Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Le buffet »
Explication linéaire





L’étude porte sur le poème entier



C’est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;

Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d’enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand’mère où sont peints des griffons ;

– C’est là qu’on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mĂŞle Ă  des parfums de fruits.

– Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.




Introduction



Accroche


• Dans sa Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 (lettre du voyant) Rimbaud admire Baudelaire :
Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu.
Paul Demeny du 15 mai 1871.

• On retrouve chez Baudelaire cette capacité des objets et surtout des parfums, à nous faire voyager dans le temps.
Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D'où jaillit toute vive une âme qui revient.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857.

• Mais Rimbaud veut aller plus loin que Baudelaire, sa démarche invite le lecteur à devenir lui-même capable de visions.

Situation


• Dans ce poème, Rimbaud part d’un meuble du quotidien, un buffet, dont l’exploration va faire surgir un passé à la fois charmant et inquiétant.
• Mais au-delà des souvenirs et d’une démarche quasiment archéologique, le poète nous invite à imaginer ces vies humaines, touchantes et mystérieuses.
• Et si cette allégorie du passé pouvait se révéler être aussi une allégorie de la poésie ?

Problématique


Comment ce poème, prenant pour sujet un meuble, nous invite à évoquer des souvenirs, mobiliser notre l’imagination, penser la création poétique ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


Chaque mouvement du texte est marqué par un présentatif :
1) D’abord le meuble lui-même « c’est un large buffet », rapidement personnifié.
2) Puis, son contenu « c’est un fouillis » : d’abord, les linges et chiffons nous proposent une véritable démarche archéologique.
3) On entre alors dans l’imaginaire avec des objets plus personnels, médaillons et mèches de cheveux.
4) L’apostrophe finale confère au sonnet une profondeur inquiétante et inattendue, parlant de la poésie elle-même.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Transfigurer un meuble du quotidien
1) Un meuble ancien
2) Des perceptions Ă©vocatrices
3) Une fouille archéologique
II. Évoquer des vies et des souvenirs
1) Une allégorie du passé
2) Des trésors de souvenirs
3) Une invitation à l’imagination
III. Le vertige d’une vision poétique
1) Un charme ambivalent
2) De sombres mystères
3) Un symbole poétique


Premier mouvement :
Un buffet personnifiant le passé



C’est un large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;



Comment est introduit le sujet de la description ?


• Présentatif « C’est un large buffet » : on nous le donne à voir.
• Le démonstratif est déictique « c’est » désigne la situation d’énonciation comme s’il était sous nos yeux.
• Rimes croisées : dimension narrative à la description.
• Polysémie : « large » évoque aussi le voyage (au large des côtes). Inspiration baudelairienne : voyage par le parfum.
⇨ La description peut nous mener très loin.

Comment les perceptions sont-elles évoquées ?


• Vue : chêne « sombre » rime avec « ombre ».
• Odeur : les « parfums » au pluriel.
• Goût : le « vin » évoque en même temps l’ivresse.
• Ouïe : allitérations F, V. Retour des mots « buffet » et « vieux ».
• Toucher : le liquide versé « flot de vin vieux » .
⇨ Les sensations débordent toujours vers le symbole.

Une allégorie du passé ?


• Le premier sujet n’est pas le buffet, mais le bois « le chêne sombre » matière qui est déjà vivante.
• L’adjectif participe passé « sculpté » montre les conséquences d’une action passée. Le travail de l’artisan qui a sculpté le bois.
• Répétition d’un mot sous des formes différentes (polyptote) « vieux … vieilles … vieux ».
• Polysémie : « l’air » = « l’allure » mais aussi l’air qu’on respire : prépare les parfums qui viennent juste après.
• Les parfums eux-mêmes sont personnifiés « engageants ».
⇨ La personnification déploie des symboles.

En quoi le symbole est-il déjà ambivalent ?


• La rime signifiante « sombre … ombre » inquiétante.
• La bonté est un « air de bonté » ce n’est qu’une apparence.
• L’adjectif attribut « ouvert » est déjà « engageant », mais peut cacher une séduction inquiétante.
• Comme un personnage de conte qui « verse » un philtre.
• Métaphore des « flots » où l’on pourrait se noyer.
⇨ Profondeur du sujet qui nous invite à continuer la lecture…


Deuxième mouvement :
Un désordre qui cache des souvenirs



Tout plein, c’est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d’enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand’mère où sont peints des griffons ;



Comment est produit l’effet de débordement ?


• L’adverbe « tout » insiste sur « plein » : plus que plein.
• L’enjambement « chiffons // de femmes ».
• Hyperonyme : « vieilles vieilleries » = toutes sortes de choses, le pluriel est envahissant à partir de ces deux mots.
• Seul élément au singulier « un fouillis » mais terminaison en -s.
• Ce suffixe -is transforme le verbe « fouiller » en nom.
⇨ Propose au lecteur de fouiller ce buffet.

Comment est exprimé le plaisir de fouiller ce buffet ?


• Énumération : « vieilleries, linges, chiffons, dentelles, fichus… ».
• Accumulation d’articles indéfinis « de linges, de chiffons ».
• Allitération en F très présente « fouillis … chiffons … femmes … enfants … flétries … fichus … griffons ».
• Expression intéressante « vieilles vieilleries » : ce n’est pas seulement vieux, mais suranné, désuet.
⇨ Le désordre a un certain charme.

Peut-on dire que ce désordre a du sens ?


• Progression de plus en plus précise (gradation) : les « chiffons » étant des « linges » eux-mêmes « vieilleries ».
• Pas d’ordre d’âge « femmes, enfants, grand mères ».
• Pas d’ordre non plus dans la longueur « des dentelles flétries » élément court suivi d’un élément long avec la subordonnée.
⇨ Le désordre nous amène vers des trésors de sens.

En quoi se révèle une démarche archéologique ?


• Adjectifs qui témoignent du passé « odorants et jaunes ».
• La conj de coo « et » insiste sur les perceptions (odeur et son).
• L’adjectif « odorant » est à l’origine un participe présent (présente l’action dans la durée) du verbe odorer (vieilli).
• L’addition « et » laisse place à l’alternative « de femmes ou d’enfants » : faire des hypothèses.
⇨ Fouiller le buffet nous met en contact avec un passé vécu.

Comment transparaît la dimension humaine du passé ?


• L’humain apparaît au détour de l’enjambement avec les compléments du nom « de femmes ou d’enfants ».
• Le dernier élément de l’énumération « grands mères » ne sont pas seulement des vieilles femmes, mais suppose l’existence de petits enfants.
• Les « fichus » couvrent les cheveux, mais on nous laisse deviner l’usage des « chiffons » et « dentelles ».
⇨ Passé pas entièrement révélé, laisse place au mystère.

En quoi ce passé est-il mystérieux voire inquiétant ?


• Adjectif « flétries » participe passé du verbe « flétrir » : linge chiffonné, voire abîmé.
• L’adjectif « flétries » déteint sur tout ce qui l’entoure (hypallage). Ce sont les êtres vivants qui sont flétris, peut-être morts aujourd’hui.
• Homophonie du mot « fichu » qui évoque aussi le participe passé : objets inutilisables car « fichus ».
⇨ Le mystère nous invite à combler par l’imagination/

Comment se fait la transition des souvenirs vers la fiction et l’imaginaire ?


• Allongement du dernier élément « fichus » avec la subordonnée relative « où sont peints ».
• La conjonction de subordination de lieu « où » fait de ces fichus un véritable territoire oublié.
• Représentation naïve mais artistique « peindre ».
• Les « griffons » sont des créatures imaginaires.
• Rime riche « chiffons … griffons »
• La phrase n’est pas terminée avec le point-virgule final.
⇨ Le poète nous invite dans une véritable vision.


Troisième mouvement :
Donner vie au passé par l’imagination



— C’est là qu’on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mĂŞle Ă  des parfums de fruits.



Une invitation à découvrir par l’imagination


• Moment de basculement dans le sonnet (volta).
• Intention du tiret long qui marque un changement.
• Le 3e présentatif « C’est » est maintenant accompagné du déictique « là » : le poète nous montre du doigt le fond du tiroir.
• Le pronom indéfini « on » inclut le lecteur.
⇨ Une véritable invitation à poursuivre une démarche.

La fouille devient un véritable effort d’imagination


• Apparition du mode conditionnel « trouverait ».
• L’objet « médaillon » laisse aussitôt la place à ce qu’il pourrait contenir « mèches de cheveux ».
• L’enjambement, progression « mèches … de cheveux ».
• Les « portraits » : élément court de l’énumération.
⇨ Les objets sont surtout une porte ouverte vers l’humain.

La vie humaine et la proximité de la mort


• Les cheveux « blancs » sont recueillis à la mort.
• Les cheveux « blonds » sont recueillis dans l’enfance.
• Le médaillon avec le portrait contient ces deux mèches.
• Fleurs sèches du côté de la mort, fruits du côté de la vie.
• Chiasme (structure en miroir) : « fleurs, parfum … parfums, fruits ». Illustre ce médaillon dont le couvercle se ferme.
⇨ Les objets évoquent des vies humaines entières.

Un passé sur le point de prendre vie


• Subordonnée relative qui ouvre un monde à partir des parfums : démarche très baudelairienne.
• La voix pronominale « se mêle » leur donne une vie propre.
• Le singulier « le parfum » devient pluriel et indéfini « des parfums » : envahissement de l’allégorie.
• Allitération en F qui a changé de sens : le bruissement du tissus est devenu un frémissement de vie.
• Le conditionnel laisse place au présent « se mêle ».
⇨ On atteint pratiquement le registre fantastique.


Quatrième mouvement :
Une richesse qui parle de la poésie



— Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires.



Une parole qui devient directe


• Le tiret long indique ici un changement de parole.
• Apostrophe « Ô » élevée et lyrique, s’adresse au buffet.
• La 2e personne du singulier (tutoiement) revient deux fois : nouvelle proximité avec l’objet.
• Prosopopée (on rend vivant en s’adressant à une chose ou à un mort). Figure qui fait revivre les morts.
⇨ La parole fait vivre ce qu’elle évoque.

Une parole qui donne une vie au buffet


• Le complément du nom « du vieux temps » forme une véritable épithète homérique : caractéristique qui l’identifie.
• Verbe psychologique « savoir » : le buffet = vieux conteur.
• Le 2e verbe « tu voudrais » donne une volonté à ce buffet.
⇨ La voix du poète donne vie au buffet sur le point de parler.

La parole est malheureusement empêchée


• Conditionnel « tu voudrais » cruel : il veut mais ne peut pas.
• On ne saura pas exactement quelles sont ces histoires comme l’indique l’article indéfini et pluriel « des histoires ».
• Répétition de conjonctions de coordination « Et tu voudrais … et tu bruis » qui illustre justement l’impossibilité de s’exprimer.
• Le verbe de parole est remplacé par le verbe « bruire ». Voix inaudible du buffet, chuchotement grinçant ?
⇨ La parole empêchée donne le relais à l’imagination.

Une parole poétique qui libère l’imagination ?


• Figure de style : la prétérition (dire en affirmant qu’on ne dit pas). Tout le poème n’est-il qu’une prétérition ? Le poète en dit assez pour laisser le lecteur imaginer ce que le buffet ne dit pas.
• Les portes sont « noires » profondeur et mystère inquiétant.
• Ces « grandes portes noires » peuvent aussi bien évoquer un tombeau, un cimetière, les enfers eux-mêmes.
⇨ Originalité de Rimbaud qui laisse le lecteur interpréter.

Une allégorie de la poésie elle-même ?


• Pointe du sonnet : le CC de temps « Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires ».
• Insiste sur la longue méditation poétique « lentement » adverbe long avec en plus l’adjectif « grandes ».
• Ouvrir des portes = ouvrir le recueil de poèmes ?
• Le verbe « ouvrir » renvoie à l’attribut « est ouvert » : effet de clôture et de boucle.
• Verbe à la voix pronominale « s’ouvrir » évoque le geste même du lecteur qui ouvre le recueil.
⇨ un poème qui parle des Cahiers de Douai ?

La fin d’un recueil de jeunesse ?


• Présent de vérité générale « quand s’ouvrent » pratiquement la morale du sonnet ou du recueil lui-même.
• Les possessifs « tes contes … tes portes » peuvent aussi bien parler d’un livre.
• Avant-dernier poème du recueil : portes = couverture. Véritable choix dans l’ordre des poèmes des Cahiers de Douai.
⇨ Pointe du sonnet = pointe du recueil ? « Ma Bohème » en serait l’épilogue.


Conclusion



Bilan


• En ouvrant les portes de ce simple meuble du quotidien, le poète fait surgir par la magie des perceptions et de la poésie, des souvenirs réels et imaginaires.
• Le charme de cette vision est ambivalent : euphorique et inquiétant, il attire au cœur d’un mystère, celui de la lecture…
• En effet, ouvrir un recueil ou un buffet, c’est prendre le risque d’interpréter des parfums, d’imaginer des fictions, d’expérimenter des visions…


Ouvertures possibles


• Francis Ponge écrit en 1964 un long poème La Table, où s’opère la magie de la création poétique (ou pas !)
J’aime
la table qui m’attend, où tout est disposé pour écrire
et où je n’écris pas
mais je m’assieds tout contre…

Francis Ponge, La Table, 1954.

• En 2003, Keren Ann chante le charme des choses surannées, laissant en suspens le lien d’opposition « mais » :
Surannée, comme une ballerine
De l'Opéra Garnier, indémodable, mais
Surannée, chemise en popeline
Sonnets de Mallarmé, peu négligeables, mais

Keren Ann, I’m not going anywhere, 2003.



Gustav Wentzel, L'Atelier du charpentier, 1881.

⇨ 💼 « Le buffet » (extrait étudié mis en page au format A4 PDF)