Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai
Une ironie Ă©mancipatrice ?
Dissertation bac corrigée





Introduction




Accroche



• Mai 1870, Rimbaud espèrant être publié dans le « Parnasse contemporain » écrit à Théodore de Banville :
C’est que j’aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, — puisque le poète est un Parnassien, — épris de la beauté idéale ; c’est que j’aime en vous, bien naïvement, un descendant de Ronsard, un frère de nos maîtres de 1830, un vrai romantique, un vrai poète. Voilà pourquoi. — c’est bête, n’est-ce pas, mais enfin ?

• On perçoit déjà une distance « c’est bête, n’est-ce pas ? » et une certaine auto dérision « bien naïvement ».
• On devine ici que le jeune Rimbaud se méfie déjà de ces grands mots « bons Parnassiens … beauté idéale … vrai romantique »…
• Ironie = laisser entendre qu’on pense autre chose que ce qu’on dit.
• Et en effet, il va rapidement s’éloigner des Parnassiens pour écrire une poésie moins grandiloquente, plus personnelle.


Situation



• L’ironie traverse toute l’œuvre de Rimbaud, et explique même l’évolution des Cahiers de Douai jusqu’aux Illuminations.
• Cahiers de Douai = 2 recueils confiés à Paul Demeny en octobre 1870.
• La plupart de ces poèmes portent une trace d’ironie, à travers de nombreux procédés : exagérations, antiphrases, oxymores…


Problématique



Comment les procédés d’ironie participent-ils aux émancipations créatrices de Rimbaud dans Les Cahiers de Douai ?


Annonce de plan



I. D’abord, l’ironie de Rimbaud l'empêche d'être dupe des discours dominants. Elle lui permet de dénoncer l’ordre de la société, le Second Empire et la guerre franco-prussienne.
II. Mais Rimbaud n’hésite pas non plus à tourner l’ironie contre lui-même, et à faire preuve d’autodérision. Le regard qu’il pose sur son adolescence est véritablement émancipateur.
III. Car l’ironie de Rimbaud participe à une authentique démarche créative, qui l’amènera à concevoir l’idée du poète voyant en quête d’infini.


Première partie :
Une ironie pour dénoncer l’ordre dominant




1) Dénoncer l’hypocrisie sociale



◊ Exemple : « À la musique ».
• Rimbaud emprunte les mots de la bourgeoisie « correct ».
• Mais c’est pour aussitôt le détourner « mesquin ».
• Et montrer que justement, ces « bêtises jalouses » n’ont rien de correct. Les appétits se déchaînent sous le vernis de la société.
Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square oĂą tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu'Ă©tranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bĂŞtises jalouses.


◊ Autre exemple : « Le châtiment de Tartuffe »
• Oxymore : « effroyablement doux » signale l’ironie.
• Un « Méchant » il s’agit certainement de Molière ou du poète lui-même : méchant du point de vue de l’hypocrite démasqué !
Un jour qu’il s’en allait, effroyablement doux,
[...] Un MĂ©chant
Le prit rudement par son oreille benoîte
Et lui jeta des mots affreux,



2) Donner à voir la cruauté du point de vue dominant



◊ Exemple : « Le Forgeron »
• Les mots « Folle » et « crapule » sont décrédibilisés par le contexte.
Je suis un forgeron : ma femme est avec eux,
Folle ! Elle vient chercher du pain aux Tuileries !
— On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J’ai trois petits. Je suis crapule.


◊ Autre exemple : « Le Bal des pendus ».
• Ce même terme de « fou » désigne le grand squelette pendu.
• Ces pendus sont les poètes maudits « baladins » que l’ordre établi exclut et étrangle.
Oh ! voilĂ  qu'au milieu de la danse macabre
Bondit, par le ciel rouge, un grand squelette fou
Emporté par l'élan : [...] la corde raide au cou,
[...] Comme un baladin rentre dans la baraque.



3) Dénoncer la propagande impériale



◊ Exemple : « L’éclatante victoire de Sarrebrück ».
• Ironie du titre et du sous-titre : « éclatante … brillamment ».
Remportée aux cris de Vive l’Empereur !
(Gravure belge brillamment coloriée, se vend à Charleroi, 35 centimes.)


• Adjectifs en F qui qualifient l’Empereur « Flamboyant … Féroce »
• Point de vue subjectif « il voit tout en rose ».
• Ponctuation originale « heureux, ? »
Au milieu, l’Empereur, dans une apothéose
Bleue et jaune, s’en va, raide, sur son dada
Flamboyant ; très heureux, ? car il voit tout en rose,
FĂ©roce comme Zeus et doux comme un papa ;


• La chute du poème est une blague potache : Boquillon baisse son pantalon. Si l’Empereur décide pour ses fesses, le soldat n’en reste pas moins libre de ses pensées…


Transition



• La blague potache de l’adolescent qui se moque de l’autorité cache une démarche plus sophistiquée et profonde.
• Capacité du jeune Rimbaud à faire preuve d’auto dérision. Il dirige aussi son ironie contre la figure du poète ou de l’adolescent.


Deuxième partie :
Une ironie pour sortir de l’adolescence




1) Rimbaud se représente lui-même



◊ Exemple : « À la musique ».
• Il se représente lui-même à l’écart de la société bourgeoise.
• Son attitude prête à rire « débraillé ».
• Pas du tout discret, il fait rire les jeunes filles.
— Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
[...] Elles me trouvent drĂ´le et se parlent tout bas...
— Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres...


◊ Autre exemple : « Première soirée »
• Ironie du jeu amoureux, « c’est encore mieux » est un faux reproche.
• Le rire qui rejette la tête en arrière est un consentement pudique.
Je baisai doucement ses yeux :
— Elle jeta sa tête mièvre
En arrière : « Oh ! c’est encor mieux !
Monsieur, j’ai deux mots à te dire… »



2) Ironie sur le mauvais poète qu’il pourrait être



◊ Exemple : « Les réparties de Nina »
• Le rire de Nina, au contraire, repousse le poète trop entreprenant.
• Le poète est un « voleur » qui « embête aimablement ».
Riant au vent vif qui te baise
Comme un voleur ;
Au rose, églantier qui t’embête
Aimablement.


◊ Exemple : « Roman »
• Récit d’un premier amour qui enflamme le jeune homme mais n’a pas de conséquences.
• Répétition du mot « amoureux » antanaclase : la deuxième fois, il se charge de toutes les connotations romantiques.
• De même Madame Bovary se répète « j’ai un amant ! »
Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.
Vous êtes amoureux. — Vos sonnets La font rire.



3) Le badinage amoureux est créatif



◊ Exemple : « La Maline »
• Ironie « je ne sais pas pourquoi » : au contraire, il le sait bien.
• Le titre est ironique « La Maline » le masculin serait « Le Malin » : la servante est dépourvue de malignité.
— Et la servante vint, je ne sais pas pourquoi,
Fichu moitié défait, malinement coiffée


◊ Exemple : « Rêvé pour l’hiver »
• Invitation au voyage comme Baudelaire.
• Voyage en train qui est aussi un voyage des baisers.
• Les baisers sont une métaphore de la poésie.
Et tu me diras : « Cherche ! » en inclinant la tête,
— Et nous prendrons du temps / à trouver cette bête
— Qui voyage beaucoup…



Transition



• Chez Rimbaud, l’ironie n’est pas seulement un outil de dénonciation ou d’émancipation, elle participe à la démarche créative.
• Dynamique qui traverse toute l’œuvre de Rimbaud et explique l’évolution de sa poésie.


Troisième partie :
Une ironie créatrice




1) Regard rétrospectif amusé sur les poèmes qu’il a écrits



◊ Exemple : « Ma Bohème »
• Le mot « aussi » se moque gentiment des idéaux du poète.
• De même l’hyperbole « splendide » insiste sur les « rêves ».
• L’exclamation « Oh ! là ! là ! » : naïveté de sa jeunesse !
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !


◊ Suite de l’exemple dans « Ma Bohème »
• L’enfant « Petit Poucet rêveur » appartient au conte de fée.
• La fin du poème le fait entrer dans le registre fantastique.
• L’élastique n’est-il pas justement une propriété de l’ironie ?
OĂą, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les Ă©lastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !



2) Rimbaud voulait ĂŞtre parnassien



◊ Exemple « Soleil et chair ».
• Adresse à Théodore de Banville, il imite parfaitement le style parnassien, mais peut-être en fait-il un peu trop ?
• « Kallipyge » terme de statuaire antique = aux belles fesses.
Ô renouveau d’amour, aurore triomphale
OĂą, courbant Ă  leurs pieds les Dieux et les HĂ©ros,
Kallipyge la blanche et le petit Éros
Effleureront, couverts de la neige des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds Ă©closes !


◊ Exemple « Vénus Anadyomène ».
• Renonçant à devenir parnassien, Rimbaud écrit une « Vénus Anadyomène » iconoclaste.
• Loin d’être callipyge, cette Vénus porte à l’anus un ulcère dû certainement à la syphilis.
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
— Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus.



3) Rimbaud s’émancipe même de Baudelaire



◊ Exemple : « Le Buffet » est inspiré du « Flacon » de Baudelaire.
• Chez Baudelaire, le ton est sérieux, voire grave :
Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D'où jaillit toute vive une âme qui revient.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857.
• Chez Rimbaud, le ton est amusé, porte une légère ironie.
• Polyptote : « vieilles vieilleries ».
Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d’enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand’mère où sont peints des griffons ;


4) Vers le poète voyant et le dérèglement des sens



◊ Exemple « Le Dormeur du Val ».
• On peut interpréter ce mot « dormeur » comme une marque d’ironie, un euphémisme qu’il faut deviner.
• Les visions du poète voyant ont une dimension ironique elles jouent sans cesse avec notre interprétation, et s’en amuse :
Les pieds dans les glaĂŻeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme.


⇨ Répétant plusieurs fois « il dort … Il fait un somme » cette insistance suspecte est ironique : elle laisse entendre ce qui n’est pas dit — ce sommeil est celui de la mort.


Conclusion




Bilan



• Nous avons vu que Dans Les Cahiers de Douai, l'ironie permet d'abord au jeune poète de ne pas être la dupe du discours dominant. Pas ses effets d'exagération, de caricature, elle dénonce un ordre social injuste, voire cruel, qui se maintient à l'aide d'une propagande et d'un discours hypocrite. Le jeune poète engagé s'insurge contre la guerre et se réjouit de la fin du Second Empire en septembre 1870.
• Mais Rimbaud n'hésite pas aussi à tourner l'ironie contre lui-même : il la transforme en auto dérision. Il rit avec nous de ses aventures amoureuses, de la naïveté des grands sentiments romanesques, et des mauvais vers qu'il pourrait écrire !
• C'est alors qu'on réalise à quel point ce regard ironique participe à une véritable démarche créative. On devine Rimbaud sans cesse insatisfait de ce qu'il laisse derrière lui, au point de demander à Paul Demeny de brûler ses cahiers, heureusement que ce dernier n'en fit rien !


Ouverture



• L'ironie de Rimbaud se poursuit dans les recueils qui suivent, dès les premiers vers d'une Saison en enfer, ce regard critique porté sur son passé est bien perceptible :

Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée.

Je me suis armé contre la justice.

Je me suis enfui.





Franz von Stuck, Dissonance, 1910.