Couverture pour Cahiers de Douai

Rimbaud, Cahiers de Douai.
« Morts de 92 »
Explication linéaire





L’étude porte sur le sonnet entier



Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
Sur l’âme et sur le front de toute humanité ;

Hommes extasiés et grands dans la tourmente,
Vous dont les coeurs sautaient d’amour sous les haillons,
Ô Soldats que la Mort a semés, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ;

Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
Ă” million de Christs aux yeux sombres et doux ;

Nous vous laissions dormir avec la RĂ©publique,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
— Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !




Introduction



Accroche


• 1870 Napoléon III déclare la guerre à la Prusse.
• Paul de Cassagnac, député bonapartiste anti-républicain et journaliste, défend cette guerre dans le journal Le Pays.
• Dans son appel au patriotisme, il évoque « vos pères de 92 », ce qui provoque l'indignation de Rimbaud.
• Ce sonnet est donc une réponse cinglante un pamphlet pour répondre à Paul de Cassagnac.
• Rimbaud, comme Victor Hugo est absolument opposé au second Empire et à cette guerre.

Situation


• Rimbaud écrit un poème engagé puissant, où il évoque les morts de l’armée révolutionnaire pour dénoncer les tyrans : rois et empereurs.
• Ces hommes du peuple sont morts pour des valeurs élevées, dont les républicains de 1870 sont dépositaires, pas les bonapartistes !
• Rimbaud réserve son indignation pour la pointe du sonnet.

Problématique


Comment Rimbaud utilise-t-il la forme du sonnet pour mieux revendiquer un héritage qu’il dénie aux bonapartistes avec indignation ?

Mouvements pour un commentaire linéaire


Le poème est structuré selon les pronoms personnels :
1) À la 3e personne : les hommes du passé sont représentés vivants pour montrer leur combat pour des valeurs élevées.
2) Les apostrophes à la deuxième personne renforcent la proximité : ces morts de 92 et de 93 sont des martyrs de la République.
3) L’apparition de la première personne met en lumière tout l’enjeu politique à l’époque de Rimbaud.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Un sonnet pamphlétaire engagé
1) Une longue adresse aux morts
2) Des effets d'attente et de surprise
3) Une dénonciation de la tyrannie
II. Un combat pour des valeurs élevées
1) Des valeurs universelles
2) La grandeur du peuple
3) Une mort porteuse de sens
III. L'appel Ă  un Ă©veil de la RĂ©publique
1) Un enjeu politique d'actualité
2) Une filiation héroïque
3) Une indignation mobilisatrice



Premier mouvement :
Morts pour des valeurs humaines




Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,
Qui, pâles du baiser fort de la liberté,
Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse
Sur l’âme et sur le front de toute humanité ;

Hommes extasiés et grands dans la tourmente,



Un poète qui s’adresse à des morts


• Les « Morts » du premier vers sont repris par la mot « Hommes » : Rimbaud nous les représente d’abord vivants.
• Premier mot du poème : « Morts de 92 ». L’apostrophe serait du vocatif en latin.
• La 2e personne du pluriel est présente « brisiez ». Mais le verbe se fait attendre.
• La 2e personne réapparaît avec le possessif « vos sabots ».
⇨ Les morts sont évoqués justement pour les actions qui les ont conduits à la mort.

Comment est construit l’effet d’attente ?


• Proposition subordonnée relative « Morts … qui » retarde le verbe d’action « brisiez ».
• Plusieurs CC de manière« pâles … calmes » et de lieux « sous vos sabots ».
• Le verbe de la principale est un verbe d’action : « briser » prend clairement parti pour le camp révolutionnaire.
⇨ L’effet d’attente met en valeur l’action de ces hommes.

Comment Rimbaud insiste-t-il sur ce verbe « briser »


• Ce verbe « brisiez » produit une allitération en Z avec l’autre verbe « pèse » qui vient tout de suite.
• La synérèse qui nous fait prononcer ce verbe rapidement.
• Mais il est atténué par l’adjectif « calmes ».
• L’imparfait insiste sur une activité qui a duré dans le passé.
⇨ Le traitement de l’action révèle un poème engagé.

En quoi cela nous annonce-t-il un poème engagé ?


• « 92 et 93 » implicitement XVIIIe siècle. Référence évidente à la Révolution française. Annonce un poème engagé.
• Les deux dates forment deux hémistiches. La grandeur de l’alexandrin classique sert le propos politique.
• La métaphore du « joug qui pèse » : pièce de bois qui pèse sur les épaules de l’humanité.
• L’article indéfini « toute humanité » : valeur qui dépasse le cadre de la France de la fin du XVIIIe siècle.
⇨ Ce sont des valeurs, de grandes idées qui sont en jeu.

Quelle est la valeur principale qui guide ces hommes ?


• En début de vers, la majuscule à « Hommes » laisse entendre que ce sont aussi les femmes. Peuple qui représente l’humanité.
• Allégorie : la liberté les embrasse de son baiser.
• L’adjectif « fort » est une hypallage (l’adjectif déteint sur ce qui l’entoure). Le baiser est fort mais les hommes aussi sont forts.
• Effet de sens : pâleur qui provient de la force de la liberté : leur courage les mènera à la mort.
⇨ C’est un véritable conflit qui est mis en scène.

Comment les effets de contraste sont-ils mis en relief ?


• La préposition « sous » s’oppose à la préposition « sur » qui revient deux fois.
• Les « sabots » qui sont les chaussures les plus rudimentaires, sauvent au contraire ce qui est élevé « l’âme … le front ».
• Ces petites gens du peuple sont « extasiés et grands ».
• L’adjectif « extasiés » (avec la diérèse) leur donne une dimension religieuse, des martyrs ou des saints.
⇨ Cette grandeur du peuple s’oppose au régime de Napoléon III.

Comment Rimbaud fait-il allusion Ă  sa propre Ă©poque ?


• Le verbe « peser » est au présent d’énonciation : il s’agit bien de dénoncer une tyrannie toujours présente.
• La coordination inverse les attentes : d’abord « l’âme » puis « le front » : la Raison a pris le pas sur la Foi.
• Le « front » personnifie cette « humanité » pensante.
• Le CC de lieu « dans la tourmente » reste d’actualité.
⇨ Rimbaud nous invite à lire la suite du poème en pensant à l’actualité de 1870.



Deuxième mouvement :
Des martyrs de la RĂ©publique




Vous dont les coeurs sautaient d’amour sous les haillons,
Ô Soldats que la Mort a semés, noble Amante,
Pour les régénérer, dans tous les vieux sillons ;

Vous dont le sang lavait toute grandeur salie,
Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d’Italie,
Ă” million de Christs aux yeux sombres et doux ;



Comment évolue l’apostrophe du poète à ces morts ?


• Directement à la deuxième personne du pluriel « Vous dont… » revient deux fois (anaphore rhétorique).
• L’anaphore rhétorique forme deux tercets.
• L’apostrophe est lyrique « Ô soldats … Ô millions ».
• Trois fois le 1er mot du poème « Morts … Morts … Morts … »
⇨ Mouvement qui a une cohérence.

Comment Rimbaud donne-t-il du sens Ă  ces morts ?


• L’imparfait « sautaient » a une valeur d’action révolue : leur cœur ne bat plus, ils sont morts.
• Autre verbe à l’imparfait « lavait » : la République a entre-temps à nouveau été salie par le Second Empire.
• Après « l’âme » (la spiritualité) le « front » (l’intelligence), voici le « cœur » et « l’amour ».
• Majuscule à Soldats : pas seulement soldats dans une guerre, mais combattants pour des valeurs.
• Allégorie de la Mort comme « Amante », renvoie au « baiser de la liberté ». Mort amante de la Liberté.
⇨ La Mort est indissociable de valeurs.

En quoi cette allégorie de la Mort est-elle originale ?


• L’allégorie de la Mort (majuscule) est un lieu commun mais ici, c’est une « semeuse » : elle fertilise des « sillons ».
• Les morts « semés » dans les « sillons » : Rimbaud réemploie les images de la Marseillaise. Ce n’est plus le sang impur des ennemis qui abreuve les sillons mais au contraire un sang purificateur qui « lave » le pays.
⇨ Cette mort leur donne une grandeur.

Comment est mise en valeur cette grandeur du peuple ?


• La préposition « sous » les haillons : pas besoin d’uniformes, la pauvreté n’empêche pas la « grandeur » au contraire.
• Paul de Cassagnac est l’inventeur du terme « la gueuse » pour désigner la République.
• Deux rimes riches « tourmente / amante … salie / Italie ».
• L’adjectif « noble » : la mort les rend plus nobles que les aristocrates. Hypallage : soldats, morts, cœur, tout est noble.
⇨ La grandeur dépasse la mort elle-même.

Comment est exprimé cet héritage au-delà de la mort ?


• Les « sillons » sont « vieux » ce sont ceux de l’Ancien Régime.
• Importance du CC de but « pour les régénérer ».
• Le préfixe « re » dans « régénérer » : ils renaissent à travers les générations qui suivent : les romantiques.
• C’est aussi la résurrection : « million de Christs ».
• Métaphore du « sang » qui « lave » les péchés de la monarchie.
⇨ Convaincre mais aussi persuader par les émotions.

Comment les registres littéraires participent à cette valorisation ?


• Lyrisme : assonances en i : « salie … Italie … Valmy … Christs » avec la diérèse sur « million » : gémissements des martyrs.
• Rythme ternaire : 3 fois 4 syllabes pour chaque bataille. Presque un discours épique, pour galvaniser les troupes.
• Le « cœur » laisse bientôt place aux « yeux » : le lecteur peut maintenant voir leur « douceur » (du côté pathétique) et leur destin « sombre » (tragique) à travers leurs regards.
⇨ Émotions qui en font des Martyrs de la République.

Références aux guerres révolutionnaires


• Valmy (1792) victoire de la Convention Nationale contre la Prusse : fin de la monarchie en France.
• Fleurus (1794) victoire de la 1ère République contre la coalition (pays qui veulent rétablir la monarchie en France).
• La première campagne d’Italie, le jeune général Bonaparte remporte des victoires qui mettent fin à la première coalition.
⇨ Pour Rimbaud, la République va dans le sens de l’Histoire.


Troisième mouvement :
Une indignation porteuse d’espoir




Nous vous laissions dormir avec la RĂ©publique,
Nous, courbés sous les rois comme sous une trique.
— Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !



Comment ce tercet libère-t-il toute la force du propos ?


• Point final fin du vers 13 : une longue phrase (période).
• Tout le poème est une longue apostrophe : définir ces morts avant d’en dire quelque chose.
• La 2e personne « vous » devient ici objet du verbe « laisser ».
• Le sujet est désormais le « nous » qui revient 2 fois en tête de vers (anaphore rhétorique).
⇨ Rimbaud appelle sa génération à une prise de conscience.

Comment est représentée cette génération ?


• La première personne du pluriel « Nous » apparaît.
• « Nous » englobe tous les républicains qui héritent de ces victoires de l’armée révolutionnaire.
• Définis par « courbés sous les rois » (participiale).
• Le pluriel « les rois » crée une filiation avec ces Héros.
⇨ Napoléon III prolonge la tyrannie des rois (Restaurations).

Comment Rimbaud dénonce-t-il une véritable tyrannie ?


• La comparaison « comme sous une trique » décrit le quotidien des sujets comme une violence subie.
• Répétition de la préposition « sous » x4 : « sous les haillons … sous les sabots … sous les rois … sous une trique ».
• Métaphore où la violence « courbés … trique » renvoie au champ lexical de la misère « haillons … sabots ».
• La « trique » remotive l’image du « joug » en plus violent.
⇨ Les nouvelles générations vont-elles aussi se réveiller ?

Comment est représentée cette métaphore du sommeil ?


• Le verbe « dormir » remplace la mort (Thanatos frère d'Hypnos dans la mythologie).
• Le verbe « dormir » n’est qu’à l’infinitif : il n’est pas actualisé. La république dormait tant qu'on la laissait dormir...
• Le verbe « laisser » est à l’imparfait : temps qui indique un passé révolu ! L'éveil est suggéré.
• Cela s'oppose au participe passé « courbé » : élévation.
⇨ Tout cela implique un véritable réveil sur le point de se produire.

Comment le lecteur est-il mobilisé ?


• La virgule implique à la fois la cause et l’opposition.
• La cause : nous sommes courbés donc nous laissons dormir…
• L’opposition : malgré cela nous la laissons dormir !
• Référence implicite à La Boétie : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. »
⇨ Rimbaud veut nous montrer la contradiction.

Comment est représentée cette contradiction ?


• Le pluriel « Messieurs de Cassagnac » représente à la fois le père et le fils, anti-républicains.
• Par proximité, les Cassagnacs sont tous les anti-républicains.
• Le présent d’énonciation « reparlent » renforce cette opposition : le passé surgit dans le présent.
• Éloignement dans la phrase « Messieurs » en début de vers, se trouve au plus loin de « vous » en fin de phrase.
⇨ Le message est : ces adversaires de la République n’ont aucun droit à se réclamer des martyrs de la République.

Comment l’indignation est-elle menée jusqu’au bout ?


• Le tiret long donne la parole au poète qui assume son discours.
• Le dernier vers est traditionnellement la pointe du sonnet : un moment de basculement : malgré tout ce qui précède, les Cassagnac se permettent de nous parler de vous !
• Le point d’exclamation final souligne cette indignation.
• Deux pronoms = double indignation : ils osent parler « de vous », mais en plus, ils en parlent « à nous » (leurs héritiers !).
⇨ Rimbaud implique le lecteur dans son indignation.



Conclusion



Bilan



Ce poème est un véritable pamphlet : Rimbaud fait revivre les morts de 92 et de 93 à travers de multiples apostrophes qui en font de véritables martyres, ayant défendu les valeurs de liberté et d’égalité face à un régime tyrannique.

La pointe du sonnet est d’autant plus forte qu’elle vient en quelques mots rendre illégitime les défenseurs de Napoléons III, libérant une violente indignation préparée depuis le début.

Ouverture



Paul Éluard au XXe siècle rend hommage à Gabriel Péri, résistant fusillé par les nazis.
Un homme est mort qui n’avait pour défense
Que ses bras ouverts Ă  la vie
Un homme est mort qui n’avait d’autre route
Que celle où l’on hait les fusils
Un homme est mort qui continue la lutte
Contre la mort contre l’oubli




Louis-Léopold Boilly, Idéalisation de sans-culotte (retouché), vers 1792.

⇨ 💼 « Morts de 92 » (extrait étudié mis en page au format A4 PDF)