Couverture pour Manon Lescaut

L’Abbé Prévost, Manon Lescaut.
Dialogue avec Tiberge
(explication linéaire)



 Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisĂ© de vaincre lorsqu’on n’oppose rien Ă  vos armes ! Laissez-moi raisonner Ă  mon tour. Pouvez-vous prĂ©tendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiĂ©tudes ? Quel nom donnerez-vous Ă  la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ; c’est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur que vous relevez tant est donc mĂŞlĂ© de mille peines, ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs au travers desquels on tend Ă  la fĂ©licitĂ©. Or, si la force de l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mĂŞmes, parce qu’ils peuvent conduire Ă  un terme heureux qu’on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et d’insensĂ©e dans ma conduite une disposition toute semblable ? J’aime Manon ; je tends, au travers de mille douleurs, Ă  vivre heureux et tranquille auprès d’elle. La voie par oĂą je marche est malheureuse ; mais l’espĂ©rance d’arriver Ă  son terme y rĂ©pand toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payĂ© par un moment passĂ© avec elle de tous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses me paraissent donc Ă©gales de votre cĂ´tĂ© et du mien, ou, s’il y a quelque diffĂ©rence, elle est encore Ă  mon avantage ; car le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est Ă©loignĂ© : le mien est de la nature des peines, c’est-Ă -dire sensible au corps ; et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi.
 Tiberge parut effrayĂ© de ce raisonnement. Il recula de deux pas en me disant, de l’air le plus sĂ©rieux, que non-seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c’était un malheureux sophisme d’impiĂ©tĂ© et d’irrĂ©ligion ; « car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposĂ© par la religion, est une idĂ©e des plus libertines et des plus monstrueuses.
 — J’avoue, repris-je, qu’elle n’est pas juste ; mais prenez-y garde, ce n’est pas sur elle que porte mon raisonnement. J’ai eu dessein d’expliquer ce que vous regardez comme une contradiction dans la persĂ©vĂ©rance d’un amour malheureux, et je crois avoir fort bien prouvĂ© que, si c’en est une, vous ne sauriez vous en sauver plus que moi. C’est Ă  cet Ă©gard seulement que j’ai traitĂ© les choses d’égales, et je soutiens encore qu’elles le sont. RĂ©pondrez-vous que le terme de la vertu est infiniment supĂ©rieur Ă  celui de l’amour ? Qui refuse d’en convenir ? Mais est-ce de quoi il est question ? Ne s’agit-il pas de la force qu’ils ont l’un et l’autre pour faire supporter les peines ? Jugeons-en par l’effet : combien trouve-t-on de dĂ©serteurs de la sĂ©vère vertu, et combien en trouverez-vous peu de l’amour ?

Introduction



Accroche


• L’Abbé Prévost, ancien moine Bénédictin, s’intéresse aux débats théologiques de son époque.
• À Port-Royal se trouvent les jansénistes, pour eux, Dieu a décidé de toute éternité le destin de chacun.
• On retrouve ces idĂ©es chez des auteurs comme Pascal (dans ses pensĂ©es), ou Racine (dans ses tragĂ©dies : Phèdre, IphigĂ©nie)

Situation


• Le chevalier Des Grieux, habile orateur, le dit dès le dĂ©but : il est formĂ© Ă  l’argumentation et Ă  l’éloquence scolastique.
• Dans son récit, il utilise ces débats théologiques pour essayer de défendre sa passion amoureuse, face à Tiberge.
• Tiberge est l’ami de Des Grieux : bienveillant et compatissant, pour lui Manon Lescaut menace le salut de l’âme de son ami.

Problématique


Comment ce dialogue, rapportĂ© par Des Grieux, montre au lecteur perspicace, sous l’habiletĂ© rhĂ©torique du personnage, le mĂ©canisme de passions qui concernent aussi Tiberge ?


Mouvements pour une explication linéaire


La mise en scène du dialogue révèle la structure du passage, car le nom propre de Tiberge apparaît en tête de paragraphe.

Cela fait ressortir 4 mouvements :
1) Un bonheur paradoxalement mêlé de malheurs
2) Un plaidoyer pour la passion amoureuse
3) Une réfutation peu argumentée
4) Une concession révélatrice

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Une stratégie qui défendre des passions
   1) Une apparence de dĂ©monstration
   2) Une implication des auditeurs
   3) un Ă©loge paradoxal
II. Des failles difficiles à déceler
   1) Un syllogisme complexe
   2) Un bonheur paradoxal
   3) Une concession inĂ©vitable
III. La présence cachée du moraliste
   1) Un panorama des passions humaines
   2) Les effets de ces passions sur le discours
   3) L’éducation d’un regard critique

Premier mouvement :
Un bonheur paradoxalement mêlé de malheurs



  Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisĂ© de vaincre lorsqu’on n’oppose rien Ă  vos armes ! Laissez-moi raisonner Ă  mon tour. Pouvez-vous prĂ©tendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiĂ©tudes ? Quel nom donnerez-vous Ă  la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous, comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ? Vous n’oseriez le dire ; c’est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur que vous relevez tant est donc mĂŞlĂ© de mille peines, ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs au travers desquels on tend Ă  la fĂ©licitĂ©. Or, si la force de l’imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mĂŞmes, parce qu’ils peuvent conduire Ă  un terme heureux qu’on espère, pourquoi traitez-vous de contradictoire et d’insensĂ©e dans ma conduite une disposition toute semblable ?

Mettre en scène la confrontation des idées


• Des Grieux rapporte ce dialogue : « Tiberge, repris-je … Laissez-moi Â» (apostrophe, incise, impĂ©ratif).
• Il le prĂ©sente comme un dĂ©fi Ă  relever pour quelqu’un qui n’a pas de contradicteur : « il vous est aisĂ© Â» (forme impersonnelle et rĂ©flĂ©chie).
• L’argumentation est comparĂ©e Ă  un combat : « il est aisĂ© de vaincre… lorsqu’on n’oppose rien Ă  vos armes ! Â» (mĂ©taphore).
• Des Grieux instaure le dĂ©bat comme un jeu : « raisonner Ă  mon tour. Â» (pronom possessif, première personne du singulier).
• Des Grieux implique son interlocuteur : « Quel nom donnerez-vous  Â» (question ouverte, futur et 2e pers. pluriel).
► Stratégie argumentative de Des Grieux qui demande un droit de réponse, pour défendre sa passion amoureuse.

Le bonheur de la vertu au cœur du débat


• Des Grieux prĂ©pare un argument difficile Ă  contredire : « Pouvez-vous prĂ©tendre… ? Â» (question rhĂ©torique qui attend une rĂ©ponse nĂ©gative : non, on ne peut pas le prĂ©tendre).
• Il examine la notion de bonheur, celle de son contradicteur : « ce que vous appelez le bonheur de la vertu Â» (deuxième personne du pluriel).
• Il insiste sur les difficultĂ©s de cette dĂ©marche : « soit exempt de peines… ? Â». Le mode subjonctif implique la crainte, et les « peines Â» sont dĂ©multipliĂ©es par le pluriel.
â–ş Des Grieux va montrer combien de « bonheur de la vertu Â» selon Tiberge est difficile Ă  atteindre.

Des efforts variés et constants


• L’énumĂ©ration est impressionnante : « des peines… des traverses… des inquiĂ©tudes Â» (gradation : termes de plus en plus forts).
• Ces obstacles viennent contrarier un cheminement : « de traverses Â» (mĂ©taphore du chemin).
• La recherche du bonheur est associĂ©e aux « inquiĂ©tudes Â» (nĂ©gation lexicalisĂ©e par le prĂ©fixe in- ). C’est ce qu’on appelle un paradoxe : une association d’idĂ©es inhabituelle.
• Des Grieux utilise des images de plus en plus fortes : « Ă  la prison, aux croix Â». La mĂ©taphore et la gradation nous font voir des martyres.
• On peut y voir les tourments des passions : « supplices et tortures des tyrans Â». Le pluriel donne encore plus de force Ă  ces images.
► Des Grieux montre que la quête de la vertu est un chemin parsemé de souffrance. Paradoxalement, cela ne ressemble pas au bonheur…

Un paradoxe au cœur de cette idée de bonheur


• Il prĂ©vient une objection et la nie tout de suite : « Direz-vous… vous n’oseriez dire… Â» (le futur devient conditionnel avec la nĂ©gation).
• Selon certains chrĂ©tiens, le bonheur se trouve justement dans la douleur : « comme font les mystiques, Â» (comparaison).
• Ces mystiques ont une maxime Ă©trange : « ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme Â» (prĂ©sents de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale).
• Des Grieux utilise le terme « paradoxe Â» au sens fort : dire que le bonheur est souffrance, c’est une vraie contradiction.
• Cette idĂ©e est difficile Ă  dĂ©fendre : « insoutenable. Â» (nĂ©gation lexicalisĂ©e par le prĂ©fixe in-).
â–ş Des Grieux Ă©vite la contradiction, mais il ne fait que la retarder, car il remet le bonheur Ă  plus tard : après les tourments.

Un bonheur retardé par des malheurs


• Des Grieux Ă©prouve la dĂ©marche de Tiberge, le plus logiquement possible : « Ce bonheur que vous relevez tant est donc mĂŞlĂ© Â» (le dĂ©monstratif dĂ©bouche sur un lien de consĂ©quence).
• Il exagère le nombre de ces tourments : « mille peines Â» (c’est une hyperbole) puis il la poursuit « ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissus de malheur Â» (la restriction rĂ©vèle une Ă©panorthose : reformuler pour donner plus de force Ă  un propos).
• L’image du tissus dĂ©crit des efforts entrelacĂ©s : « tissu de malheurs Â» (c’est une mĂ©taphore).
• La contradiction est mise en valeur : « ce bonheur … malheurs Â» (la mise en prĂ©sence de termes opposĂ©s, c’est une antithèse).
• Mouvement vers la fĂ©licitĂ© : plaisir qui a remplacĂ© le bonheur ! « au travers desquels on tend Ă  la fĂ©licitĂ© Â» (mĂ©taphore).
â–ş Des Grieux ne surmonte pas vraiment le paradoxe des mystiques : ce bonheur passe par l’épreuve du malheur.

Deux démarches qui relèvent en fait des passions


• Des Grieux poursuit son raisonnement logique : « Or… Parce que… Â» (liens de cause)
• Le sujet n’est plus une personne, mais la « force de l’imagination Â». Le lecteur dĂ©cèle bien ici en rĂ©alitĂ© une « force des passions Â».
• La notion de bonheur est donc remplacĂ©e par un plaisir douloureux : « trouver du plaisir dans ces maux mĂŞmes Â» (paradoxe).
• Cela s’explique par un parcours fait d’épreuves : « peuvent conduire Ă  un terme heureux Â» (mĂ©taphore du cheminement).
• Ce proverbe dĂ©crit un dĂ©sir douloureux : « qu’on espère, Â» (pronom indĂ©fini et prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale). Ce n’est plus le bonheur !
• C’est une question clĂ© pour la suite : « pourquoi traitez-vous de contradictoire [...] une disposition semblable ? Â» Soit Tiberge reconnaĂ®t sa propre contradiction, soit il accepte les deux dĂ©marches.
► Le lecteur perspicace devine que Tiberge, comme Des Grieux, sont tous deux pris dans les contradictions des passions, désirant un bonheur chimérique, au prix de souffrances.

Deuxième mouvement :
Un plaidoyer pour la passion amoureuse



  J’aime Manon ; je tends, au travers de mille douleurs, Ă  vivre heureux et tranquille auprès d’elle. La voie par oĂą je marche est malheureuse ; mais l’espĂ©rance d’arriver Ă  son terme y rĂ©pand toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payĂ© par un moment passĂ© avec elle de tous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses me paraissent donc Ă©gales de votre cĂ´tĂ© et du mien, ou, s’il y a quelque diffĂ©rence, elle est encore Ă  mon avantage ; car le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est Ă©loignĂ© : le mien est de la nature des peines, c’est-Ă -dire sensible au corps ; et l’autre est d’une nature inconnue, qui n’est certaine que par la foi.

Un amour semblable aux aspirations de Tiberge


• Des Grieux commence par affirmer ce qui le touche en premier, et ce qu’il veut dĂ©fendre : « J’aime Manon Â» (prĂ©sent d’énonciation).
• Il utilise alors exactement les mĂŞmes images et exagĂ©rations que pour dĂ©crire la quĂŞte de vertu : « je tends Â» (mĂ©taphore), « au travers de mille douleurs Â» (hyperbole).
• Le lecteur reconnaĂ®t une authentique dĂ©finition du bonheur : « heureux et tranquille Â» (deux adjectifs coordonnĂ©s).
• Mais la mĂ©taphore du chemin vient justement retarder ce bonheur : « La voie par oĂą je marche est malheureuse Â» (CC Lieu + mĂ©taphore).
• Le bonheur reste un but lointain : « mais l’espĂ©rance d’arriver Ă  son terme y rĂ©pand de la douceur Â». L’’opposition introduit « l’espĂ©rance Â» (forme un polyptote avec le verbe « espĂ©rer Â» dĂ©jĂ  utilisĂ©).
► L’aspiration amoureuse de Des Grieux ressemble beaucoup en effet aux efforts de Tiberge pour atteindre la vertu.

Une description fine du mécanisme des passions


• Cette espĂ©rance agit Ă  la place du personnage : « l’espĂ©rance y rĂ©pand toujours de la douceur Â». C’est une allĂ©gorie.
• Les passions fonctionnent sur cet espoir toujours reportĂ© dans l’avenir : « je me croirai trop bien payĂ© Â» (futur + hyperbole).
• Avec effet de contraste, il oppose « un moment passĂ© avec elle Â» (article numĂ©ral) Ă  « mille douleurs Â» (hyperbole).
• Les tourments endurĂ©s sont rassemblĂ©s dans cette expression : « tous les chagrins Â» (hyperbole dans le pluriel totalisant)
• Des Grieux mentionne sa propre aspiration au bonheur : « pour l’obtenir. Â» (CC But).
â–ş Ce qui s’oppose Ă  l’amour de Des Grieux, l’interdiction de se marier, transforme son amour en passion : une quĂŞte obsessionnelle.

Équivalence entre les deux démarches (la vertu / l’amour)


• Des Grieux met en place un syllogisme avec cette formule : « Toutes choses [...] Ă©gales Â». Deux dĂ©marches aux caractĂ©ristiques similaires.
• Mais il reste prudent : « me paraissent Ă©gales Â». La première personne et le verbe paraĂ®tre introduisent une part de subjectivitĂ©.
• Il peut alors avancer sa conclusion : « donc Â» (lien de consĂ©quence).
• Les deux dĂ©marches ont quelque chose d’équivalent : « Ă©gales de votre cĂ´tĂ© et du mien Â» (les pronoms personnels sont mis en balance).
• Mais Des Grieux va encore plus loin : « s’il y a quelque diffĂ©rence, elle est encore Ă  mon avantage. Â». La condition introduit une idĂ©e nouvelle : l’amour dĂ©passe la vertu, selon lui.
► Avec ses précautions oratoires, Des Grieux vient de formuler une idée particulièrement subversive, mettant l’amour devant la morale.

Une supériorité de l’amour sur la vertu


• Des Grieux donne une première raison : « car le bonheur que j’espère est proche Â» (lien de cause). En effet normalement l’amour peut apporter un bonheur terrestre (ce qui ne sera justement pas le cas dans le roman, c’est la tragĂ©die de Manon).
• Alors que le but de Tiberge, le salut de l’âme, est « Ă©loignĂ© Â». En effet, il n’intervient qu’après la mort (le paradis).
• Ces deux bonheurs diffĂ©rents sont comparĂ©s terme Ă  terme : « le mien est… et l’autre est Â» (parallĂ©lisme). Le critère Ă©tant la possibilitĂ© concrète d’un bonheur reposant sur l’amour.
► À ce moment, il semble tout de même difficile de défendre l’idée que l’amour puisse se permettre d’être immoral… Le discours de Des Grieux devient en effet subversif ici.

Un raisonnement particulièrement subversif


• Les plaisirs de l’amour compensent les peines endurĂ©es, car ils ont la mĂŞme « nature Â» (lexique religieux). Les deux se vivent dans la chair.
• Que veut-il dire exactement ? Il explicite son propos « c’est-Ă -dire Â» (c’est une Ă©panorthose : reformuler plus prĂ©cisĂ©ment).
• L’amour, comme la peine ou le plaisir, est « sensible au corps Â». Des Grieux parle d’un plaisir charnel espĂ©rĂ© dans la douleur de l’attente.
• Au contraire, le bonheur de l’âme est « d’une nature inconnue Â». Dans ce jeu d’opposition, Des Grieux donne l’avantage au rĂ©el.
• Toute l’espĂ©rance de Tiberge repose sur une rĂ©compense après la mort qu’il croit aveuglĂ©ment : « certaine que par la foi Â» (restriction).
► Ce raisonnement ne peut manquer de choquer Tiberge qui va immédiatement intervenir, avec beaucoup d’émotion.

Troisième mouvement :
Une réfutation peu argumentée



  Tiberge parut effrayĂ© de ce raisonnement. Il recula de deux pas en me disant, de l’air le plus sĂ©rieux, que non-seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c’était un malheureux sophisme d’impiĂ©tĂ© et d’irrĂ©ligion ; « car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposĂ© par la religion, est une idĂ©e des plus libertines et des plus monstrueuses.

Une réaction émotionnelle


• Aux yeux de Tiberge, ce discours a quelque chose de diabolique : « Tiberge parut effrayĂ© de ce raisonnement. Â» (part. passĂ©, sens passif).
• Sa peur est presque physique : « Il recula de deux pas Â» (passĂ© simple, verbe de mouvement). Plus tard, il voudra mĂŞme « rompre commerce Â» avec son ami (prolepse : allusion Ă  la suite du rĂ©cit).
• Il s’éloigne tout en formulant sa rĂ©ponse : « en me disant Â» (gĂ©rondif).
• Tiberge montre une attitude particulièrement grave : « l’air le plus sĂ©rieux Â» (superlatif).
► La réaction émotionnelle de Tiberge indique que Des Grieux a dépassé des limites morales. Mais il se ressaisit.

Tiberge s’oppose fermement au discours de son ami


• Tiberge annonce un raisonnement sous forme de gradation : « non seulement… mais… Â» (structure rhĂ©torique).
• Tiberge dĂ©nonce le discours de Des Grieux dans son intĂ©gralitĂ© : « ce que je venais de dire Â» (dĂ©monstratif + pĂ©riphrase).
• Pour Tiberge, tout le raisonnement de Des Grieux : « blesse le bon sens Â». Cette personnification (blesse) dĂ©nonce les contradictions.
• Il analyse le discours de Des Grieux pour mieux dĂ©noncer les procĂ©dĂ©s qu’il utilise : « c’était un malheureux sophisme Â» (prĂ©sentatif)
• Le raisonnement de Des Grieux est « malheureux Â» (incorrect) et n’a selon lui que l’apparence d’une dĂ©monstration logique « sophisme Â».
• Tiberge avertit son ami que ces idĂ©es sont hĂ©rĂ©tiques : « impiĂ©tĂ© et irrĂ©ligion Â» (nĂ©gations lexicalisĂ©es dans les prĂ©fixes “im-” et “ir-”)
► L’opposition de Tiberge est ferme, mais sans argumenter, il se contente d’un jugement moral, voire moralisateur.

Un jugement moral


• Des Grieux dĂ©crĂ©dibilise probablement Tiberge, car ce ne sont que des paroles rapportĂ©es : « ajouta-t-il Â» (incise).
• En tout cas, Tiberge s’abrite derrière la religion : le salut de l’âme est le but « proposĂ© par la religion Â» (pĂ©riphrase).
• Tiberge revient en particulier sur la comparaison de Des Grieux, qui le choque : « car cette comparaison Â» (lien de cause et dĂ©monstratif).
• Pour lui, thèse de Des Grieux se rĂ©sume aux plaisir de l’amour « le terme de vos peines Â» (dĂ©terminant possessif de 2e personne).
• Tiberge refuse de comparer le paradis… au plaisir charnel « idĂ©e des plus libertines et des plus monstrueuses. Â» (superlatif et gradation).
► Le registre de langue est élevé, mais le fond, implicite, est particulièrement subversif pour l’époque.

Quatrième mouvement :
Une concession révélatrice



  — J’avoue, repris-je, qu’elle n’est pas juste ; mais prenez-y garde, ce n’est pas sur elle que porte mon raisonnement. J’ai eu dessein d’expliquer ce que vous regardez comme une contradiction dans la persĂ©vĂ©rance d’un amour malheureux, et je crois avoir fort bien prouvĂ© que, si c’en est une, vous ne sauriez vous en sauver plus que moi. C’est Ă  cet Ă©gard seulement que j’ai traitĂ© les choses d’égales, et je soutiens encore qu’elles le sont. RĂ©pondrez-vous que le terme de la vertu est infiniment supĂ©rieur Ă  celui de l’amour ? Qui refuse d’en convenir ? Mais est-ce de quoi il est question ? Ne s’agit-il pas de la force qu’ils ont l’un et l’autre pour faire supporter les peines ? Jugeons-en par l’effet : combien trouve-t-on de dĂ©serteurs de la sĂ©vère vertu, et combien en trouverez-vous peu de l’amour ?

Un discours qui change de visée


• Des Grieux fait une concession qui va recentrer son argumentation : « â€” J’avoue, repris-je Â» (première personne dans l’incise).
• Il admet qu’il ne faut pas dĂ©valoriser le salut de l’âme : cette idĂ©e « n’est pas juste Â» (nĂ©gation et prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale).
• Concernant la comparaison que Tiberge lui reproche : « ce n’est pas sur elle que porte mon raisonnement Â» (nĂ©gation totale).
• Plus loin, il accepte mĂŞme clairement son objection : oui, « le terme de la vertu Â» dĂ©passe « celui de l’amour Â» (comparatif de supĂ©rioritĂ©).
• Mais il dit aussi que ce n’était pas cela qu’il dĂ©fendait : « Qui refuse d’en convenir ? Â» (question rhĂ©torique fermĂ©e).
• Cela lui permet de conserver le cĹ“ur de sa thèse : la contradiction de Tiberge : « mais prenez-y garde Â» (lien d’opposition et impĂ©ratif).
► Cela intrigue les auditeurs qui se demandent jusqu’où cette comparaison lui permet d’aller…

Une contradiction qui persiste


• Des Grieux est obligĂ© de modifier sa thèse : « J’ai eu dessein… Â» Le passĂ© composĂ© revient sur le discours prĂ©cĂ©dent.
• Ce qui est visĂ© avant tout, c’est le point de vue de Tiberge : « ce que vous regardez Â» (pronom personnel de 2e personne).
• Avec prĂ©cautions, Des Grieux admet qu’il peut y avoir « comme une contradiction … si c’en est une Â».
• L’amour devrait ĂŞtre un bonheur, alors comment expliquer « la persĂ©vĂ©rance d’un amour malheureux Â» ? La formulation a ici Ă  prendre comme un oxymore (alliance de termes contradictoires).
► Des Grieux se voit obligé de reconnaître une contradiction dans sa démarche, mais il retourne alors l’argumentaire contre Tiberge.

Un mĂŞme malheur se trouve dans la quĂŞte de vertu


• Des Grieux se concentre sur le cĹ“ur de cet argumentaire : « je crois avoir fort bien prouvĂ© Â» (1ère personne, passĂ© composĂ©, adv. intensif)
• La contradiction se retourne fatalement contre Tiberge lui-mĂŞme : « vous ne sauriez vous en sauver Â» (nĂ©gation + conditionnel).
• Des Grieux fait remarquer que le cas Tiberge est comparable au sien « plus que moi Â». La comparaison souligne que Tiberge fait lui aussi des efforts constants pour atteindre un bonheur incertain et lointain.
â–ş Les deux dĂ©marches ne sont-elles pas justement marquĂ©es par les caractĂ©ristiques de la passion : une fuite en avant Ă©perdue ?

Rendre acceptable un discours pourtant subversif


• Des Grieux ajuste son discours pour garder une idĂ©e simple : « C’est Ă  cet Ă©gard seulement Â» (prĂ©sentatif).
• Il insiste sur la proximitĂ© entre les deux dĂ©marches : « j’ai traitĂ© les choses d’égales Â» (le passĂ© composĂ© revient sur son discours).
• Il continue Ă  dĂ©fendre ce qui reste vrai malgrĂ© les objections : « je soutiens encore qu’elles le sont Â» (prĂ©sent d’énonciation qui rejoint le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale).
• Pour apaiser son ami, il reformule son objection : « RĂ©pondrez-vous Â» (futur) et l’accorde entièrement « qui refuse d’en convenir Â».
â–ş Maintenant que Des Grieux a rĂ©ussi Ă  rendre son discours acceptable du point de vue de la morale, il va insister sur ce qui est le plus important de son point de vue : s’innocenter.

Se présenter comme une victime de l’amour


• Dans cette partie de son discours, Des Grieux inclus le lecteur lui-mĂŞme : « Jugeons Â» (première personne du pluriel).
• Il recentre son discours : « de quoi est-il question ? Ne s’agit-il pas…? Â» Ces questions rhĂ©toriques impliquent une rĂ©ponse nĂ©gative.
• Il reprend sa comparaison en soulignant « la force [...] pour faire supporter les peines Â». Le CC de but met en avant dĂ©sormais le courage et la persĂ©vĂ©rance insufflĂ©s par l’amour / la vertu.
• Ceux qui n’ont pas rĂ©ussi Ă  rester vertueux sont nombreux : « combien trouve-t-on de dĂ©serteurs Â» (adverbe interrogatif).
• La vertu est reprĂ©sentĂ©e comme un personnage austère, voire antipathique : « la sĂ©vère vertu Â» (allĂ©gorie)
► Des Grieux parvient donc à excuser ses propres égarements en alléguant la force de l’amour, malgré les malheurs qu’il endure.

Conclusion



Bilan


• Tout d’abord, De Grieux met en scène son dialogue avec Tiberge. Il brosse un tableau des passions, en mettant en avant l’idée d’un bonheur paradoxalement mêlé de malheurs. La forme même de ce raisonnement rapporté éveille l’esprit critique du lecteur.
• Ensuite, Des Grieux montre que la dĂ©marche de Tiberge, au service de la vertu, est semblable Ă  la sienne, au service de l’amour : n’est-ce pas contradictoire ? Cette contradiction semble en effet Ă©clairer le comportement des deux personnages.
• Mais comme Des Grieux se risque Ă  mettre l’amour devant la vertu elle-mĂŞme, Tiberge choquĂ© interrompt ce qui est Ă  ses yeux un blasphème : le salut de l’âme n’est pas Ă  mettre au mĂŞme niveau que les plaisirs de l’amour !
► Des Grieux rassure son ami avec une concession, mais le lecteur voit bien qu’il tente finalement d’excuser son propre égarement… L’amour est plus facile à suivre que la vertu.

Ouverture


• Comme l'abbĂ© PrĂ©vost, Stendhal se penche sur le sentiment amoureux, en prenant Ă  tĂ©moin les lecteurs qui en ont fait l’expĂ©rience :
Il faut, pour suivre avec intĂ©rĂŞt un examen philosophique de ce sentiment, autre chose que de l'esprit chez le lecteur ; il est de toute nĂ©cessitĂ© qu'il ait vu l'amour.
Stendhal, De l’Amour, 1822.



Nathaniel Hone l'Ancien, Horace Walpole, 1765.

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