Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Le Mal »
Explication linéaire





L’étude porte sur le sonnet entier




Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
— Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

— Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !




Introduction



Accroche


• Rimbaud lecteur du Candide de Voltaire apprécie son ironie et notamment le passage où la guerre est dénoncée :
Candide [...] se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il [...] passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna [...] un village voisin.

• Ce « tandis que » montre une religion absurde et complice de ces massacres. Cela va inspirer à Rimbaud ce poème « Le Mal ».

Situation


• Rimbaud poète engagé, se réapproprie l’adage de Voltaire : « écrasons l’infâme ».
• Le tableau impressionnant est fait pour marquer et toucher le lecteur. Dénoncer les rois qui raillent leurs sujets.
• Message universel qui revendique la dignité humaine et la spiritualité simple et bienfaisante de la Nature.
• La religion au service du pouvoir des Rois fait de Dieu un être infâme et contre-nature. C’est cela « Le Mal » pour Rimbaud.

Problématique


Comment ce poème inspiré par Voltaire permet à Rimbaud de dénoncer, avec des images impressionnantes et émouvantes, les méfaits d’un pouvoir malfaisant qui dénature la religion ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


Poème entier construit sur une longue phrase, avec une parenthèse au milieu (annoncée par un tiret) : courte louange à la Nature. Cela dessine trois mouvements :
1) Un tableau épouvantable de guerres absurdes, sur le modèle de ce que fait Voltaire dans Candide.
2) Une Nature qu’on peut tout de suite comparer, à partir du deuxième tiret, avec la religion instituée.
3) La clé et la pointe du sonnet : le poète se rebelle contre le Dieu d’une religion qui participe aux injustices.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I.Dénoncer l'absurdité de la guerre
1) DĂ©noncer la guerre
2) Un tableau impressionnant
3) La folie des Rois
II. Revendiquer des valeurs humaines
1) Un message universel
2) La parole d'un poète engagé
3) Préserver la dignité humaine
III. DĂ©noncer une religion contre-nature
1) Nature et spiritualité
2) Dénoncer la religion instituée
3) Vision d'un Dieu infâme



Premier mouvement :
Un tableau Ă©pouvantable de guerres absurdes



Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie
Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;



Comment est créé l’effet de tension qui traverse le poème ?


• Anaphore rhétorique : « tandis que » revient deux fois. Donne de l’ampleur au discours. Deux subordonnées temporelles.
• Référence à Voltaire Candide : « Tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum ».
• La locution conjonctive de subordination temporelle « tandis que » exprime la simultanéité.
• On se demande : que se passe-t-il au même moment ? Tout le poème est une longue phrase qui ménage le suspense.
⇨ Absurdité de la guerre mais aussi absurdité de la religion.

Comment est parodié le registre épique ?


• Les pluriels « écarlates … verts … les bataillons » et les chiffres élevés « cent milliers d’hommes ».
• Tout cela devient un simple « tas fumant » au singulier.
• Le lien logique d’alternative « écarlates ou verts » peu importe la couleur de l’uniforme, tous meurent.
• Ces couleurs peuvent aussi être le sang et l’herbe mélangés.
⇨ Tout ce qui est humain est détruit.

En quoi ce tableau est-il impressionnant ?


• L’enjambement « les crachats // sifflent » imite le vol des boulets de canon d’une ligne à l’autre.
• L’allitération en F « sifflent … infini » nous fait entendre les boulets de canon qui traversent le ciel.
• Allitérations en R pour les bataillons qui « croulent ».
• L'adjectif participe présent « fumant » résultat en mouvement.
⇨ C’est une hypotypose (description saisissante et animée).

Comment la guerre devient-elle une immense moquerie ?


• Métaphore des « crachats rouges » projectiles qui sont aussi des moqueries du Roi qui les « raille ».
• La conscription des soldats est une grande moquerie. Ainsi, la rime « mitraille / raille » est signifiante.
• On peut penser aussi à une maladie qui fait cracher du sang : cela renvoie au titre « Le Mal ».
⇨ La guerre ne respecte aucune dignité humaine.

Comment Rimbaud accuse-t-il la monarchie ?


• Majuscule au mot « Roi » : n’importe quel roi agit ainsi.
• Proximité accablante « près du Roi » : tout le monde meurt autour de lui, qui reste sain et sauf.
• La mitraille sort de la bouche des canons, les railleries sortent de la bouche du roi, c’est lui l’instrument de mort.
⇨ La monarchie conduit à la tyrannie et à la guerre.

Comment se traduit cette dimension universelle de la dénonciation ?


• Les verbes « siffler … railler … crouler … broyer … faire » mêlent les valeurs du présent : le présent historique de narration peut tout aussi bien être un présent de vérité générale.
• Le pronom « les raille » vient avant les « bataillons » : c’est une cataphore (le pronom précède le nom qu’il désigne.)
• Personnification de « la folie » qui « broie » les hommes.
⇨ Rimbaud dénonce l’absurdité de la guerre comme une folie.

Comment est filée l’allégorie de la folie ?


• L’article indéfini « une folie » indique qu’il y en a d’autres, en d’autres temps et d’autres lieux.
• Adjectif « épouvantable » : registre fantastique.
• L’action « broyer cent milliers d’hommes » monstre géant.
• Le CC de manière « en masse » annonce déjà le « tas fumant ».
• Chronologie dans le lien logique « broie et fait ».
⇨ Cette folie déshumanise les soldats.

Rimbaud donne-t-il son avis explicitement ?


• Le premier quatrain est factuel : les crachats sifflent, les bataillons croulent.
• Le jugement du poète passe par les connotations : « siffler, railler » : les verbes révèlent la moquerie du poète.
• Le rythme avec la césure après la 5e syllabe « sifflent tout le jour // par l’infini du ciel bleu » crée une dissonance.
• Le 2e quatrain est explicite avec l’adjectif « épouvantable » la guerre devient un véritable monstre.
⇨ Le tableau est bien un enfer sur terre.

Comme la guerre s’oppose-t-elle déjà à la Nature ?


• La couleur des uniformes et des armes humaines « rouges … écarlate » s’oppose au « bleu » du ciel.
• La rime « bleu / feu » accentue encore cette opposition.
• « Tout le jour » : moments où le soleil brille. Le ciel est « infini ».
⇨ La guerre est contre-nature. dimension spirituelle de la Nature qu’on retrouvera plus loin dans le poème.



Deuxième mouvement :
Une religion instituée contre-nature



— Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

— Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannah s’endort,



La structure laisse découvrir un jeu complexe de contrastes


• Deux tirets : diptyque. Deux majuscules : la Nature et Dieu.
• Rimes opposées : « broie // joie » « fumant // saintement ».
• L’adverbe « saintement » 3 syllabes, s’oppose au « bercement » d’une religion qui n’est plus sainte.
• Le verbe « faire » revient « toi qui fit ces hommes » s’oppose à « faire un tas fumant ». Création et destruction.
⇨ La Nature s’oppose à la guerre et à une religion absurdes.

D’abord, une opposition entre Nature et guerre


• Le démonstratif « ces hommes » relie avec ce qui précède « cent milliers d’hommes ».
• Trois CC de lieu qui semblent à la fois se rattacher avant et après. « Morts » dans l’été, « faits » dans la joie.
⇨ Lieux de mort et de création en même temps.
• Retour de la préposition « dans » trois fois : effet rythmique.
• « Dans l’été » nous invite à retrouver le soleil de « tout le jour ».
• « Dans l’herbe » : la couleur « verte » était déjà là.
• Éventuellement, comparer avec « Le Dormeur du val ».
⇨ Rimbaud donne une dimension spirituelle à la Nature.

En quoi cette adresse à la Nature se rapproche-t-elle d’un chant ou d’une prière ?


• Le mot « Nature » est mis en valeur en tête de vers.
• La majuscule peut aussi être celle de l’allégorie.
• L’exclamation « Nature ! » : dimension orale.
• Apostrophe noble, élevée, musicale avec l’interjection « Ô ».
• La deuxième personne du singulier : tutoyer la Nature, religion païenne où l’homme est proche de la Nature et la tutoie.
• Pronom personnel tonique « toi » forme une rime interne avec « joie » qui partagent le même son ouvert, positif, musical.
⇨ Deux vers qui forment une courte louange à la Nature.

Comment est suscitée l’empathie du lecteur ?


• Registre pathétique (pitié du lecteur) « Pauvres morts ! ».
• Le tiret nous donne à entendre la voix du poète.
• Cette première exclamation insiste sur l’émotion partagée.
• Les deux « Tandis que » laissent attendre une action qui est retardée par cette parenthèse ( « Pauvres morts » )
• « Tandis que les hommes meurent … Dieu rit ».
⇨ Le lecteur est obligé de comparer les bienfaits de la nature aux méfaits de la religion.

Comment la Nature prend-elle une dimension spirituelle ?


• Plaindre les morts = plaindre leur âme. Notion spirituelle.
• Adverbe religieux « saintement » pour la Nature.
• Point d’exclamation et points de suspension à la fin du vers : indignation car la guerre défait ce qui a été fait par la Nature.
• Pronom possessif « ta joie » : « l’été » et « l’herbe » sont une seule et même joie créatrice. Vie créée par la Nature.
⇨ Chez Rimbaud, la Nature a une plus grande valeur spirituelle que la religion officielle. Il les oppose sans cesse.

Comment se traduit cette opposition entre Nature et religion ?


• On passe d’une Nature vivante « ta joie » à de véritables natures mortes « nappes, calices ».
• La préposition « dans ta joie » devient « dans le bercement ».
• Le tutoiement laisse place à l’impersonnel « il est un Dieu ».
• Article indéfini « un Dieu » parmi d’autres.
• Majuscule à « Dieu » vise celui des chrétiens, pas les dieux de religions polythéistes qui n’ont pas de majuscule.
⇨ Rimbaud dénonce une religion qui devient contre nature.

En quoi ce Dieu apparaît-il superficiel et vain ?


• Rime signifiante « s’endort // d’or » : Dieu bercé par le luxe.
• Les « nappes damassées » : quelque chose de bas et de plat, avec des effets de trame luxueux. Symbole de superficialité.
• L’enjambement « nappes damassées // des autels ». Surprise : les autels ne valent que parce qu’ils sont richement nappés.
• Les « calices » contiennent le vin de la messe, ici en « or ».
• Perceptions variées : aspect des nappes, parfum de l’encens, goût du vin des calices, chant des hosannah.
⇨ Un Dieu qui ne s’intéresse qu’aux richesses terrestres.

Comment est dénoncée l’injustice de ce Dieu ?


• La fumée de « l’encens » rappelle les « tas fumants ».
• Pluriel « Morts » : de nombreux hommes l’appellent à l’aide.
• Renvoie au pluriel des « hosannah » : nombreuses prières.
• Les « hosannah » sont des supplications adressées à Dieu.
• Ce Dieu « rit » exactement comme le Roi « raille ». Dénonciation du pouvoir de droit divin.
• Deux actions : ce Dieu « rit » face aux richesses et « s’endort » en écoutant des supplications.
⇨ Le portrait que Rimbaud fait de ce Dieu est accablant.


Troisième mouvement :
Dénoncer un Dieu infâme



Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !



En quoi cette fin de sonnet sera révélatrice ?


• Pointe du sonnet : moment de révélation qui sera accablant.
• Le verbe « se réveiller » s’oppose au verbe « s’endormir ».
• Ainsi, la conj. de coo. « Et » indique une chronologie mais aussi une opposition révélatrice : s’endort mais se réveille.
• La voix pronominale des deux verbes donne une volonté à ce Dieu qui dort ou s’éveille selon les moments.
• Ainsi, la préposition « quand » qui introduit le CC de temps cache en fait une cause : « il se réveille parce que ».
⇨ Laisser au lecteur deviner la logique profonde du texte.

Un Dieu scandaleusement Ă©goĂŻste


• Le dernier vers commence par « Lui » qui est complément d’objet second : Dieu est le destinataire du don.
• Le verbe « donner » exprime bien que ce n’est pas un remerciement : on devine que ces veuves veulent l’apitoyer, peut-être, demander le salut de l’âme de leurs fils.
• Ce sou est « gros » : il coûte beaucoup mais c’est dérisoire pour Dieu qui a des calices d’or.
⇨ Non seulement ce Dieu est avare, il accumule des richesses, mais il est aussi cruel.

Comment s’exprime la cruauté de ce Dieu dénoncé par le poète ?


• Le jeu avec le pluriel se poursuit : « des mères » renvoie aux hommes au pluriel, faits par la nature et tués par la guerre.
• Le participe passé « ramassées » renvoie symétriquement à « en masse » : ce sont les mères de ces mêmes soldats.
• Le mot « ramasser » est formé avec le verbe « amasser » et le préfixe augmentatif « r- » l’effet est cruellement cumulatif…
• Avarice de ce Dieu riche de ses cadavres. Pluton, dieu des Enfers (vient ironiquement de pluto = le riche en grec ancien).
• L’allitération en S « amassées … angoisse » renforce l’effet.
⇨ En face des tas de cadavres, les tas de veuves.

Un mélange de registres fait pour bouleverser le lecteur


• Le registre pathétique est esquissé avec le participe présent « pleurant » qui représente les veuves dans la durée.
• La conjonction de coordination inutile (polysyndète) insiste sur l’action « et pleurant ».
• Le point d’exclamation final accentue le pathos.
• Le détail du « vieux bonnet noir » et du « gros sou » renvoie plutôt au genre réaliste.
• Ce « bonnet noir » peut prendre une dimension symbolique avec la préposition « sous » : ces femmes sont écrasées par un destin de deuil, un ciel impitoyable. Allusion au registre tragique.
• Le CC de temps « Dans l’angoisse » a remplacé « dans ta joie » : le merveilleux laisse place à l’angoisse d’un monstre surnaturel.
⇨ Jeu romantique avec le mélange des registres.

Comment comprenons-nous que les mères sacrifient tout ce qu’elles ont ?


• Le déterminant peut être interprété comme numéral « un gros sou » : le dernier qui leur reste ?
• Le retour des possessifs « leur bonnet … leur mouchoir » : elles donnent la dernière chose qui leur appartient.
• Le mouchoir est symbolique : cela les aide à pleurer. Elles n’ont même plus cela.
• Le « lien » est aussi symbolique : la mort, le deuil, le pleur, et le don sont liés logiquement.
⇨ Ce don est une vaine tentative d’apitoyer Dieu.



Conclusion



Bilan


• Dans ce poème, tout est fait pour dénoncer la guerre et son absurdité. Comme dans Candide de Voltaire, le tableau est impressionnant, mêle les registres pour toucher le lecteur.
• Rimbaud se fait poète engagé : les Rois, en utilisant la religion pour maintenir leur pouvoir, méprisent la dignité humaine.
• Cette vision d’un Dieu infâme n’évacue pas toute spiritualité, que Rimbaud retrouve dans une Nature bienveillante.

Ouverture


Au XXe siècle, Boris Vian écrit un poème où un soldat évadé a le temps de rejoindre la Nature avant de mourir :
Il avait eu le temps de voir
Le temps de boire Ă  ce ruisseau
Le temps de porter Ă  sa bouche
Deux feuilles gorgées de soleil
[...]
Il avait eu le temps de vivre.




Jehan Georges Vibert, Si j'Ă©tais roi, vers 1880.

⇨ 💼 « Le Mal » (extrait étudié mis en page au format A4 PDF)