Couverture pour Les Fleurs du Mal

Baudelaire, Les Fleurs du Mal
« Hymne à la Beauté »
Commentaire linéaire



Notre étude porte sur le poème entier



Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
Ô Beauté ! ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore ;
Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L'amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.

Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ?

De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,
Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! -
L'univers moins hideux et les instants moins lourds ?



Introduction



Dans la première édition des Fleurs du Mal, Baudelaire écrit un poème « La Beauté », où il en fait une allégorie très classique :
Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes ;
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, "La Beauté", 1857.


Mais il ajoute un peu plus loin dans la 2e édition de 1861, une « Hymne à la Beauté » beaucoup plus ambiguë. Entre temps, Baudelaire critique d'art a écrit une série d'articles pour le Salon de 1859, où il regrette le manque d'imagination et d'audace des peintres :
Les artistes modernes négligent beaucoup trop ces magnifiques allégories du moyen âge, où l’immortel grotesque s’enlaçait en folâtrant, comme il fait encore, à l’immortel horrible. Peut-être nos nerfs trop délicats ne peuvent-ils plus supporter un symbole trop clairement redoutable.
Baudelaire, Salon de 1859, 1859.


Son « Hymne à la Beauté » sera donc riche en références symboliques, à la fois grandiose et monstrueuse, elle devra ouvrir l'imagination sur un infini à la fois fascinant et effrayant.

Problématique



Comment cette hymne à la Beauté, en célébrant une allégorie ambivalente et mystérieuse, ouvre-t-elle l'imagination à un univers infini où le Spleen côtoie l'Idéal ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Une relation allant de l'amour passionnel à une adoration quasiment religieuse de la beauté.
> Une beauté ambivalente, mêlant le Spleen et l'Idéal à travers un jeu de contrastes.
> L'ouverture sur un infini riche et mystérieux, hors du temps.
> Un poème sensuel où les perceptions entrent en correspondance.
> Une allégorie envahissante, où chaque image prend une valeur universelle et symbolique.
> Des symboles issus de cultures et de religions variées, c'est ce qu'on appelle le syncrétisme.



Premier mouvement :
Une beauté ambivalente



Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ? Ton regard, infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin.


Le poète s'adresse à la beauté directement : « Ô Beauté » avec le Ô vocatif qui permet de faire une apostrophe émotive. En même temps, il multiplie la deuxième personne du singulier « viens-tu … sors-tu … Ton regard … te comparer ». Le poème devient alors comme un discours direct : un discours rapporté sans modification, on entend la voix du poète. Le lecteur semble intercepter un message qui ne lui est pas adressé.

Le poème commence avec un parallélisme (la répétition d'une construction syntaxique) : deux verbes de mouvement, deux questions avec inversion du sujet, portant sur la provenance : le ciel pour le paradis, l'abîme pour l'enfer. La première chose qui frappe dans ce poème, c'est l'ambivalence de la beauté Baudelairienne, à la fois du côté du Spleen et de l'Idéal.

Ensuite, les antithèses (la juxtaposition de termes contradictoires) sont multipliées : « ciel et abîme … infernal et divin … bienfait et crime ». La répartition est entremêlée, avec deux chiasmes (constructions en miroir) où le bien encadre le mal, puis c'est l'inverse : le mal encadre le bien. On retrouve la même ambivalence annoncée par le titre du recueil : la beauté pousse aussi dans les terres les plus désolées.

Pourtant on peut trouver des points communs entre le « ciel profond » et « l'abîme » : la profondeur. Autre élément qui les rapproche : ils sont tous les deux questionnés. Cette interrogation qui ouvre le poème crée un effet d'attente et nous fait entrer dans l'inconnu : la profondeur rejoint logiquement le mystère.

La phrase est entrecoupée, avec les adjectifs « infernal et divin » qui rejette le verbe « verser » au début du vers suivant, comme pour mimer cet écoulement du regard. C'est un enjambement : la phrase se prolonge d'un vers à l'autre. On trouve aussi un adverbe particulièrement long « confusément » : tout cela donne l'impression d'une phrase trop riche, qui déborde le cadre de la métrique.

Bien sûr, c'est le vin qui déborde : dans cette comparaison, la beauté est comme le vin, elle provoque l'ivresse et conduit à tous les excès. Baudelaire mélange les perceptions : le regard pour la vue, le vin pour le goût et l'odeur, le verbe verser du côté du toucher. C'est une figure de style qu'on appelle la synesthésie : la confusion des perceptions. D'un point de vue sonore, le R et le V (du verbe verser) sont multipliés, surtout en début et fin de vers, comme pour déborder le texte.

Le mécanisme de l'allégorie envahit tout le texte. D'abord, seule la Beauté a une majuscule, mais bientôt, c'est son regard qui est personnifié par le verbe verser. Dans les images de Baudelaire, tout devient concret : le « bienfait et le crime » sont comme deux liquides, le poison d'un côté, et son remède de l'autre, qui seraient mélangés en un seul breuvage.

Le lecteur est lui-même impliqué dans l'allégorie, comme pris à témoin avec le pronom indéfini on, qui a une dimension universelle. La comparaison est généralisée, on pourrait dire : de tout temps, la beauté a été comparable au vin. L'allégorie prend une nouvelle dimension intemporelle.

Dans ce quatrain, les temps sont un peu particuliers. On peut le lire entièrement au présent d'énonciation : les actions se déroulent au moment où l'on parle. Mais comme ces tableaux sont en même temps des symboles, on peut donner à ces présents une valeur de vérité générale : ce sont des actions vraies en tout temps.

Justement, Baudelaire va développer des symboles très anciens. « vin » rime avec « divin » on peut y voir une référence au sang du christ. En théologie, on appelle ça la transsubstantiation : la transformation miraculeuse d'une matière en une autre. C'est exactement ce que fait le poète symboliste à travers les synesthésies : le vin est à la fois, sang, parole, regard.

Si le vin est comparable au sang du christ ou au sang du crime : on peut penser à la figure du vampire, auquel Baudelaire consacre plusieurs poèmes. On peut aussi rattacher cette allégorie à Dionysos, le dieu antique de l'ivresse, de la fureur et de la subversion.

Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore ;
Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.


La deuxième personne du singulier revient de façon entêtante en début de vers, c'est ce qu'on appelle une anaphore rhétorique, une construction répétée en tête de phrase ou de proposition. Au début du quatrain, la relation est plutôt physique et sensuelle, à travers le regard, les parfums, les baisers.

Mais ensuite le philtre fait référence à la légende Tristan et Iseut : c'est une relation amoureuse, passionnelle, et irrésistible, parce qu'elle est magique. En recevant ces baisers, le poète est à la fois héros et enfant : il est profondément transformé par cette relation surnaturelle.

Dans ce dernier vers, le héros et l’enfant surgissent avec leur cortège d'exemples qui envahissent immédiatement l'imaginaire. Le héros lâche, c'est Pâris charmé par Hélène qui provoque la guerre de Troyes, c'est Ulysse attaché au mât de son navire pour résister au chant des sirènes, ou encore Samson, le guerrier biblique séduit par Dalila, qui le prive de sa force en lui coupant les cheveux…

L’enfant courageux, on le retrouve dans de nombreux contes : le Petit Poucet, Hansel et Gretel, Jacques et le Haricot Magique, etc. Ces références mélangent des mythes bibliques, antiques, des contes et des légendes. Pour aller encore plus loin : « Aurore », c'est le prénom de la belle au bois dormant… Et c'est aussi le nom d'une déesse, qui suit la course du soleil.

« Héros lâche … enfant courageux » c'est une double antithèse qui forme en plus un chiasme : l’enfant normalement peureux devient le Héros, brave par définition, et inversement. Ce philtre aux effets contradictoires représente bien l'ambivalence de la beauté.

Le mot « philtre » est polysémique : il a plusieurs sens. L'élixir d'amour renvoie à Tristan et Iseult, mais aussi d’une manière générale à la sorcellerie, aux contes de fée. Le philtre désigne aussi la partie en creux de la lèvre supérieure qu'on appelle « l’arc de Cupidon » : tout est fait pour mélanger des références culturelles variées. On rejoint la mythologie antique également avec le mot « amphore ».

« Ton oeil », c'est une synecdoque (la partie représente le tout) l'oeil au singulier désigne en fait les yeux, le regard, la beauté toute entière. La synecdoque suit toujours une logique métonymique : un glissement de sens par proximité. C'est caractéristique de l'envahissement du poème par le principe de l'allégorie.

Le couchant et l'aurore, qui s'opposent normalement, se retrouvent concentrés dans un oeil au singulier : ils se complètent alors pour former un univers entier, dans un instant figé. Dans cette image, l'oeil devient un astre : le soleil du matin et du soir, peut-être aussi la lune, les étoiles, ou encore l'horizon circulaire du monde, qui symbolise l'infini.

Le jeu de lumières qui mêle le couchant et de l'aurore forme en même temps un jeu avec les perceptions. Le « soir répand des parfums » ... « orageux » il est en même temps sonore. D'ailleurs, les sonorités du quatrain dépendent fortement de la lettre O , comme si le cercle était démultiplié dans le texte lui-même.

La forme arrondie de la bouche, comparée à une amphore, est souvent associée au chant et au genre lyrique... Elle peut aussi évoquer l'image de la corne d'abondance, qui symbolise une richesse infinie. On peut aussi penser aux Danaïdes condamnées à remplir éternellement un tonneau sans fond.

Le verbe « contenir » a en même temps un sens très dynamique : on contient ce qui déborde. D'ailleurs il est aussitôt contredit par le verbe « répandre ». C'est une des ambivalences de la beauté, qui donne accès à un univers à la fois concentré et en expansion.

Dans le même sens, la rime « orageux / courageux » est particulièrement riche, plus de trois sons en commun, avec notamment deux voyelles, ce qui est particulièrement rare. Mais en plus le mot orageux entre en résonnance avec le mot aurore, c'est une paronomase : un jeu avec des sonorités proches.

La beauté répand des parfums, mais en faisant cela, elle est comparable au soir : l'allégorie est double, car le soir est lui aussi un personnage. Chez les catholiques, le thuriféraire est celui qui tient la navette d'encens, et dont il répand le parfum avec un mouvement de balancier. On retrouve bien ce mouvement pendulaire dans le poème, avec le couchant et l'aurore.

Deuxième mouvement :
Une Fleur du mal



Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques,
De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.


La question du début est reprise, mais regardez, on part du deuxième verbe. C'est un véritable spectacle : la beauté descend, comme un deus ex machina (un personnage divin qui vient dénouer l'intrigue), puis elle marche sur une scène qui semble constituée d'ossements, et enfin, elle danse. Tout se passe comme si le poète admirait une actrice adulée.

Le Destin désigne bien le dénouement d'une pièce de théâtre : dans cette image, le poète est donc lui-même comparable à ce chien qui suit la beauté, pour récolter les fruits qu’elle sème : la joie pour la comédie, les désastres pour la tragédie.

Le mot charme est très riche de sens : du latin carmen, il désigne à la fois le sort qu'on jette et le chant incantatoire. Comme le philtre du 2e quatrain, il désigne une emprise magique, un envoûtement.

Le chant incantatoire et sa logique de répétition est bien présent dans la musicalité du poème : le mot « charme » revient avec l'adjectif « charmant » c'est un polyptote (la répétition d'un même mot sous plusieurs formes). On le retrouve même dans le verbe « marcher » : c'est un anagramme (deux mots formés avec les mêmes lettres). La marche de la beauté est déjà une musique et une danse.

On retrouve partout les allitérations (retour de sons consonnes) en M et en R , comme si le charme était diffusé dans tout le texte. Le M du côté de la douceur, le R du côté de l'amertume : comme le philtre magique, le charme est à la fois un remède et un poison, il représente bien l'ambivalence de la beauté.

Chez Baudelaire, l'Horreur est charmante : c'est un oxymore (l'association de termes normalement contradictoires). Il insiste même particulièrement sur l'adjectif « charmante » avec une litote : une double négation qui renforce le propos. On comprend que l'Horreur est en fait l'une des plus fascinantes formes de la beauté.

Le « gouffre noir » et « les astres » créent un jeu d'ombre et de lumière, qu'on retrouve dans la « joie » et les « désastres ». D'ailleurs, cette rime en -astre est particulièrement intéressante : car le mot désastre provient de l'italien disastro, qui signifie littéralement, la mauvaise étoile. D'ailleurs, la constellation de la petite chienne, en latin canicula, annonce un été particulièrement chaud et sec. La lumière devient alors synonyme de mort.

Quand on regarde le poème globalement, il se découpe en 7 quatrains, mais on peut aussi le diviser en deux, et alors on voit apparaître deux sonnets. Peut-être même, un sonnet à l'endroit, et un sonnet à l'envers : le moment de basculement s'opère quand l'Horreur charmante devient Meurtre, le moment où la beauté devient une véritable Fleur du Mal.

L'Horreur est un bijou, le Meurtre une breloque : nommés avec des majuscules, les concepts prennent des caractères très concrets. Le Meurtre semble danser, parce qu'il se trouve sur le ventre de la beauté qui danse : la personnification est comme transmise d'une allégorie à l'autre, par glissement métonymique.

« Chère breloque » est d’ailleurs un oxymore, car les breloques n’ont pas de valeur, par définition. Mais l’adjectif « chère » a aussi un sens affectif : chez Baudelaire, la valeur affective, profonde d’un objet, dépasse sa préciosité.

Dans ce passage, on dirait que les désastres ont été transformés en pierres précieuses, ciselés et serties. C'est une esthétique très proche de celle des poètes Parnassiens à la même époque, que Théophile Gautier développe notamment dans son recueil Émaux et Camées. Baudelaire lui dédicace ses Fleurs du Mal, au poète impeccable.

La Beauté semble vivre dans les Enfers : elle sort d'un gouffre noir, elle marche sur les morts, elle est suivie par un chien qui pourrait aussi bien être Cerbère. Elle sème la joie et les désastres. Et en effet, dans la mythologie latine, la reine des Enfers, l'épouse de Pluton, c'est Proserpine. Six mois par an, elle vit auprès de sa mère, c'est le printemps et l'été. Le reste de l'année, elle reste auprès de son mari, c'est l'automne et l'hiver.

Mais la Beauté pourrait tout aussi bien être Fortuna, la déesse de la chance et du hasard, qui « gouverne tout et ne répond de rien ». Elle a des attributs variés qu'on retrouve en filigrane à travers tout le texte : la roue, la sphère, le gouvernail, la corne d'abondance. Enfin, la séduction par la danse renvoie certainement à Terpsichore, la muse de la danse, qui est parfois présentée comme la mère des sirènes.

L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L’amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.


L'éphémère, c'est le nom qu'on donne à un papillon de nuit, qui a une vie très courte : il devient donc un symbole à part entière, pour désigner ce qui passe et ne dure pas. Cela rejoint directement la thématique de la vanité, et la mélancolie qu'on rencontre habituellement dans le genre de l'élégie. Face à la vie éphémère, la beauté est semblable à la mort, parce qu'elle représente une ouverture sur l'éternité.

Trois verbes se succèdent dans un ordre chronologique : crépiter, flamber, dire. cette progression est étrange, car tout se passe comme si l'éphémère parlait après sa mort. « Bénissons ce flambeau » c'est une célébration paradoxale de la beauté qui l'a tué.

Le poète est semblable à cet éphémère : il chante une hymne à la beauté depuis un au-delà de la mort, un lieu d'éternité. Chez Baudelaire, le travail de l'écriture est semblable à la mort : ce n'est pas un suicide, mais une vision d'un au-delà du monde, ce qu'on peut voir par exemple dans "La Vie Antérieure".

C'est ici une métaphore : le papillon attiré par la flamme, brûle. Le poète attiré par la beauté, se consume aussi. Souvent, chez Baudelaire, le poète a des ailes : albatros, alouette, etc. L'élévation est ce mouvement traduit par la préposition « vers » : le poète cherche constamment à s'approcher de la beauté.

Ici, on trouve en filigrane le mythe d'Icare : le fils de Dédale réussit à quitter la Crète grâce aux ailes fabriquées par son père, mais comme il tente de s'approcher du soleil, elles fondent et il va se noyer dans la mer. La beauté est à la fois fascinante et dangereuse.

Mais le mot « chandelle » peut faire référence à d'autres mythes : Prométhée a volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes. Ce feu symbolise souvent l'intelligence qui rapproche les hommes de la divinité. Chez Baudelaire, la reine des facultés, c'est bien sûr l'imagination. Puni par les dieux, Prométhée est condamné aux Enfers, à avoir le foie constamment dévoré par l'aigle de jupiter.

Au-delà de la mythologie, la chandelle évoque Lucifer, dont le nom signifie étymologiquement « celui qui porte la lumière ». Ange déchu, il tient lui aussi à la fois du ciel et de l'enfer.

Le verbe « flamber » est repris à travers le nom « flambeau » : c'est un polyptote qui insiste sur le paradoxe du poète qui bénit son mal. Ce poème renvoie donc aussi au premier poème des Fleurs du Mal, Bénédiction :
Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, "Bénédiction", 1857.


Deuxième analogie, sous la forme d'une comparaison cette fois : l'amoureux et sa belle sont comme un moribond et son propre tombeau. Le point commun, c'est l'amour qui les lie. Le poète entretient une relation privilégiée avec la beauté, mais c'est une relation douloureuse. Dans une forme de masochisme, le poète désire cette mort.

Troisième mouvement :
Une beauté qui dépasse le réel



Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris, ton pied, m’ouvrent la porte
D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,
Qu’importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! —
L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?


On retrouve la question du début, avec l'apostrophe reportée au 2e vers, mais cette fois-ci, l'interrogation est remplacée par une exclamation. Ce n'est pas une véritable réponse : « qu'importe » revient même trois fois. Le poète renonce à répondre, il préserve le mystère. Voilà pourquoi les points d'interrogation reviennent alors jusqu'à la fin du poème.

Ces quelques vers annoncent déjà "Le Voyage", qui est le tout dernier poème du recueil des Fleurs du Mal, dans la section "La Mort". On y découvre que chez Baudelaire, la mort n'est pas une fin, mais au contraire une ouverture sur l'infini.
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, "Le Voyage", 1868.


La première personne apparaît seulement dans ces deux derniers quatrains, en relation directe avec l'allégorie de la beauté. Le poète multiplie les apostrophes en incise : « Ô beauté ! … Fée aux yeux de velours … Ô mon unique reine ». Son regard est descendant : « oeil .. sourire … pied » à travers le point de vue du poète, le lecteur suit ce mouvement de prosternation.

Les antithèses sont multipliées en cette fin de poème : « ciel / enfer … Satan / Dieu ». On trouve aussi des paradoxes : des associations d'idées qui choquent le sens commun « Beauté / Monstre … Effrayant / Ingénu » on rejoint presque l'oxymore ici : normalement, le monstre se trouve du côté de la laideur, et l'ingénuité est par définition inoffensive.

Par le paradoxe et l'oxymore, Baudelaire casse les idées reçues : oui, un monstre peut être beau et digne d'adoration, et l'on peut ressentir de la peur devant la beauté, et cela ne l'empêche pas d'être innocente.

Étymologiquement, le « monstre » provient du verbe monstro en latin, qui signifie montrer : c'est déjà une origine ambiguë, car on montre ce qui est digne d'être regardé. La démarche de Baudelaire se rapproche de la figure de l'hypotypose : donner à voir une description frappante et animée. Cette hymne à la beauté est en même temps le portrait en mouvement d'un monstre composite, à travers ses diverses métamorphoses.

Le verbe « ouvrir » crée une série de personnifications étranges : un oeil, un sourire, ou même un pied qui ouvrent une porte. Le singulier donne à voir un cyclope… Ou bien, si le singulier est synecdoque par le nombre, alors peut-être que le monstre est pourvu de multiples yeux. On peut penser au personnage d'Argus, l'espion de Junon, dont les yeux se trouvent sur la queue du paon qui accompagne la déesse, et qui est lui-même un symbole de beauté.

La Beauté emprunte des visages issus de mythologies variées : les anges judéo-chrétiens, les sirènes qu'on trouve sous forme de femmes ailées dans l'antiquité, ou de créatures mi-femmes, mi-poissons dans le folklore médiéval et scandinave. Entre la sirène et la fée, on peut aussi penser à la figure de Mélusine, qui se métamorphose en serpent quand elle se baigne. Ces créatures composites sont toutes de Chimères, qui désigne aussi, dans le langage courant, le rêve impossible à réaliser.

Les perceptions sont constamment mêlées : le monstre énorme et effrayant du côté de la vue, la sirène du côté du chant, donc de l'ouïe. L'oeil qui ouvre la porte, puis les yeux de velours, qui associent la vue et le toucher. L'énumération finale mélange les sens : « rythme, parfum, lueur » dans une gradation de plus en plus abstraite.

Chez Baudelaire, les conjonctions ont souvent un sens caché : elles traduisent ici une logique de cause-conséquence : « un infini que j'aime, justement parce qu'il est inconnu ». L'univers est « moins hideux, et donc il est moins lourd. » Par cette correspondance entre le poids des instants et la laideur du monde, le poète se métamorphose en Sisyphe, ou en Atlas, qui porte le poids du monde sur ses épaules.

Le dernier vers ne répond pas à la question initiale, mais l'interrogation même permet de préserver le mystère, et donc la beauté de l'inconnu : « l'univers moins hideux » la beauté va au-delà de la réalité donnée. « Les instants moins lourds » : la beauté nous permet d'échapper au poids du temps, qu'il soit appelé l'Ennemi ou l'Horloge.

Conclusion



Dans cette Hymne à la Beauté, le poète décrit une relation d'adoration presque mystique. À travers la sensualité des correspondances, les allégories envahissent tout le poème, et donnent à voir un monde fascinant et infini.

Tout à tour amante, actrice adulée, déesse inatteignable, la Beauté apparaît comme une figure ambivalente, fascinante et redoutable. La recherche de la Beauté conduit le poète vers un monde hors du temps, qui, sans être la mort elle-même, ressemble à une mort, à la fois douce et amère.


Julio Romero De Torres, Musidora, vers 1900.

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