillée. Le verbe « jeter » est plus fort et reviendra plus tard dans le poème « jeter un baiser ».

Créer une attente, dévoiler un mystère


• « déshabillée » avec le préfixe qui en inverse le sens. Dimension symbolique : dévoiler, déchiffrer un mystère.
⇨ Le lecteur est convié à dévoiler le sens de ce poème.
• L’adjectif « indiscrets » déteint sur tout ce qui l’entoure (hypallage), ce ne sont pas seulement les arbres qui sont indiscrets. N’est-ce pas aussi le lecteur lui-même ?
• Transparence des « vitres » caressées par les feuilles.

Mêler le concret et l’abstrait


• Les verbes ont donc à la fois un sens physique et moral « frissonnaient d’aise » on pourrait croire que c’est de froid.
• Mouvement du regard, d’abord élevé, des grands arbres aux mains jointes, puis aux petits pieds sur le plancher.
• Les « mains jointes » évoquent la prière, du côté de l’âme. Les pieds sur le plancher évoquent au contraire le corps.

Une certaine finesse d’esprit


• Les pieds sont « fins » : cette finesse revient deux fois, comme pour insister sur leur sens figuré.
• Antanaclase : un même mot dans deux sens différents. Finesse physique et finesse d’esprit. On verra qu’ils sont personnifiés plus tard (ils se sauvent).
• Cette finesse d’esprit va dans le sens de « malinement ».

Une scène de comédie


• Métonymie : les petits pieds représentent en fait la jeune fille, ils trahissent son état d’esprit. Voir sous le masque.
• Hypallages : la « finesse » ou encore « l’aise » qualifient aussi la jeune fille.
• Par finesse d’esprit, elle laisse penser qu’elle a froid ou qu’elle est intimidée, alors qu’au contraire elle est très à l’aise.
• On retrouvera par la suite cette notion de « feinte » : c’est un masque, un jeu d’acteur, du domaine de la comédie.

La muse du poète ?


• Le pronom « elle » n’a jamais de référence.
• Personnage très général, une femme, une jeune fille, peut-être, la muse du poète.
• Certains éléments vont plus loin que la simple anecdote grivoise. « Joignait les mains » c’est une prière.



Deuxième mouvement :
La mise en place d’une intrigue amoureuse



– Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner dans son sourire
Et sur son sein, – mouche au rosier.

– Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un doux rire brutal
Qui s’égrenait en claires trilles,
Un joli rire de cristal.


Les premières actions du poème


• La première personne est désormais sujet des verbes « je regardai … je baisai ».
• C’est aussi l’apparition du passé simple « regardai … baisai » des actions de premier plan.
• Évolution des verbes : d’abord simple perception « regarder » devient véritable action « baiser ».
• C’est le premier baiser de la comédie en 3 baisers. C’est aussi la « première audace » de la « première soirée ».

Un dialogue silencieux


• Les tirets longs semblent mettre en place un dialogue, mais pour l’instant, pas de paroles. Les répliques sont des actions.
• D’abord « je regardai » à quoi répond le « sourire » de la jeune fille ». Puis « je baisais » à quoi répond le « rire ».
• CC de lieu « dans son sourire » devient « sur son sein ». Le rayon de soleil s’est déplacé. Elle s’est levée ?
• C’est une gradation (augmentation en intensité) le « sourire » devient un véritable « rire ».

Un jeu de lumière


• Confusion entre la « couleur de cire » de la peau qui qualifie en fait la couleur du « rayon ».
• Hypallage (l’adjectif déteint sur ce qui l’entoure).
• La lumière qui habille le corps, révèle en fait sa nudité. Influence de la peinture impressionniste : des tâches de couleur révèlent es objets du tableau.

Jeu de regards


• Par ailleurs chez Rimbaud le rayon est associé au regard « rayon violet de ses yeux ».
• Le rayon guide le regard du poète, qui remonte des pieds, au sourire et au sein.
• Première version « papillonner comme un sourire » devient plus concret « dans son sourire » insister sur le visage de la jeune fille, leurs regards se croisent.

MĂ©taphore du rayon


• Ce rayon est qualifié « buissonnier » c’est le prolongement du mouvement des arbres à l’extérieur des vitres.
• « Papillonner » ce verbe en fait un être vivant : le tableau est en plus en mouvement.
• L’image du papillon est pleine de connotations liées au cycle de la vie : animal qui butine pour ensuite féconder d’autres fleurs.
• Métaphore filée : grand mouvement de la Nature qui produit le désir, passe à travers ce rayon de soleil et ce regard du poète.
• Le papillon devient « mouche au rosier » : il se pose.
• Le regard est aussi lumière, chaleur, toucher.

Une sensualité qui mêle les perceptions


• Du côté de la vue « regarder … couleur de cire » qui évoque même la lumière et la chaleur de la bougie.
• Odeur : le parfum du rosier (qui était buisson de lumière).
• Du côté de l’ouïe : la trille musicale du rire.
• Du côté du toucher, le baiser sur « ses chevilles ».
• Du côté du goût : le baiser et le « cristal » qui évoque un verre dans lequel on boit son rire.
⇨ Synesthésie, confusion des perceptions.

Une allégorie envahissante


• Le rosier est une métaphore pour la jeune fille.
• La mouche est une métaphore de la lumière qui est elle-même une métaphore de la projection des désirs à travers le soleil !
• Chez Ronsard, la rose se flétrit, ici cela permet surtout à Rimbaud de souligner la jeunesse des personnages.
• Moment éphémère pour la jeune fille, mais aussi pour le poète (la mouche et le papillon ne vivent pas longtemps).

Interpréter des émotions


• Ce « sourire » aperçu sur son visage exprime une émotion. Mais laquelle ?
• Le « rosier » laisse deviner une couleur rougissante alors qu’elle était d’une pâleur de cire. Cela trahit une émotion.
• le « rire de cristal » rappelle le motif de la transparence, c’est un rire qui sera finalement révélateur.

Le rire met en place l’intrigue


• Le rire est à la fois « doux » et « brutal » (oxymore : alliance de termes contradictoires).
• Élucider cette contradiction : le rire est-il plutôt du côté de la douceur, de l’acceptation ou du rejet.
• Dans la première version, Rimbaud avait inventé les mots « tris-mal » (crispation, d’après un terme médical) ou encore « risure » (mélange de « rire » et de « brisure »)
— Je baisai ses fines chevilles.
Elle eut un long rire tris-mal
Qui s’égrenait en claires trilles,
Une risure de cristal…


Une relation du poète avec sa muse ?


• Le poète baisant les pieds : chevalier servant, référence littéraire à l’amour courtois et chevaleresque.
• Ce fameux « rire » est musical « trilles » ce qui en fait un chant, un poème. Qualifié de « joli » : revendique une beauté simple.
• Le verbe « égrener » à l’imparfait s’inscrit étrangement dans la durée voire, dans l’habitude. On aurait pu avoir « éclata ».
⇨ C’est peut-être le signe d’une activité d’écriture poétique. Le rire de la muse = l’inspiration du poète.

Jeu avec la pureté et l’innocence


• La « couleur de cire » évoque une couleur très blanche, pratiquement transparente, très pure.
• C’est aussi la bougie qu’on trouve dans une église.
• On retrouve cette transparence et cette fragilité dans le « cristal ». Mais cette fragilité contraste avec l’adjectif « brutal ».
• « cristal » peut évoquer la coupe qui est la quête principale des chevaliers : le saint graal. On entend d’ailleurs le mot « Christ ».



Troisième mouvement :
Les surprises d’un dénouement heureux



Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent : « Veux-tu finir ! »
– La première audace permise,
Le rire feignait de punir !

– Pauvrets palpitants sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
– Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : « Oh ! c’est encor mieux !

Monsieur, j’ai deux mots à te dire… »
– Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, qui la fit rire
D’un bon rire qui voulait bien…

– Elle était fort déshabillée
Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres jetaient leur feuillée
Malinement, tout près, tout près.


Parodie d’une scène de comédie


• Les paroles de la jeune fille sont au discours direct, mais sans verbe de parole « Veux-tu finir » puis « Oh ! c’est encore mieux ! Monsieur, j’ai deux mots à te dire ».
• La deuxième personne du singulier fait son apparition : véritable marque de dialogue.
• Duo avec les possessifs « ma lèvre … ses yeux ».
• Pourtant, il ne répond pas : chaque tiret long est un baiser.

Créer un effet d’attente et de surprise


• L’enjambement « les petits pieds // se sauvèrent » sépare le sujet du verbe : mouvement des pieds, effet d’attente.
• Pendant un instant on se demande à quoi se rapportent ces « Pauvrets » avec le diminutif « -et » hypocoristique (affectueux).
• Cataphore : « pauvrets » renvoie en fait, non pas à ce qu’il y a avant mais après : « ses yeux ».
• « Palpitant » le suspense palpitant fait battre le cœur.

Mais c’est un faux suspense


• Le CC de lieu « sous la chemise » est une fausse pudeur, puisque cette chemise est tombée sur ses pieds.
• Première réplique audible d’un personnage « Veux-tu finir ! ». On devine qu’il ne va pas s’arrêter là.
• On retrouve le mot du titre : « la première audace » d’une « première soirée ». Il y aura d’autres audaces, d’autres soirées.

Une fausse punition


• La réplique « Veux-tu finir ! » n’est pas un impératif, l’inversion du sujet lui donne la forme d’une question fermée, laissant le choix de répondre par oui ou non.
• Le verbe « veux-tu » lui donne d’ailleurs ce choix.
• Le point d’exclamation n’exprime peut-être pas l’indignation.
• C’est tout l’enjeu de ce poème : que signifie ce rire.

Une comédie qui rit d’elle-même


• Le participe passé « permise » nous place devant le fait accompli, qui a en plus des conséquences sur le présent.
• Verbe typique de la comédie « feindre » nous sommes en présence d’un jeu d’acteurs qui ne dupe personne.
• Personnification du rire qui « feignait de punir » cela rappelle castigat ridendo mores (le rire corrige les mœurs).
• Ici la fonction même de la comédie prête à rire : bien sûr que non, le rire ne punit pas, il encourage au contraire.

Des feintes volontairement exagérées


• L’adjectif « mièvre » semble se moquer du sentimentalisme, mais marque une exagération assumée.
• L’interjection « Oh ! » révèle une émotion, parodie le « Ô » de la poésie lyrique. Elle surjoue l’indignation.
• « C’est encore mieux » est normalement ironique (reproche pour la bêtise d’un enfant qui récidive). Mais ici, l’ironie est double : c’est en effet « encore mieux ».
• La jeune fille feint la distance « Monsieur ».

Une comédie inachevée


• Évolution des répliques : chaque rire produit un nouveau baiser. Précipitent l’acte II et l’acte III vers le dénouement.
• Les « deux mots » ne sont jamais prononcés. Les points de suspension marquent une interruption (aposiopèse).
• « Rire d’un bon rire » : le même mot sous une forme différente (polyptote) rend la situation explicite « qui voulait bien ».
• Retour du verbe « vouloir » mais cette fois-ci, la volonté de la jeune fille passe dans la musicalité de son rire.
• Le poème se termine avec des points de suspension : laissant le lecteur imaginer l’acte IV et l’acte V ?

Retour de la première strophe


• L’adjectif « fort déshabillée » prend tout son sens.
• Effet de pudeur : retour en arrière, on prend de la distance.
• L’indiscrétion prend fin, ce n’est plus celles du lecteur, mais celle des arbres.

Parle-t-il aussi de poésie ?


• Ces « premières audaces » forment le premier poème du cahier : le poète nous promet d’autres poèmes aussi audacieux.
• Sous ma lèvre (au singulier) la synecdoque (une partie pour le tout) la lèvre pour la bouche, et donc pourquoi pas, pour toutes les paroles et les rimes prononcées par cette bouche.
• Ces baisers sont d’ailleurs mélodieux avec l’allitération en « P » : « Pauvrets palpitants ».
• « Le reste » ce mot imprécis peut désigner des éléments très divers (c’est un pantonyme). Il nous fait attendre le reste.


Conclusion



Bilan



Pour raconter une petite scène charmante et sensuelle, le poète mêle des éléments humoristiques, légers, parodiques, et d’autres plus profonds, plus sérieux.

La comédie est bien présente, mais elle se moque d’elle-même, avec des personnages qui ne sont pas dupe du jeu d’acteur, exagèrent les poses, négligent les répliques.

Ainsi le suspense, l’attente, la pudeur, sont de fausses feintes qui ne cachent rien. Les images sensuelles, poétiques, les jeux d’esprit, laissent déjà percevoir les ambitions du jeune Rimbaud.

Ouverture



Victor Hugo « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » dans Les Contemplations a pu inspirer ce poème à Rimbaud. Le jeune poète renouvelle des thèmes pour y mettre sa propre sensibilité.





Pierre-Auguste Renoir-Jeune femme blonde, vers 1880.

⇨ 💼 Le poème étudié mis en page en A4 au format PDF