Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Au Cabaret-Vert »
Explication linéaire




L’étude porte sur le poème entier



Cinq heures du soir

Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
— Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. — Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

— Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! —
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,
Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.






Introduction



Accroche


• Rimbaud rêvait de devenir parnassien ! En mai 1870 « Soleil et chair » : deux grands principes vitaux qui unifient le monde.
• Plusieurs mois plus tard, octobre 1870, Rimbaud n’écrit plus comme un parnassien… Il conserve ces deux principes, mais les thèmes, la forme, ont bien changé !

Situation


• Rimbaud nous raconte ici l’une de ses errances, sur un ton léger et complice. L’intrigue est réduite au maximum, un moment vécu, l’arrivée au Cabaret-Vert de Charleroi.
• Mais cette simplicité fait justement toute l’originalité du poème, ces sensations simples révèlent une véritable petite illumination, symbolisent une énergie vitale qui rappelle celle de « Soleil et Chair ».

Problématique


Comment ce récit poétique d’une errance bienheureuse, permet à Rimbaud de revendiquer des sensations simples, qui cachent une véritable philosophie de vie ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


Le poème s’organise autour de l’apparition de la serveuse :
1) D’abord l’arrivée au cabaret vert, petit récit réaliste d’une pause d’un voyageur.
2) L’arrivée de la serveuse, moment simple et adorable qui constitue le cœur et le propos même du poème.
3) Le dernier tercet représente même un débordement, un bonheur qui dépasse même les demandes du poète voyageur.



Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Le récit d’une errance bienheureuse
1) Le charme de l'errance
2) Un ton léger et complice
3) Les étapes d’un récit
II. La simplicité d’un moment vécu
1) Des marques de réalisme
2) Un genre peu élevé
3) Revendiquer des valeurs simples
III. Une véritable petite illumination
1) Désirs et sensualité
2) Une petite illumination
3) Symboles d'Ă©nergie vitale



Premier mouvement :
Le récit réaliste d’une pause d’un voyageur



Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.
— Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines
De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.

Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie.



Comment le périple est-il mis sous forme de récit ?


• Le CC de temps « Depuis huit jours » laisse deviner un périple bien plus long.
• Passé antérieur « j’avais déchiré mes bottines ». Actions passées dans le passé.
• La terminaison de l’imparfait indique une intention claire : « J’entrais à Charleroi » action secondaire.
• La phrase très courte signale une simple étape.
• Passé simple pour l’action de premier plan « je demandai ».
⇨ Récit qui donne une dimension romanesque à sa fugue.

Quelles sont les marques de réalisme ?


• Le poème commence par l’heure « Cinq heures du soir ».
• Nous avons le mois « octobre 1870 » et l’indication « depuis 8 jours » peut-être a-t-il perdu le compte des jours.
• Noms propres très précis « Charleroi » ville en Belgique.
• Étymologie trivial en latin (trivium = croisée de trois chemins).
• Rimes croisées pour une évolution du récit.
• Rimes riches et rares « tine // roi ».
⇨ Cadre réel, mais intention poétique.

Comment nous fait-il attendre le réconfort du repos ?


• Les « bottines » avec le diminutif « -ines » nous font un peu pitié. En plusieurs jours n’a-t-il pas aussi déchiré ses pieds ?
• Allitération en CH : « déchiré … chemins … Charleroi » évoque la fin d’un chemin difficile à parcourir.
• Première personne du singulier sujet de tous les verbes.
• Opposition début des quatrains « j’avais déchiré mes bottines … j’allongeai mes jambes » : moment de réconfort.
• Emploi transitif « allonger les jambes » concurrence l’emploi pronominal « s’allonger » : le repos des jambes, par métonymie (proximité) est aussi le repos du voyageur.
⇨ La destination est surtout une étape de repos et de réconfort.

Comment est mise en scène l’arrivée à cette étape ?


• Accumulations de pluriels pour le moment d’effort « bottines … cailloux … chemins » surgit alors le singulier « Au Cabaret-Vert ».
• Mise en valeur du nom du lieu avec le tiret long et les majuscules « — Au Cabaret-Vert ». Nom propre composé.
• Citation de la pancarte à l’entrée de l’auberge : immersion.
• Les deux points introduisent l’intention « car justement je voulais demander des tartines ».
• Discours indirect avec le verbe de parole « demandai ».
⇨ La destination est aussi un moment d’échange, la fin d’une période de solitude.

Comment est rapportée cette demande ?


• Coordination et allongement :
« des tartines … » 6 syllabes avec l’enjambement
« et du jambon » 10 syllabes avec une subordonnée.
• Autre enjambement (la phrase déborde sur le vers suivant) qui illustre le mouvement des jambes « sous la table / Verte »
• Article indéfini « des tartines » et partitif « du jambon ».
• Subjonctif verbe d’état « qui fût » : souhait, pas encore réalisé.
• L’adjectif « à moitié froid » jambon naturellement chaud ?
⇨ Pour seule intrigue, une demande simple et désinvolte.

Désirs simples pour une poésie simple


• Le tercet commence par l’adjectif apposé « Bienheureux ».
• Répétition de l’adjectif « vert » qui a une dimension symbolique : jeunesse, énergie, espoir, nature…
• Verbe de perception au passé simple « contemplai » fait référence aux Contemplations de Hugo.
• Pantonyme « les sujets » (n’importe quel thème poétique).
• Adverbe intensif « très naïfs » hypallage (l’adjectif déteint sur le reste du poème).
• L’hémistiche est équilibré « de la tapisserie » la poésie est comparable à une simple illustration sur un mur.
⇨ Rimbaud assume ce récit d’une grande simplicité.



Deuxième mouvement :
La simplicité d’un moment adorable



— Et ce fut adorable,
Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,

— Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! —
Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,



Moment clé du poème


• Moment mis en valeur par le tiret long : attente.
• Présentatif « ce fut adorable » avec le pronom démonstratif.
• Cataphore : le pronom désigne d’avance ce qui va suivre.
• Centre du poème : vers 7 sur 14.
• Tout converge vers cette principale « ce fut adorable » qui est suivie d’une longue subordonnée circonstancielle de temps.

Moment d’illumination qui refuse la grandeur


• Attribut du sujet qui désigne toute la situation : « adorable ».
• Suffixe « -able » = digne d’être adoré. Appréciation subjective du poète : focalisation interne.
• Connotation religieuse du verbe « adorer » : pour ainsi dire, c’est un moment d’épiphanie (adoration des bergers) le bonheur est une manifestation divine.
• Épithètes homériques (caractérisation) « aux tétons énormes, aux yeux vifs ». Genre homérique épique détourné.
• Le poème « Soleil et chair » fait de Vénus une déesse suprême.
⇨ On va retrouver en effet le soleil et la chair par la suite.

Description du personnage féminin


• Article défini « la fille » une en particulier qu’il connaît peut-être d’un précédent passage ?
• La désigne par son genre et non par son métier (la serveuse).
• Position centrale dans l’alexandrin 3 6 3 « au tétons énormes » avec une césure juste avant l’adjectif « énormes ».
• Contraste adjectif long « énormes » et court « vifs ».
• Contraste entre les sujets « naïfs » et le regard « vif ».
• L’adjectif apposé « Rieuse » renvoie à l’adjectif « Bienheureux » : personnage qui participe à la joie d’être là.
⇨ Personnage généreux, plein d’esprit et d’énergie.

Point de vue du poète partagé


• Mouvement du regard qui se lève des « tétons » aux « yeux ».
• La parenthèse entre tirets « celle-là … » retarde l’arrivée du verbe « apporta ». Moment d’attente partagé.
• On entend les pensées du poète au discours direct.
• Déictique « celle-là » (fait référence à la situation d’énonciation) comme si elle était aussi devant nous.
• Le point d’exclamation souligne une complicité.
⇨ Moment qui remplace la volta habituelle du sonnet.

Un moment qui précède la réalisation du désir


• Négation du verbe « épeurer » = litote qui renforce le propos (le baiser sera même probablement apprécié).
• Négation qui porte sur « un » : elle accepterait même plusieurs baisers.
• Le singulier « un baiser » renvoie à d’autres poèmes (Première soirée, Rêvé pour l’hiver, Roman, À la musique, la Maline).
• Rimes plates « épeure / beurre » comme un moment de pause.
• Répétition exacte de sa demande « des tartines de beurre ».
⇨ Fin du poème prolongement de ce moment de bonheur.



Troisième mouvement :
Un bonheur qui déborde



Du jambon tiède, dans un plat colorié,

Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse
D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse
Que dorait un rayon de soleil arriéré.



Mise en scène de l’arrivée du jambon


• « Du jambon » 2 fois en tête de vers (anaphore rhétorique).
• À cheval sur les deux derniers tercets : le dernier tercet déborde en quelque sorte le poème.
• L’adjectif « tiède » répond à « qui fut à moitié froid ».
• Synérèse pour « tiède » (deux voyelles consécutives prononcées dans la même syllabe). Rapidité du service.
⇨ Ce jambon cache une intention symbolique.

Une dimension sensuelle


• Multiplication des perceptions. Chaleur « tiède » couleur « rose et blanc » parfum « parfumé ». Précèdent le goût.
• Répétition du terme qui fait entendre l’adjectif « bon ».
• Symbolique des couleurs « rose et blanc » renvoie au petit wagon rose dans la neige de « Rêvé pour l’hiver ».
• Dernières rimes : les masculines embrassent les féminines « ousse … é ». Ce sont des rimes pauvres.
⇨ On retrouve le credo de « Soleil et chair » mais transposé dans un cadre d’une grande simple.

Un poème qui revendique des genres peu élevés


• Jambon rose et gousse d’ail : natures mortes flamandes.
• Aux vanités qui disent l’aspect éphémère de la vie, s’opposent des représentations d’abondance qui en montre les plaisirs.
• La serveuse remplissant une chope de bière : scène de genre.
• Le -e muet de « tiède » est prononcé, renforce l’allitération en D avec la préposition « dans ». Aspect concret de l’expérience.
• La corne d’abondance (cornucopia) évoque même des biens superflus, la générosité de la vie.
⇨ L’art et la poésie rendent hommage à la vie.

Une esthétique du bonheur et de la simplicité de la vie


• Diérèse (voyelles consécutives prononcées dans des syllabes séparées) sur le participe passé « colorié ».
• La dimension artistique de ce « plat » décoré avec naïveté, renvoie aux motifs de la tapisserie.
• L’article est probablement numéral « une gousse d’ail ».
• Le tiret long et la conjonction de coordination vont même ajouter de nouvelles choses à ce tableau.
⇨ Ces choses simples cachent en fait un débordement esthétique.

Un débordement de vitalité


• L’enjambement fait déborder la « gousse d’ail ».
• Le complément du nom « d’ail » prolonge un complément de l’adjectif « d’une gousse d’ail ».
• L’adjectif « immense » renvoie à la poitrine « énorme ».
• Le possessif « sa mousse » symbole de ce qui déborde.
• Allitération en S « gousse … immense … mousse … soleil ».
• Le rayon de soleil est « arriéré » (=resté en arrière) la fin d’après-midi déborde sur la soirée.
⇨ Ce débordement trouve son apogée à la pointe du sonnet.

Une religion personnelle ?


• Référence à la bible ? Rimbaud fonde une religion nouvelle et simple, qui apporte grâce et bonheur !
Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ta houlette et ton bâton me rassurent. Tu dresses devant moi une table, [...] tu oins d'huile ma tête, et ma coupe déborde.

Mise en scène de la pointe du sonnet


• Le passé simple « qui m’emplit » prépare le retour à l’imparfait pour un moment qui dure « dorait » .
• La subordonnée relative prolonge la description de cette « mousse ».
• Allitérations en R « dorer … rayon … arriéré ».
• Le rayon de soleil arriéré nous rappelle qu’il est 5h du soir : effet de boucle qui nous invite à revenir au début.
⇨ C’est peut-être à ce moment-là qu’il commence à écrire le poème ? Moment de bonheur déclencheur de poésie.

Dimension symbolique de la dernière image


• Après le vert, le rose, le blanc, ajout d’une couleur « dorée » : l’alchimie poétique transforme le quotidien en « or ».
• Le verbe « dorer » s’applique à la « mousse » qui justement n’est pas la partie dorée de la bière.
• Logique métonymique : tout est doré par ce rayon de soleil.
• La première personne COS destinataire de l’action « m’emplit » est facultative. Idée de plénitude généralisée.
• Référence à « soleil et chair » : le soleil complète la chair.
⇨ Ce poème est une fulgurance qui ouvre la voie aux Illuminations.



Conclusion



Bilan


• Ce poème est un petit récit, où le poète-voyageur raconte l’une de ses fugues, et une pause au Cabaret-Vert. Il insiste sur le charme de l’errance, et met en scène avec complaisance les différentes étapes de son arrivée.
• Pas d’intrigue romanesque, pas d’émotion sublime, le poème revendique des sensations simples, un genre peu élevé.
• Mais cela cache une profondeur insoupçonnée : c’est une véritable petite illumination qui revendique « Soleil et chair » deux principes d’une même énergie vitale.

Ouverture


• Ton moderne, un peu provocateur qui suit pourtant toute une tradition épicurienne (les petits plaisirs mènent au bonheur).
• Philippe Delerme, poète contemporain, écrit La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules :
On aimerait garder le secret de l’or pur, et l’enfermer dans des formules. Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l’alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie. C’est un bonheur amer : on boit pour oublier la première gorgée.



Vincent van Gogh, Intérieur d'un restaurant, 1887.

⇨ 💼 « Au Cabaret-Vert » (extrait étudié mis en page au format A4 PDF)