Couverture pour Les Fleurs du Mal

Baudelaire, Les Fleurs du Mal
« Spleen IV »
Commentaire linéaire



Introduction



Baudelaire critique d’art est un grand admirateur de Delacroix, qui est pour lui le digne hĂ©ritier d’un Rubens ou d’un Goya. On retrouve dans la poĂ©sie de Baudelaire cet hĂ©ritage pictural au goĂ»t baroque : allĂ©gorique, avec des clair-obscurs spectaculaires et mouvementĂ©s.

Baudelaire est aussi un gĂ©nial traducteur d’Edgar Allan Poe. Et cela se ressent aussi dans ces images cauchemardesques, Ă  la fois concrĂštes et fantastiques qui sont caractĂ©ristiques de l’écrivain amĂ©ricain.

Toutes ces influences se retrouvent dans sa représentation du spleen : Baudelaire utilise ce mot anglais pour désigner une conscience de la mort qui confine au désespoir. Il aurait pu reprendre le mot de vanité, ou celui de mélancolie. En important ce mot dans la langue française, Baudelaire se pose à la fois en traducteur, en héritier, et en créateur.

La premiĂšre partie des Fleurs du Mal, « Spleen et IdĂ©al » est plutĂŽt une descente progressive de l’idĂ©al vers le spleen. À la fin de cette section, notre poĂšme est le 4e « spleen ». La cloche fĂȘlĂ©e a sonnĂ© le glas de l’idĂ©al, on s’achemine irrĂ©mĂ©diablement vers le goĂ»t du nĂ©ant et l’horloge finale...

Problématique



Comment Baudelaire raconte-t-il cette emprise implacable du Spleen, à travers un univers symbolique qui récupÚre et transforme un héritage culturel trÚs riche ?

Axes de lecture pour un commentaire composé :



> Le Spleen radicalise la mélancolie de la plainte élégiaque et du sentiment de vanité.
> Des images Ă©tranges et originales qui dĂ©tournent des motifs traditionnels de l’Histoire des Arts.
> Une reprĂ©sentation symbolique d’une Ă©motion mĂ©taphysique et universelle.
> La dimension narrative du rĂ©cit d’une crise existentielle qui s’achemine toujours vers le pire.
> Des jeux d’opposition qui miment un combat perdu d’avance.
> Un sentiment tragique, qui écrase le poÚte de façon implacable.
> Une sensation d’enfermement absolu, non pas dans l’espace, mais dans le temps, voire dans la folie.



Premier mouvement :
Entre élégie et tragédie



Quand le ciel bas et lourd pĂšse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;


Contrairement Ă  de nombreux poĂšmes des Fleurs du Mal, ce n’est pas un sonnet. 5 quatrains, avec des rimes croisĂ©es : c’est une forme bien adaptĂ©e Ă  un rĂ©cit qui progresse pas Ă  pas.

Les trois premiers quatrains sont des complĂ©ments circonstanciels de temps qui forment une anaphore rhĂ©torique (la rĂ©pĂ©tition d’un mĂȘme terme en dĂ©but de proposition). L’élĂ©gie, c’est une complainte musicale qui insiste sur le deuil et la mĂ©lancolie : ici, la mĂ©ditation sur le temps devient une vĂ©ritable obsession : le retour des heures est implacable.

« Le cercle » Ă©voque les neufs cercles des Enfers oĂč sont rĂ©parties les Ăąmes des damnĂ©s, dans la Divine ComĂ©die de Dante. Ce poĂšte italien du 14e siĂšcle imagine un voyage aux enfers, guidĂ© par Virgile lui-mĂȘme. La catabase, c’est le mot savant pour dĂ©signer la descente aux enfers. Dans le Spleen, la rĂ©alitĂ© est devenue un enfer, oĂč le poĂšte est enfermĂ©.

« Le Ciel 
 l’horizon 
 les nuits » c’est la description d’un paysage. Le ciel est le sujet des verbes « peser 
 embrasser ... verser » : il orchestre l’enfermement du poĂšte. On est loin du paysage Ă©tat-d’ñme romantique oĂč Nature est empathique avec le poĂšte, comme dans les MĂ©ditations PoĂ©tiques de Lamartine.

Le verbe embrasser au participe présent insiste sur cet enfermement dans la durée. Les verbes peser et verser semblent au présent de narration (pour actualiser un récit passé). Mais on peut aussi y trouver une dimension de vérité générale (une action vraie en tout temps) ce récit a surtout une valeur symbolique universelle.

« De l’horizon » est le complĂ©ment du nom « cercle » : on devrait normalement avoir « le cercle de l’horizon ». Cette antĂ©position crĂ©e un effet d’attente inconfortable pour le lecteur. Dans le spleen, le passage du temps est une vĂ©ritable souffrance. Le cercle, l’horizon : ce sont des formes circulaires qui ne laissent aucune Ă©chappatoire. On voit dĂ©jĂ  se dessiner la fin tragique du poĂšme.

Baudelaire ne dit pas « mon esprit » mais « l’esprit » avec un article dĂ©fini gĂ©nĂ©rique (qui dĂ©signe une notion abstraite). Le pronom personnel « nous » a aussi cette valeur universelle presque philosophique, incluant tous les ĂȘtres humains.

Dans ce paysage infernal, « l’esprit gĂ©missant » devient comme ces figures mythologiques condamnĂ©es aux Enfers. Une proie persĂ©cutĂ©e par les longs ennuis : c’est une vĂ©ritable allĂ©gorie : la personnification d’une idĂ©e abstraite. Cela correspond parfaitement aux Érynies, les divinitĂ©s persĂ©cutrices de la mythologie grecque.

Ces images sont dĂ©tournĂ©es et dĂ©gradĂ©es : le ciel est comparĂ© Ă  un ustensile de cuisine. Un ciel lourd, c’est une expression toute faite, mais le verbe peser rend l’image plus concrĂšte. C’est ce qu’on appelle une catachrĂšse : on remotive une mĂ©taphore entrĂ©e dans le langage courant.

Les sensations sont variĂ©es : le toucher, la vue, l’ouĂŻe, et mĂȘme le goĂ»t. On entend le couvercle avec les allitĂ©rations (retour de sons consonnes) en C ou encore le versement du jour avec les L et les S . Tout cela construit une mĂ©taphore filĂ©e Ă©trangement concrĂšte : le monde est un rĂ©ceptacle oĂč nous sommes enfermĂ©s, le jour est un poison dans lequel nous sommes progressivement noyĂ©s.

Le jour est pire que la nuit : c’est une opposition paradoxale (qui choque le sens commun). La tristesse est plutĂŽt du cĂŽtĂ© de la nuit habituellement. Mais en plus le singulier est opposĂ© au pluriel : le jour Ă©quivaut Ă  plusieurs nuits... le temps se rĂ©pĂšte et s’allonge, le spleen rejoint la mĂ©lancolie de l’élĂ©gie.

On peut aussi trouver un deuxiĂšme effet de contraste : le mouvement vertical du versement s’oppose au cercle de l’horizon. le poĂšte est donc cernĂ© de toutes parts. L’enjambement (qui prolonge la phrase d’un vers Ă  l’autre) renforce le poids de la prĂ©position « sur l’esprit ». À travers ce ciel lourd, le poĂšte est Ă©crasĂ© par quelque chose qui le dĂ©passe, comme le hĂ©ros tragique.

DeuxiĂšme mouvement :
Une noirceur originale



Quand la terre est changée en un cachot humide,
OĂč l'EspĂ©rance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tĂȘte Ă  des plafonds pourris ;


Le ciel, puis la terre : c’est une progression du haut vers le bas qui nous est racontĂ©e Ă©tape par Ă©tape. On devine dĂ©jĂ  que rien ne pourra arrĂȘter ce mouvement descendant. La terre et le ciel, ce sont aussi les deux Ă©lĂ©ments opposĂ©s et complĂ©mentaires d’un tableau dĂ©primant.

En fait, ici la terre comprend certainement aussi le ciel par mĂ©tonymie (c’est Ă  dire par glissement de proximitĂ©) : la terre, c’est le monde entier. La mĂ©taphore est filĂ©e : l’univers devient un cachot, il ne reste aucun espace de libertĂ©.

Chauve-souris rime avec pourris, comme si elle Ă©tait dĂ©jĂ  morte, ou comme si les plafonds pourris Ă©taient dĂ©jĂ  l’intĂ©rieur d’un cadavre. On peut penser au poĂšme Une Charogne : la mĂ©ditation sur la mort est alimentĂ©e par ces images concrĂštes.

Dans l’imaginaire romantique, l’EspĂ©rance est souvent une colombe, du cĂŽtĂ© du sublime. La chauve-souris qui se cogne la tĂȘte se trouve du cĂŽtĂ© du grotesque. On peut parler de registre burlesque : des termes comiques et familiers sont utilisĂ©s pour dĂ©signer quelque chose d’élevĂ© et de sĂ©rieux.

La chauve-souris n’est mĂȘme plus un oiseau, mais un animal aveugle aux ailes atrophiĂ©es. Contrairement aux ailes de gĂ©ant de l’albatros, les ailes de la chauve-souris sont qualifiĂ©es de timides, du latin timeo : craindre. C’est peut-ĂȘtre une marque d’ironie tragique (le malheur final est annoncĂ© Ă  l’avance).

L’image est en mĂȘme temps un petit rĂ©cit avec des verbes qui prĂ©sentent des actions en mouvement : battant et se cognant sont des participes prĂ©sent qui s’inscrivent dans la durĂ©e. Le verbe s’en aller est sĂ©parĂ© de son sujet par un enjambement, ce qui prolonge encore l’attente du lecteur.

Le passage du temps est long et pĂ©nible, les murs au pluriel dĂ©multiplient l’action. L’allitĂ©ration en P, occlusive et sourde imite les battements de l’aile et illustre cette idĂ©e d’enfermement et de rĂ©pĂ©tition. Les assonances nasales sont traditionnellement considĂ©rĂ©es comme Ă©touffantes.

Les murs verticaux complĂštent les plafonds pourris horizontaux, qui enferment le poĂšte et rendent toute Ă©lĂ©vation impossible. On peut mettre ce poĂšme Spleen en opposition avec le poĂšme “ÉlĂ©vation” qui est du cĂŽtĂ© de l’idĂ©al. Le recueil des Fleurs du Mal fonctionne bien comme un rĂ©seau de symboles.

Les plafonds pourris constituent ce qu’on appelle une mĂ©taphore in absentia : nous avons le comparant, du cĂŽtĂ© de l’enfermement, mais pas le comparĂ©. Le spleen est une Ă©motion abstraite que ces images Ă©tranges tentent de reprĂ©senter de maniĂšre trĂšs concrĂšte.

Quand la pluie étalant ses immenses traßnées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infùmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,


AprĂšs le ciel et la terre, la pluie prolonge le mouvement descendant qui semble aussi inĂ©vitable que la gravitĂ©. Mais on franchit une nouvelle Ă©tape dans l’allĂ©gorie : l’intĂ©riorisation, qui se poursuit jusqu’au cerveau. Le plafond du 2e quatrain est comme rĂ©duit au minimum, il devient simplement : « le fond ».

Dans un paysage Ă©tat-d’ñme romantique, la pluie entrerait en Ă©cho avec les larmes du poĂšte, qui sentirait l’empathie de la nature mĂ©lancolique comme lui. Mais vous allez voir que Baudelaire transforme profondĂ©ment toutes ces images.

Dans cette mĂ©taphore filĂ©e, la pluie imite les barreaux d’une prison qui enferme le poĂšte. Le fond du cerveau oĂč les araignĂ©es tissent leurs toiles, devient alors la cellule d’une prison. Les fenĂȘtres oĂč les larmes forment des barreaux, ce sont bien sĂ»r les yeux du poĂšte : enfermĂ© dans sa propre subjectivitĂ©, il n’a aucune chance d’y rĂ©chapper.

La pluie dessine un mouvement vertical, qui est tout de suite contredit par le verbe Ă©taler. Les barreaux verticaux ferment une prison qui est vaste, c’est Ă  dire Ă©tendue horizontalement. D’ailleurs, le mot prison forme une rime riche plutĂŽt rare avec le mot horizon, tous deux Ă  l’hĂ©mistiche. La prison est le seul horizon du poĂšte.

Avoir une araignĂ©e au plafond, c’est une image qui dĂ©signe la folie. Le mouvement descendant de l’araignĂ©e est contredit par le pluriel : un peuple d’araignĂ©es. En devenant horizontal, le mouvement devient dĂ©bordant, c’est une folie envahissante.

L’image des araignĂ©es poursuit la mise en scĂšne burlesque de la chauve-souris. Cela vient contribuer Ă  une sorte de bestiaire des animaux de l’ombre. L’adjectif infĂąmes a une Ă©tymologie trĂšs forte : du latin infamis, ignoble.

On peut certainement entendre un jeu sur les sonoritĂ©s : les femmes araignĂ©es. Ce serait un calembour : un double sens provoquĂ© par un jeu avec les sonoritĂ©s. Le double sens est enrichi d’une rĂ©fĂ©rence mythologique ici : dans Les MĂ©tamorphoses d’Ovide, ArachnĂ© est une femme transformĂ©e par AthĂ©na, jalouse de son talent de tisseuse.

Est-ce qu’il faut retenir l’image d’AthĂ©na, dĂ©esse de la sagesse et de la raison, punissant le poĂšte qui tisse ses rĂ©seaux de symboles ? Ou encore celle de l’araignĂ©e, femme vampirique vidant le poĂšte de son inspiration ? Chez Baudelaire, les femmes sont souvent, comme ici (du cĂŽtĂ© du spleen), dangereuses, voire fatales.

L’expression « tendre ses filets » est une expression toute faite, qui signifie « tendre un piĂšge ». Ce choix est significatif, car Baudelaire aurait pu dire « tisser sa toile ». Au-delĂ  de la captivitĂ©, c’est la mort qui attend la proie de l’araignĂ©e : cela souligne le caractĂšre fatal du spleen.

Le verbe « tendre » est retardĂ© par le verbe venir qui fonctionne comme un semi-auxiliaire : les araignĂ©es n’ont pas encore tendu leurs filets, mais c’est inĂ©luctable dans un futur proche... De mĂȘme, le participe prĂ©sent inscrit l’action dans la durĂ©e : les filets et la pluie s’accumulent. À travers tout le poĂšme, le temps est ralenti, Ă  la limite de l’inertie.

L’adjectif muet est intrigant : malgrĂ© le peuple des araignĂ©es, la solitude silencieuse prĂ©domine, d’ailleurs, le verbe venir est bien au singulier. Mais cette expĂ©rience de la solitude est partagĂ©e avec une premiĂšre personne du pluriel, et des verbes qui se rapprochent d’un prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale. Le poĂšte reprĂ©sente un sentiment universel.

La chauve-souris est un animal aveugle, les araignĂ©es sont muettes : l’allĂ©gorie foisonne de dĂ©tails, mais en mĂȘme temps, le poĂšte est progressivement privĂ© de ses sens, et de tout contact avec le monde extĂ©rieur.

TroisiĂšme mouvement :
Un basculement final



Des cloches tout Ă  coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent Ă  geindre opiniĂątrement.


Le poĂšme bascule avec le connecteur temporel « tout Ă  coup » qui marque une rupture avec les quatrains prĂ©cĂ©dents. On passe maintenant Ă  des verbes d’action particuliĂšrement Ă©nergiques : « sauter 
 lancer » : c’est le moment de paroxysme du poĂšme, qui met fin Ă  la premiĂšre phrase.

Le ciel du premier quatrain semble soudain trĂšs Ă©loignĂ© Ă  cause de la prĂ©position : rien n’est stable. Les cloches se mĂ©tamorphosent, comparĂ©es Ă  des esprits errants. Dans le premier quatrain on avait l’esprit, au singulier (une notion philosophique). Maintenant les esprits au pluriel nous ont fait basculer vers un imaginaire fantastique.

AprÚs le peuple muet des araignées, le silence est rompu par de multiples éléments sonores : des cloches, un hurlement, le verbe geindre. Le hurlement est singulier, mais il semble provenir de sources multiples et en mouvement : des cloches qui sautent se transforment en esprits qui errent, au pluriel. Le poÚte est comme cerné par ces plaintes.

Les assonances (retours de sons voyelles) en i sont omniprĂ©sentes. Dans le dernier vers, la mĂ©trique nous oblige insister sur le i de l’adverbe opiniĂątrement. C’est ce qu’on appelle une diĂ©rĂšse : une voyelle seule qui compte pour 1 syllabe. Cette complainte correspond bien au registre Ă©lĂ©giaque.

Ces esprits errants et sans patrie font bien sĂ»r rĂ©fĂ©rence aux Ăąmes des morts qui restent dans les limbes, faute de sĂ©pulture appropriĂ©e. On peut penser Ă  la tragĂ©die de Sophocle, Antigone, oĂč l’hĂ©roĂŻne souhaite donner une sĂ©pulture Ă  son frĂšre Polynice, pour lui permettre de trouver le repos.

Le mot « furie » fait quant Ă  lui rĂ©fĂ©rence aux divinitĂ©s romaines qui correspondent aux Érinyes dans la mythologie grecque. L’esprit qui Ă©tait la proie des longs ennuis semble s’ĂȘtre retournĂ© contre lui-mĂȘme. Baudelaire prĂ©pare peut-ĂȘtre dĂ©jĂ  l’un des poĂšmes qui clĂŽt la section Spleen et IdĂ©al : l’hĂ©autontimoroumĂ©nos, le bourreau de soi-mĂȘme.

« L’affreux hurlement lancĂ© vers le ciel » fait allusion au psaume 130, dans la bible : « De profundis clamavi // Du fond de l’abĂźme je crie vers toi Seigneur ». Le De Profundis est traditionnellement un chant de mort, et c’est aussi le titre d’un autre poĂšme des Fleurs du Mal. Baudelaire dĂ©tourne des rĂ©fĂ©rences culturelles fondamentales.

Que reprĂ©sentent les cloches ? C’est une mĂ©taphore in absentia : nous sommes obligĂ©s de deviner le comparĂ©. Les cloches reprĂ©sentent le passage du temps et rythment la vie, du carillon de l’horloge au glas de la mort, elles sont finalement un symbole de deuil.

Juste avant la sĂ©rie de poĂšmes sur le Spleen, on trouve un poĂšme intitulĂ© « La cloche fĂȘlĂ©e » : cette cloche, c’est la voix du poĂšte : fĂȘlĂ©e, elle a quelque chose de discordant. Les plaintes Ă©lĂ©giaques qui traversent le spleen ne sont que des Ă©chos de la voix du poĂšte qui ne parvient plus Ă  s’exprimer.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
DĂ©filent lentement dans mon Ăąme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crùne incliné plante son drapeau noir.


Le tiret annonce typographiquement la fin du poĂšme, comme une sorte d’épilogue, ou peut-ĂȘtre une Ă©pitaphe, puisque tout semble indiquer que le poĂšte assiste Ă  son propre enterrement.

L’allitĂ©ration en C crĂ©e un effet de parallĂ©lisme entre les corbillards et le crĂąne. D’ailleurs on peut parler de boĂźte crĂąnienne. Toute cela renvoie aussi au couvercle et au cachot des quatrains qui prĂ©cĂšdent : le poĂšte est finalement comme enterrĂ© dans son propre cerveau.

Dans cette sĂ©rie de mĂ©tamorphoses, les corbillards au pluriel, font trĂšs vite place Ă  la premiĂšre personne du singulier : mon Ăąme, mon crĂąne
 La mort du poĂšte est associĂ©e Ă  son isolement final, avec la double nĂ©gation « sans tambour ni musique ». Cette plainte qui accompagne la mort n’est entendue par personne.

L’expression « sans tambour ni trompette » est habituellement employĂ©e pour dĂ©crire la retraite d’une armĂ©e vaincue. En effet ici, le combat qui oppose l’Espoir et l’Angoisse est dĂ©jĂ  terminĂ©, comme en tĂ©moignent les participes passĂ©s. La dimension symbolique du poĂšme est bien prĂ©sente ici, avec les deux allĂ©gories mises en scĂšne trĂšs concrĂštement, comme au thĂ©Ăątre.

C’est d’ailleurs la fin d’une tragĂ©die. Les longs corbillards Ă©taient dĂ©jĂ  prĂ©sents sous la forme de longs ennuis
 Les pleurs coulaient dĂ©jĂ  avec la pluie
 Le crĂąne inclinĂ© Ă©tait annoncĂ© par la tĂȘte qui se cogne : on peut interprĂ©ter tout ça comme autant de marques d’ironie tragique.

L’Espoir est disloquĂ© par l’enjambement, extĂ©nuĂ© avec des mots de plus en plus courts : vaincu (2 syllabes) pleure (1 syllabe). Au contraire, l’Angoisse est associĂ© Ă  des mots de plus en plus longs : atroce, despotique et domine entiĂšrement le dernier vers. Les derniĂšres rimes en -oire et en -ique menaçantes, annoncent bien que la victoire finale de l’angoisse est inĂ©luctable.

Le crùne incliné fait référence au motif traditionnel de la vanité en peinture : des natures mortes qui font méditer sur le passage du temps (bougies, fleurs, sabliers ou horloges, crùnes humains). En rappelant que toute vie est soldée par la mort, ces représentations révÚlent la vanité de toute chose.

« Dans mon Ăąme » : l’image est encore abstraite, indolore, mais elle devient « sur mon crĂąne » beaucoup plus concrĂšte, avec l’évolution des prĂ©positions, et le verbe « planter » qui est particuliĂšrement cruel. Le drapeau noir imite celui de la piraterie. Baudelaire juxtapose des rĂ©fĂ©rences traditionnelles avec des images Ă©tranges, presque incongrues.

La couleur noire est prĂ©sente dĂšs le premier quatrain. Cela souligne bien l’aspect circulaire, infini du poĂšme. Le spleen est le sentiment implacable d’un Ă©ternel retour. Avec ce dernier mot, une boucle est bouclĂ©e.

Conclusion



Le Spleen de Baudelaire hĂ©rite d’une longue Histoire des Arts, oĂč les images bibliques et mythologiques cĂŽtoient l’imaginaire romantique, en passant par les vanitĂ©s en peinture et la plainte Ă©lĂ©giaque. Mais il transforme ces rĂ©fĂ©rences avec des images Ă©tranges et dĂ©calĂ©es, Ă  la limite du burlesque.

Le poĂšme est soigneusement mis en scĂšne par Baudelaire, avec des mĂ©tamorphoses et des jeux d’opposition. Le poĂšte est progressivement enfermĂ© dans son propre cerveau qui devient la scĂšne d’une dĂ©faite tragique de l’EspĂ©rance face Ă  l’Angoisse. Le spleen est un sentiment mĂ©taphysique et universel, oĂč la conscience de la mort est une boucle, Ă  la fois un point de dĂ©part et un aboutissement.

Pourtant dans ce poĂšme, le renouvellement des images semble bien lutter contre la sensation d’éternel retour. Le travail de crĂ©ation poĂ©tique n’est-il pas une maniĂšre de s’échapper de l’attente et de l’ennui ?


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