L’Abbé Prévost, Manon Lescaut.
Dialogue avec Tiberge
(explication linéaire)
Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé de vaincre lorsqu’on n’oppose rien à vos armes ! Laissez-moi raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ; c’est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur que vous relevez tant est donc mêlé de mille peines, ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs au travers desquels on tend à la félicité. Or, si la force de l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parce qu’ils peuvent conduire à un terme heureux qu’on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et d’insensée dans ma conduite une disposition toute semblable ? J’aime Manon ; je tends, au travers de mille douleurs, à vivre heureux et tranquille auprès d’elle. La voie par où je marche est malheureuse ; mais l’espérance d’arriver à son terme y répand toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payé par un moment passé avec elle de tous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien, ou, s’il y a quelque différence, elle est encore à mon avantage ; car le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est éloigné : le mien est de la nature des peines, c’est-à -dire sensible au corps ; et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi.
Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Il recula de deux pas en me disant, de l’air le plus sérieux, que non-seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c’était un malheureux sophisme d’impiété et d’irréligion ; « car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposé par la religion, est une idée des plus libertines et des plus monstrueuses.
— J’avoue, repris-je, qu’elle n’est pas juste ; mais prenez-y garde, ce n’est pas sur elle que porte mon raisonnement. J’ai eu dessein d’expliquer ce que vous regardez comme une contradiction dans la persévérance d’un amour malheureux, et je crois avoir fort bien prouvé que, si c’en est une, vous ne sauriez vous en sauver plus que moi. C’est à cet égard seulement que j’ai traité les choses d’égales, et je soutiens encore qu’elles le sont. Répondrez-vous que le terme de la vertu est infiniment supérieur à celui de l’amour ? Qui refuse d’en convenir ? Mais est-ce de quoi il est question ? Ne s’agit-il pas de la force qu’ils ont l’un et l’autre pour faire supporter les peines ? Jugeons-en par l’effet : combien trouve-t-on de déserteurs de la sévère vertu, et combien en trouverez-vous peu de l’amour ?
Introduction
Accroche
• L’Abbé Prévost, ancien moine Bénédictin, s’intéresse aux débats théologiques de son époque.
• À Port-Royal se trouvent les jansénistes, pour eux, Dieu a décidé de toute éternité le destin de chacun.
• On retrouve ces idées chez des auteurs comme Pascal (dans ses pensées), ou Racine (dans ses tragédies : Phèdre, Iphigénie)
Situation
• Le chevalier Des Grieux, habile orateur, le dit dès le début : il est formé à l’argumentation et à l’éloquence scolastique.
• Dans son récit, il utilise ces débats théologiques pour essayer de défendre sa passion amoureuse, face à Tiberge.
• Tiberge est l’ami de Des Grieux : bienveillant et compatissant, pour lui Manon Lescaut menace le salut de l’âme de son ami.
Problématique
Comment ce dialogue, rapporté par Des Grieux, montre au lecteur perspicace, sous l’habileté rhétorique du personnage, le mécanisme de passions qui concernent aussi Tiberge ?
Mouvements pour une explication linéaire
La mise en scène du dialogue révèle la structure du passage, car le nom propre de Tiberge apparaît en tête de paragraphe.
Cela fait ressortir 4 mouvements :
1) Un bonheur paradoxalement mêlé de malheurs
2) Un plaidoyer pour la passion amoureuse
3) Une réfutation peu argumentée
4) Une concession révélatrice
Axes de lecture pour un commentaire composé
I. Une stratégie qui défendre des passions
1) Une apparence de démonstration
2) Une implication des auditeurs
3) un éloge paradoxal
II. Des failles difficiles à déceler
1) Un syllogisme complexe
2) Un bonheur paradoxal
3) Une concession inévitable
III. La présence cachée du moraliste
1) Un panorama des passions humaines
2) Les effets de ces passions sur le discours
3) L’éducation d’un regard critique
Premier mouvement :
Un bonheur paradoxalement mêlé de malheurs
Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé de vaincre lorsqu’on n’oppose rien à vos armes ! Laissez-moi raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiétudes ? Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ; c’est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur que vous relevez tant est donc mêlé de mille peines, ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs au travers desquels on tend à la félicité. Or, si la force de l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parce qu’ils peuvent conduire à un terme heureux qu’on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et d’insensée dans ma conduite une disposition toute semblable ?
Mettre en scène la confrontation des idées
• Des Grieux rapporte ce dialogue : « Tiberge, repris-je … Laissez-moi » (apostrophe, incise, impératif).
• Il le présente comme un défi à relever pour quelqu’un qui n’a pas de contradicteur : « il vous est aisé » (forme impersonnelle et réfléchie).
• L’argumentation est comparée à un combat : « il est aisé de vaincre… lorsqu’on n’oppose rien à vos armes ! » (métaphore).
• Des Grieux instaure le débat comme un jeu : « raisonner à mon tour. » (pronom possessif, première personne du singulier).
• Des Grieux implique son interlocuteur : « Quel nom donnerez-vous » (question ouverte, futur et 2e pers. pluriel).
► Stratégie argumentative de Des Grieux qui demande un droit de réponse, pour défendre sa passion amoureuse.
Le bonheur de la vertu au cœur du débat
• Des Grieux prépare un argument difficile à contredire : « Pouvez-vous prétendre… ? » (question rhétorique qui attend une réponse négative : non, on ne peut pas le prétendre).
• Il examine la notion de bonheur, celle de son contradicteur : « ce que vous appelez le bonheur de la vertu » (deuxième personne du pluriel).
• Il insiste sur les difficultés de cette démarche : « soit exempt de peines… ? ». Le mode subjonctif implique la crainte, et les « peines » sont démultipliées par le pluriel.
► Des Grieux va montrer combien de « bonheur de la vertu » selon Tiberge est difficile à atteindre.
Des efforts variés et constants
• L’énumération est impressionnante : « des peines… des traverses… des inquiétudes » (gradation : termes de plus en plus forts).
• Ces obstacles viennent contrarier un cheminement : « de traverses » (métaphore du chemin).
• La recherche du bonheur est associée aux « inquiétudes » (négation lexicalisée par le préfixe in- ). C’est ce qu’on appelle un paradoxe : une association d’idées inhabituelle.
• Des Grieux utilise des images de plus en plus fortes : « à la prison, aux croix ». La métaphore et la gradation nous font voir des martyres.
• On peut y voir les tourments des passions : « supplices et tortures des tyrans ». Le pluriel donne encore plus de force à ces images.
► Des Grieux montre que la quête de la vertu est un chemin parsemé de souffrance. Paradoxalement, cela ne ressemble pas au bonheur…
Un paradoxe au cœur de cette idée de bonheur
• Il prévient une objection et la nie tout de suite : « Direz-vous… vous n’oseriez dire… » (le futur devient conditionnel avec la négation).
• Selon certains chrétiens, le bonheur se trouve justement dans la douleur : « comme font les mystiques, » (comparaison).
• Ces mystiques ont une maxime étrange : « ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme » (présents de vérité générale).
• Des Grieux utilise le terme « paradoxe » au sens fort : dire que le bonheur est souffrance, c’est une vraie contradiction.
• Cette idée est difficile à défendre : « insoutenable. » (négation lexicalisée par le préfixe in-).
► Des Grieux évite la contradiction, mais il ne fait que la retarder, car il remet le bonheur à plus tard : après les tourments.
Un bonheur retardé par des malheurs
• Des Grieux éprouve la démarche de Tiberge, le plus logiquement possible : « Ce bonheur que vous relevez tant est donc mêlé » (le démonstratif débouche sur un lien de conséquence).
• Il exagère le nombre de ces tourments : « mille peines » (c’est une hyperbole) puis il la poursuit « ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissus de malheur » (la restriction révèle une épanorthose : reformuler pour donner plus de force à un propos).
• L’image du tissus décrit des efforts entrelacés : « tissu de malheurs » (c’est une métaphore).
• La contradiction est mise en valeur : « ce bonheur … malheurs » (la mise en présence de termes opposés, c’est une antithèse).
• Mouvement vers la félicité : plaisir qui a remplacé le bonheur ! « au travers desquels on tend à la félicité » (métaphore).
► Des Grieux ne surmonte pas vraiment le paradoxe des mystiques : ce bonheur passe par l’épreuve du malheur.
Deux démarches qui relèvent en fait des passions
• Des Grieux poursuit son raisonnement logique : « Or… Parce que… » (liens de cause)
• Le sujet n’est plus une personne, mais la « force de l’imagination ». Le lecteur décèle bien ici en réalité une « force des passions ».
• La notion de bonheur est donc remplacée par un plaisir douloureux : « trouver du plaisir dans ces maux mêmes » (paradoxe).
• Cela s’explique par un parcours fait d’épreuves : « peuvent conduire à un terme heureux » (métaphore du cheminement).
• Ce proverbe décrit un désir douloureux : « qu’on espère, » (pronom indéfini et présent de vérité générale). Ce n’est plus le bonheur !
• C’est une question clé pour la suite : « pourquoi traitez-vous de contradictoire [...] une disposition semblable ? » Soit Tiberge reconnaît sa propre contradiction, soit il accepte les deux démarches.
► Le lecteur perspicace devine que Tiberge, comme Des Grieux, sont tous deux pris dans les contradictions des passions, désirant un bonheur chimérique, au prix de souffrances.
Deuxième mouvement :
Un plaidoyer pour la passion amoureuse
J’aime Manon ; je tends, au travers de mille douleurs, à vivre heureux et tranquille auprès d’elle. La voie par où je marche est malheureuse ; mais l’espérance d’arriver à son terme y répand toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payé par un moment passé avec elle de tous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses me paraissent donc égales de votre côté et du mien, ou, s’il y a quelque différence, elle est encore à mon avantage ; car le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est éloigné : le mien est de la nature des peines, c’est-à -dire sensible au corps ; et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi.
Un amour semblable aux aspirations de Tiberge
• Des Grieux commence par affirmer ce qui le touche en premier, et ce qu’il veut défendre : « J’aime Manon » (présent d’énonciation).
• Il utilise alors exactement les mêmes images et exagérations que pour décrire la quête de vertu : « je tends » (métaphore), « au travers de mille douleurs » (hyperbole).
• Le lecteur reconnaît une authentique définition du bonheur : « heureux et tranquille » (deux adjectifs coordonnés).
• Mais la métaphore du chemin vient justement retarder ce bonheur : « La voie par où je marche est malheureuse » (CC Lieu + métaphore).
• Le bonheur reste un but lointain : « mais l’espérance d’arriver à son terme y répand de la douceur ». L’’opposition introduit « l’espérance » (forme un polyptote avec le verbe « espérer » déjà utilisé).
► L’aspiration amoureuse de Des Grieux ressemble beaucoup en effet aux efforts de Tiberge pour atteindre la vertu.
Une description fine du mécanisme des passions
• Cette espérance agit à la place du personnage : « l’espérance y répand toujours de la douceur ». C’est une allégorie.
• Les passions fonctionnent sur cet espoir toujours reporté dans l’avenir : « je me croirai trop bien payé » (futur + hyperbole).
• Avec effet de contraste, il oppose « un moment passé avec elle » (article numéral) à « mille douleurs » (hyperbole).
• Les tourments endurés sont rassemblés dans cette expression : « tous les chagrins » (hyperbole dans le pluriel totalisant)
• Des Grieux mentionne sa propre aspiration au bonheur : « pour l’obtenir. » (CC But).
► Ce qui s’oppose à l’amour de Des Grieux, l’interdiction de se marier, transforme son amour en passion : une quête obsessionnelle.
Équivalence entre les deux démarches (la vertu / l’amour)
• Des Grieux met en place un syllogisme avec cette formule : « Toutes choses [...] égales ». Deux démarches aux caractéristiques similaires.
• Mais il reste prudent : « me paraissent égales ». La première personne et le verbe paraître introduisent une part de subjectivité.
• Il peut alors avancer sa conclusion : « donc » (lien de conséquence).
• Les deux démarches ont quelque chose d’équivalent : « égales de votre côté et du mien » (les pronoms personnels sont mis en balance).
• Mais Des Grieux va encore plus loin : « s’il y a quelque différence, elle est encore à mon avantage. ». La condition introduit une idée nouvelle : l’amour dépasse la vertu, selon lui.
► Avec ses précautions oratoires, Des Grieux vient de formuler une idée particulièrement subversive, mettant l’amour devant la morale.
Une supériorité de l’amour sur la vertu
• Des Grieux donne une première raison : « car le bonheur que j’espère est proche » (lien de cause). En effet normalement l’amour peut apporter un bonheur terrestre (ce qui ne sera justement pas le cas dans le roman, c’est la tragédie de Manon).
• Alors que le but de Tiberge, le salut de l’âme, est « éloigné ». En effet, il n’intervient qu’après la mort (le paradis).
• Ces deux bonheurs différents sont comparés terme à terme : « le mien est… et l’autre est » (parallélisme). Le critère étant la possibilité concrète d’un bonheur reposant sur l’amour.
► À ce moment, il semble tout de même difficile de défendre l’idée que l’amour puisse se permettre d’être immoral… Le discours de Des Grieux devient en effet subversif ici.
Un raisonnement particulièrement subversif
• Les plaisirs de l’amour compensent les peines endurées, car ils ont la même « nature » (lexique religieux). Les deux se vivent dans la chair.
• Que veut-il dire exactement ? Il explicite son propos « c’est-à -dire » (c’est une épanorthose : reformuler plus précisément).
• L’amour, comme la peine ou le plaisir, est « sensible au corps ». Des Grieux parle d’un plaisir charnel espéré dans la douleur de l’attente.
• Au contraire, le bonheur de l’âme est « d’une nature inconnue ». Dans ce jeu d’opposition, Des Grieux donne l’avantage au réel.
• Toute l’espérance de Tiberge repose sur une récompense après la mort qu’il croit aveuglément : « certaine que par la foi » (restriction).
► Ce raisonnement ne peut manquer de choquer Tiberge qui va immédiatement intervenir, avec beaucoup d’émotion.
Troisième mouvement :
Une réfutation peu argumentée
Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Il recula de deux pas en me disant, de l’air le plus sérieux, que non-seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c’était un malheureux sophisme d’impiété et d’irréligion ; « car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposé par la religion, est une idée des plus libertines et des plus monstrueuses.
Une réaction émotionnelle
• Aux yeux de Tiberge, ce discours a quelque chose de diabolique : « Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. » (part. passé, sens passif).
• Sa peur est presque physique : « Il recula de deux pas » (passé simple, verbe de mouvement). Plus tard, il voudra même « rompre commerce » avec son ami (prolepse : allusion à la suite du récit).
• Il s’éloigne tout en formulant sa réponse : « en me disant » (gérondif).
• Tiberge montre une attitude particulièrement grave : « l’air le plus sérieux » (superlatif).
► La réaction émotionnelle de Tiberge indique que Des Grieux a dépassé des limites morales. Mais il se ressaisit.
Tiberge s’oppose fermement au discours de son ami
• Tiberge annonce un raisonnement sous forme de gradation : « non seulement… mais… » (structure rhétorique).
• Tiberge dénonce le discours de Des Grieux dans son intégralité : « ce que je venais de dire » (démonstratif + périphrase).
• Pour Tiberge, tout le raisonnement de Des Grieux : « blesse le bon sens ». Cette personnification (blesse) dénonce les contradictions.
• Il analyse le discours de Des Grieux pour mieux dénoncer les procédés qu’il utilise : « c’était un malheureux sophisme » (présentatif)
• Le raisonnement de Des Grieux est « malheureux » (incorrect) et n’a selon lui que l’apparence d’une démonstration logique « sophisme ».
• Tiberge avertit son ami que ces idées sont hérétiques : « impiété et irréligion » (négations lexicalisées dans les préfixes “im-” et “ir-”)
► L’opposition de Tiberge est ferme, mais sans argumenter, il se contente d’un jugement moral, voire moralisateur.
Un jugement moral
• Des Grieux décrédibilise probablement Tiberge, car ce ne sont que des paroles rapportées : « ajouta-t-il » (incise).
• En tout cas, Tiberge s’abrite derrière la religion : le salut de l’âme est le but « proposé par la religion » (périphrase).
• Tiberge revient en particulier sur la comparaison de Des Grieux, qui le choque : « car cette comparaison » (lien de cause et démonstratif).
• Pour lui, thèse de Des Grieux se résume aux plaisir de l’amour « le terme de vos peines » (déterminant possessif de 2e personne).
• Tiberge refuse de comparer le paradis… au plaisir charnel « idée des plus libertines et des plus monstrueuses. » (superlatif et gradation).
► Le registre de langue est élevé, mais le fond, implicite, est particulièrement subversif pour l’époque.
Quatrième mouvement :
Une concession révélatrice
— J’avoue, repris-je, qu’elle n’est pas juste ; mais prenez-y garde, ce n’est pas sur elle que porte mon raisonnement. J’ai eu dessein d’expliquer ce que vous regardez comme une contradiction dans la persévérance d’un amour malheureux, et je crois avoir fort bien prouvé que, si c’en est une, vous ne sauriez vous en sauver plus que moi. C’est à cet égard seulement que j’ai traité les choses d’égales, et je soutiens encore qu’elles le sont. Répondrez-vous que le terme de la vertu est infiniment supérieur à celui de l’amour ? Qui refuse d’en convenir ? Mais est-ce de quoi il est question ? Ne s’agit-il pas de la force qu’ils ont l’un et l’autre pour faire supporter les peines ? Jugeons-en par l’effet : combien trouve-t-on de déserteurs de la sévère vertu, et combien en trouverez-vous peu de l’amour ?
Un discours qui change de visée
• Des Grieux fait une concession qui va recentrer son argumentation : « — J’avoue, repris-je » (première personne dans l’incise).
• Il admet qu’il ne faut pas dévaloriser le salut de l’âme : cette idée « n’est pas juste » (négation et présent de vérité générale).
• Concernant la comparaison que Tiberge lui reproche : « ce n’est pas sur elle que porte mon raisonnement » (négation totale).
• Plus loin, il accepte même clairement son objection : oui, « le terme de la vertu » dépasse « celui de l’amour » (comparatif de supériorité).
• Mais il dit aussi que ce n’était pas cela qu’il défendait : « Qui refuse d’en convenir ? » (question rhétorique fermée).
• Cela lui permet de conserver le cœur de sa thèse : la contradiction de Tiberge : « mais prenez-y garde » (lien d’opposition et impératif).
► Cela intrigue les auditeurs qui se demandent jusqu’où cette comparaison lui permet d’aller…
Une contradiction qui persiste
• Des Grieux est obligé de modifier sa thèse : « J’ai eu dessein… » Le passé composé revient sur le discours précédent.
• Ce qui est visé avant tout, c’est le point de vue de Tiberge : « ce que vous regardez » (pronom personnel de 2e personne).
• Avec précautions, Des Grieux admet qu’il peut y avoir « comme une contradiction … si c’en est une ».
• L’amour devrait être un bonheur, alors comment expliquer « la persévérance d’un amour malheureux » ? La formulation a ici à prendre comme un oxymore (alliance de termes contradictoires).
► Des Grieux se voit obligé de reconnaître une contradiction dans sa démarche, mais il retourne alors l’argumentaire contre Tiberge.
Un mĂŞme malheur se trouve dans la quĂŞte de vertu
• Des Grieux se concentre sur le cœur de cet argumentaire : « je crois avoir fort bien prouvé » (1ère personne, passé composé, adv. intensif)
• La contradiction se retourne fatalement contre Tiberge lui-même : « vous ne sauriez vous en sauver » (négation + conditionnel).
• Des Grieux fait remarquer que le cas Tiberge est comparable au sien « plus que moi ». La comparaison souligne que Tiberge fait lui aussi des efforts constants pour atteindre un bonheur incertain et lointain.
► Les deux démarches ne sont-elles pas justement marquées par les caractéristiques de la passion : une fuite en avant éperdue ?
Rendre acceptable un discours pourtant subversif
• Des Grieux ajuste son discours pour garder une idée simple : « C’est à cet égard seulement » (présentatif).
• Il insiste sur la proximité entre les deux démarches : « j’ai traité les choses d’égales » (le passé composé revient sur son discours).
• Il continue à défendre ce qui reste vrai malgré les objections : « je soutiens encore qu’elles le sont » (présent d’énonciation qui rejoint le présent de vérité générale).
• Pour apaiser son ami, il reformule son objection : « Répondrez-vous » (futur) et l’accorde entièrement « qui refuse d’en convenir ».
► Maintenant que Des Grieux a réussi à rendre son discours acceptable du point de vue de la morale, il va insister sur ce qui est le plus important de son point de vue : s’innocenter.
Se présenter comme une victime de l’amour
• Dans cette partie de son discours, Des Grieux inclus le lecteur lui-même : « Jugeons » (première personne du pluriel).
• Il recentre son discours : « de quoi est-il question ? Ne s’agit-il pas…? » Ces questions rhétoriques impliquent une réponse négative.
• Il reprend sa comparaison en soulignant « la force [...] pour faire supporter les peines ». Le CC de but met en avant désormais le courage et la persévérance insufflés par l’amour / la vertu.
• Ceux qui n’ont pas réussi à rester vertueux sont nombreux : « combien trouve-t-on de déserteurs » (adverbe interrogatif).
• La vertu est représentée comme un personnage austère, voire antipathique : « la sévère vertu » (allégorie)
► Des Grieux parvient donc à excuser ses propres égarements en alléguant la force de l’amour, malgré les malheurs qu’il endure.
Conclusion
Bilan
• Tout d’abord, De Grieux met en scène son dialogue avec Tiberge. Il brosse un tableau des passions, en mettant en avant l’idée d’un bonheur paradoxalement mêlé de malheurs. La forme même de ce raisonnement rapporté éveille l’esprit critique du lecteur.
• Ensuite, Des Grieux montre que la démarche de Tiberge, au service de la vertu, est semblable à la sienne, au service de l’amour : n’est-ce pas contradictoire ? Cette contradiction semble en effet éclairer le comportement des deux personnages.
• Mais comme Des Grieux se risque à mettre l’amour devant la vertu elle-même, Tiberge choqué interrompt ce qui est à ses yeux un blasphème : le salut de l’âme n’est pas à mettre au même niveau que les plaisirs de l’amour !
► Des Grieux rassure son ami avec une concession, mais le lecteur voit bien qu’il tente finalement d’excuser son propre égarement… L’amour est plus facile à suivre que la vertu.
Ouverture
• Comme l'abbé Prévost, Stendhal se penche sur le sentiment amoureux, en prenant à témoin les lecteurs qui en ont fait l’expérience :
Il faut, pour suivre avec intérêt un examen philosophique de ce sentiment, autre chose que de l'esprit chez le lecteur ; il est de toute nécessité qu'il ait vu l'amour.
Stendhal, De l’Amour, 1822.
Nathaniel Hone l'Ancien, Horace Walpole, 1765.