Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Le Forgeron »
Explication linéaire





Extrait étudié



L’Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au Roi pâle, suant qui chancelle debout,
Malade à regarder cela !
« C’est la Crapule,
Sire. ça bave aux murs, ça roule, ça pullule …
— Puisqu’ils ne mangent pas, Sire, ce sont les gueux !
Je suis un forgeron : ma femme est avec eux,
Folle ! Elle vient chercher du pain aux Tuileries !
— On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J’ai trois petits. Je suis crapule. – Je connais
Des vieilles qui s’en vont pleurant sous leurs bonnets
Parce qu’on leur a pris leur garçon ou leur fille :
C’est la crapule. — Un homme était à la bastille,
D’autres étaient forçats, c’étaient des citoyens
Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens :
On les insulte ! Alors, ils ont là quelque chose
Qui leur fait mal, allez ! C’est terrible, et c’est cause
Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils viennent maintenant hurler sous votre nez !




Introduction



Accroche



• Épisode réel de la révolution française : 20 juin 1792, le peuple parisien envahit les Tuileries pour commémorer le Serment du Jeu de Paume.
• Le roi, interpellé par un boucher, coiffe le bonnet phrygien et boit à la santé de la Nation.

Situation



• Rimbaud change le boucher en forgeron qui interpelle le roi et lui montre la foule.
• Scène théâtrale, spectaculaire, pleine d’émotions fortes.
• Fresque historique, satire des injustices de l’Ancien Régime.
• Rechercher les causes politiques : dimension symbolique.
• Satire du Second Empire (se termine le 2 septembre 1870).

Problématique



Comment ce poème mettant en scène la parole d’un forgeron, exprime l’indignation de Rimbaud à l’égard des excès de la monarchie ?

Mouvements pour un commentaire linéaire



Présentatifs « c’est la crapule » structurent l’extrait.
1) Mise en scène de la parole : le forgeron montre le peuple par la fenêtre et prend la parole.
2) Le forgeron présente avec ironie ce que les nobles appellent la crapule : femme, enfants, garçons, filles, vieilles.
3) Rimbaud va encore plus loin, montrant que même les forçats sont victimes d’un système injuste.

Axes de lecture pour un commentaire composé



• Une mise en scène théâtrale
• Une situation symbolique
• Ironie sur le discours dominant
• Des références historiques
• La fin d'un régime politique
• Une satire des injustices
• Analyse et recherche des causes
• Dénoncer la déshumanisation
• Émotions fortes et pathétique


Premier mouvement :
Un forgeron ose montrer la foule au roi



L’Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au Roi pâle, suant qui chancelle debout,
Malade à regarder cela !
« C’est la Crapule,
Sire. ça bave aux murs, ça roule, ça pullule …
— Puisqu’ils ne mangent pas, Sire, ce sont les gueux !


Une hypotypose


• Verbe « montrer » tableau vivant, animé, en mouvement.
• Pronom indéfini « tout » résume la foule.
• « par la fenêtre ouverte » CC de lieu, cadre au tableau.
• Juste avant ce passage, rideau arraché : scène théâtralisée.
Puis il le prend au bras, arrache le velours
Des rideaux, et lui montre en bas les larges cours
Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
La foule épouvantable avec des bruits de houle,


Mise en scène originale


• La fenêtre des tuileries se trouve en hauteur, domine la foule.
• Gestes suggérés comme par des didascalies « montre tout ».
• Roi et lecteurs : spectateurs (double énonciation propre au théâtre).

Personnage qui représente l’humanité ?


• « L’Homme » article défini + majuscule. Allégorie (incarne une idée abstraite) de l’humanité.
• Prométhée, a volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes.
• Rimbaud, lettre du voyant :i le poète est prométhéen :
Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ;
Rimbaud, Lettre du voyant à Paul Demeny, 15 mai 1871.

Symbole du Roi


• Verbe « chanceler » approprié pour un bâtiment mais aussi pour une institution, un pouvoir, une autorité.
• Le roi représente le régime monarchique. Ce sera d’ailleurs l’argument de ceux qui le feront condamner : c’est un symbole.

Un régime en mauvaise santé


• Roi « Suant … malade » c’est symbolique.
• « À regarder cela ! » CC de cause de ce malaise. On est loin de la pénibilité du travail d’un forgeron. Le point d’exclamation insiste sur la dérision.
• Le roi « malade » peut évoquer le Malade Imaginaire car Argan est un père de famille qui abuse de son autorité et à travers lequel Molière met le roi en garde contre ses conseillers.

Satire de la noblesse


• Roi d’une noblesse dont le sang bleu est devenu « pâle ».
• La blancheur symbole de la monarchie devient alors synonyme de « maladie » de décadence, linceul.
Tu crois que j’aime à voir ta baraque splendide,
Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
Tes palsembleu bâtards tournant comme des paons :


Symbole de la foule


• « Montre tout » en parallèle avec « regarder cela ». Pronoms indéfinis : à travers la foule, ils regardent l’état de la France.
• Rapprochement entre deux mots qui ont une majuscule « Crapule, // Sire » contraste entre rang élevé et bas.
• « Sire » il s’adresse directement au roi par son titre qui vient de « Seigneur » : rappelle l’ordre féodal.

Une foule déshumanisée


• « C’est la crapule » le présentatif « c’est » pour montrer un tout. le déterminant défini « la » donne un nom englobant.
• « Crapule » désigne plutôt des personnes malhonnêtes, pas des citoyens normaux. Usage ironique du mépris de classe.
• La répétition du pronom « Ça … ça … ça » devrait désigner un objet plutôt que des êtres humains.
• Les images sont déshumanisantes : « ça pullule » comme des animaux ou des insectes. Allitération en L.
• Les points de suspension (aposiopèse) laissent deviner l’hésitation à poursuivre cette liste.

Injustices déjà perceptibles


• Toute empathie est évacuée « ça bave aux murs » cette bave évoque à la fois la faim et la rage de l’injustice.
• « Ça roule » comme une vague qui vient se briser sur une digue. Les « murs » forment comme une prison.
• « Puisqu’ils ne mangent pas » la simple négation cache une réalité plus cruelle : ils n’ont pas de quoi manger.

Mise en scène de la parole


• « C’est la crapule » le forgeron prend la parole sur les 4 dernières syllabes de l’alexandrin.
• Pas verbe de parole, on entre dans le discours direct avec les guillemets. On entend presque une voix.
• Le ton est oral, avec les apostrophes « Sire », l’exclamation.
• Mais il adopte ironiquement les mots des dominants « c’est la crapule … ce sont les gueux ».

La logique absurde des dominants


• « Puisque » introduit la cause. On comprend : ils sont gueux parce qu’ils ne mangent pas. Logique absurde.
• Restituer le raisonnement : la faim les pousse à mendier.
• « La gueuse » à l’époque de Rimbaud, désigne « la République » c’est un mot de Cassagnac (dont Rimbaud parle dans le poème « morts de 92 ».
• « ce sont » au pluriel remplace « c’est la crapule » : on va maintenant entrer dans le détail de cette foule.




Deuxième mouvement :
Un discours mêlant pathétique et ironie



Je suis un forgeron : ma femme est avec eux,
Folle ! Elle vient chercher du pain aux Tuileries !
— On ne veut pas de nous dans les boulangeries.
J’ai trois petits. Je suis crapule. — Je connais
Des vieilles qui s’en vont pleurant sous leurs bonnets
Parce qu’on leur a pris leur garçon ou leur fille :
C’est la crapule.


Le point de vue des dominants


• Le forgeron fait semblant d’adopter le point de vue du dominant « Folle ! » adjectif apposé.
• Les exclamations montrent l’étonnement « chercher du pain aux Tuileries ! » cela peut sembler absurde.
• Épisode célèbre de la Révolution française, les femmes sont allées demander du pain à Versailles.
• Contexte historique : le roi a été contraint de quitter Versailles pour retourner à Paris où il loge aux Tuileries.

Symbole du forgeron


• Discours qui commence par une phrase très simple : « Je suis un forgeron » : le verbe d’état introduit ici un statut social, un métier, l’attribut est nom commun « un forgeron ».
• Métier de « forgeron » : évoque peut-être dans l’antiquité, Vulcain, rejeté par Zeus à sa naissance, parce que difforme, ou les géants, qui ont forgé la foudre.
• Métier qui a un symbole ambivalent : créer avec le métal et le feu, mais aussi, produire des armes, des objets de destruction.

Proximité grandissante avec la crapule


• « Un forgeron » article indéfini : c’en est un parmi d’autres : déjà il s’inclut dans un ensemble plus vaste d’ouvriers.
• Cela explique les deux points comme un lien de conséquence, je suis un ouvrier, donc « ma femme est avec eux ».
• Le verbe d’état est suivi CC d’accompagnement « avec eux ».
• Première personne « Je » devient le possessif « Ma femme ».
• La première personne du singulier « je suis » devient alors le pluriel de la famille « on ne veut pas de nous ».

Le forgeron rejoint la crapule


• Deux phrases courtes opèrent le basculement « J’ai trois petits. Je suis crapule ». Il a une famille.
• Père de famille / crapule ? L’antithèse nous invite à redéfinir le mot « crapule » : il signifie en réalité « citoyen honnête ».
• Le verbe « connaître » va dans ce sens « je connais des vieilles » la famille au sens plus large : tantes, grand-mères, etc.
• Le pronom indéfini « on » ( « on ne veut pas … on leur a pris » ) s’opposent à la première personne « nous ».

L’injustice produit la déviance


• Le tiret long indique un retour aux causes réelles « — On ne veut pas de nous dans les boulangeries. »
• Le pluriel « les boulangeries » est accusateur : désormais plus aucune boulangerie ne fournit de pain à une famille d’ouvriers.
• On peut alors restituer le lien de cause conséquence : c’est parce que « j’ai trois petits » à nourrir que je me dois de trouver du pain par tous les moyens « crapuleux » ou non.
• L’attribut « je suis forgeron » lui donne alors un autre métier « je suis crapule ».

Dénoncer les autres injustices


• « Des vieilles » article indéfini pluriel. Cas innombrables.
• « Parce que » lien logique, on cherche les véritables causes.
• Elles ont tout perdu : « leur garçon ou leur fille » l’alternative désigne en fait tout ce qu’on pouvait leur prendre.
• « Les garçons et les filles » dénoncer conscription, emprisonnements abusifs, prostitution organisée.
Ils ont rempli ton nid de l’odeur de nos filles
Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles


Registre pathétique


• Le verbe « pleurer » est au participe présent, qui nous les représente dans la durée.
• Les visages sont pudiquement évoqués, mais cachés « sous leurs bonnets ».
• L’expression « qui s’en vont » peut éventuellement être un euphémisme pour désigner la mort. Elles se laissent mourir.
• « C’est la crapule » opère un changement de sens : ce sont des misérables. Référence à Hugo dans le mouvement suivant.




Troisième mouvement :
Dénoncer des injustices inacceptables



— Un homme était à la bastille,
D’autres étaient forçats, c’étaient des citoyens
Honnêtes. Libérés, ils sont comme des chiens :
On les insulte ! Alors, ils ont là quelque chose
Qui leur fait mal, allez ! C’est terrible, et c’est cause
Que se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils viennent maintenant hurler sous votre nez !


Différence devant la loi


• La bastille, c’était la prison réservée aux personnes de qualités (noblesse et clergé, éventuellement riche bourgeoisie).
• « Un homme » c’est un déterminant numéral : il n’y avait qu’un seul homme dans la bastille quand elle a été prise.
• Cette prison était donc vide : noblesse impunie.
• En totale opposition avec « d’autres étaient forçats ».
• On comprend : tous les autres, le tiers-état.

Injustice de la loi


• Retour du présentatif mais cette fois, changement « C’étaient des citoyens ». On peut le prendre d’abord comme un adjectif : les « forçats » même s’ils payent pour un crime, restent des « citoyens ».
• Mais l’enjambement est accablant « c’étaient des citoyens // honnêtes » : l’adjectif est « honnête ». Le régime condamne des innocents.

Déshumanisation


• Comparaison « ils sont comme des chiens » les anciens forçats sont comparés à des animaux.
• Dénonciation plus forte à travers les rimes : « citoyens » rime avec « chiens ». Ce ne sont pas seulement les forçats.
• Ce ne sont plus des forçats « libérés » ils ont payé pour leur crime. Mais ils ont un passeport spécial.
• Référence au personnage de Jean-Valjean dans Les Misérables de Victor Hugo, ne trouve pas d’emploi pour cette raison.

Recherche des causes


• D’abord les deux points posent la question des causes et conséquences : ce sont des chiens, par conséquent on les insulte ou bien, parce qu’on les insulte ?
• Le point d’exclamation montre l’indignation du forgeron. C’est l’injustice qui en fait des chiens et les déshumanise.
• Rime signifiante « chose … cause » la rancoeur qu’ils ont a une cause plus profonde qu’il faut chercher.
• Lien logique « alors » poursuit le raisonnement : on les insulte (= on les déshumanise) cela a des conséquences.
• Cela produit « Le Mal » (titre d’un autre poème de Rimbaud.

Du pathétique au tragique


• Terme familier et imprécis « quelque chose » pour essayer d’exprimer une émotion complexe : tristesse, colère, rancoeur.
• On imagine le geste du forgeron « Ils ont là » is se frappe la poitrine ou le front. Invite à l’empathie.
• Exclamation « allez ! » à la deuxième personne du pluriel, s’adresse au roi, mais inclut aussi le lecteur.
• Mais cela va jusqu’à la terreur et la pitié de la tragédie « c’est terrible ». L’ordre est écrasant « se sentant damnés. »

La damnation


• Parallélisme et gradation (augmentation en intensité) « que se sentant brisés, que, se sentant damnés ».
• La virgule derrière le deuxième « que » imite un essoufflement.
• D’abord le corps « brisé » par les travaux forcés : c’est leur passé et leur présent, l’incapacité de trouver du travail.
• Ensuite l’âme « damnés » et donc voués à l’enfer : c’est leur avenir : ils ne pourront jamais s’intégrer dans la société.
• « Maintenant » déictique : c’est une référence à la situation d’énonciation (ils sont actuellement sous les fenêtres du roi).
• Logique implacable : privés d’avenir ils n’ont pas le choix que de s’adresser au pouvoir directement.

Du chien au loup


• Dans la fable de La Fontaine, le chien a un maître, le loup est libre. Ici au contraire « libérés » ils restent chiens.
• Le verbe « hurler » produit une métamorphose : ce sont des loups qui hurlent à la lune (sous votre nez).
• Autre version de ce vers « Ils sont là maintenant, hurlant sous votre nez. » Plus vive, avec les déictiques « là maintenant » on nous les montre sous la fenêtre.
• Verbe « hurlant » l’action est considérée dans sa durée.

Satire d’un régime


• Rimbaud fait un récit rétrospectif : allusions cachées : « Sous votre nez » Louis XVI sera décapité.
• Mélange d’un registre élevé, issu de la tragédie « damnés » avec un registre plus bas « sous votre nez » relève de la comédie.
• Retour à l’évocation de la fenêtre qui ouvre notre passage.




Conclusion



Bilan



Ce passage du poème est particulièrement théâtral : le forgeron nous montre un paysage symbolique : les injustices subies par le Tiers-État.

Le discours dominant est parodié pour en montrer les absurdités, et nous inviter à entrer en empathie avec ce peuple déshumanisé. Cela permet de remonter aux causes profondes de la Révolution française.

Toutes les injustices sociales sont visées : inégalités face à la loi, conscription, prostitution organisée, condamnations abusives… Le Second Empire de Napoléon III est donc visé à travers ce poème engagé.

Ouverture



Dans un autre poème « rages de Césars » Rimbaud s’en prendra plus directement à Napoléon III, sphinx vaincu par la liberté qu’il aura essayé d’éteindre :
Car l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie !
Il s’était dit : « Je vais souffler la Liberté
Bien délicatement, ainsi qu’une bougie ! »
La Liberté revit ! Il se sent éreinté !




Joseph Wright of Derby, La Forge, 1773.

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