Couverture pour Juste la fin du monde

Résumé-analyse de la piÚce
Juste la fin du monde
de Jean-Luc Lagarce



Louis, le personnage principal de Juste la fin du monde n’est pas PhĂšdre, ni Oedipe, et pourtant, il joue au HĂ©ros tragique. DĂšs le titre, son destin est Ă  la fois exagĂ©rĂ© et attĂ©nuĂ© : quelle est cette apocalypse annoncĂ©e de maniĂšre si Ă©trange ? Ce titre mĂ©riterait d’ailleurs une vidĂ©o entiĂšre, oĂč on pourrait s’amuser Ă  y trouver, mettons, 12 figures de style


Ce qu’on retient surtout pour l’instant, c’est que la tragĂ©die est bien prĂ©sente dĂšs le titre, mais de maniĂšre ironique, dĂ©calĂ©e, paradoxale. On va donc tout de suite revenir sur cette notion de tragĂ©die : c’est un peu thĂ©orique, mais vous allez voir, ça vaut le coup !

Le Héros tragique est toujours à la fois un peu coupable et un peu innocent. Certes, écrasé par un destin qui le dépasse, mais aussi toujours un peu responsable de ses aveuglements.

Alors c’est vrai, ces notions datent de la PoĂ©tique d’Aristote mais elles continuent de nous toucher aujourd’hui : le HĂ©ros, victime de son destin fatal, suscite la terreur et la pitiĂ©, et produit la catharsis : la purgation de nos passions.

Et c’est lĂ  que s’ajoute l’ironie de Lagarce : on va voir qu’il reprend ces mĂ©canismes de la tragĂ©die, pour affĂ»ter notre esprit critique : nous sommes invitĂ©s Ă  douter des personnages, pour mieux les juger et soupeser leur Ăąme
 VoilĂ  le privilĂšge du spectateur !

Et maintenant, prenons encore de la hauteur : et si le théùtre, feignant de nous divertir, était ce personnage jouant sa propre perte ?...

Lagarce avance cette idĂ©e dans le mĂ©moire de philosophie qu’il Ă©crit sur l’Histoire du thĂ©Ăątre, Ă©coutez :
Il s’agit de refuser la convention et de fait, l’utilisation du thĂ©Ăątre comme simple divertissement [...]. Il s’agit [...] que le thĂ©Ăątre aille Ă  sa perte : c’est lĂ  le seul thĂ©Ăątre possible.
Jean-Luc Lagarce, Théùtre et pouvoir en occident, Les Solitaires Intempestifs, 1980-2011.

Avant de commencer, je tenais Ă  adresser tous mes remerciements aux Éditions des Solitaires Intempestifs qui ont rendu cette vidĂ©o possible.

Pour incarner les personnages, plusieurs comĂ©diens m’ont prĂȘtĂ© leur voix :
Franck Tonnelier, fondateur d’une Ă©cole de thĂ©Ăątre en ligne, ouverte Ă  tous : L’Espace du Songe. Il incarne Louis.
Fanny Chevalier, disponible sur RS doublage, sera Suzanne.
JĂ©rĂ©mie Hamon, qui joue par ailleurs dans la Compagnie Étincelle, prĂȘte sa voix Ă  Antoine.
Jeannine Milange, propose ses lectures sur sa page facebook, et jouera le rĂŽle de La MĂšre.
Natalia Fintzel publie réguliÚrement ses réalisations sur sa chaßne « Théùtre Histoire et Littérature ». Elle sera Catherine.

Prologue



Un personnage arrive sur scĂšne, seul. On reconnaĂźt le rĂŽle introducteur du chƓur antique, qui prĂ©sente l’intrigue et les rĂ©actions attendues d’un public idĂ©al : l’intĂ©rĂȘt, l’empathie.

Mais comme pour nous inviter tout de suite Ă  la mĂ©fiance, la tirade de ce personnage, trĂšs subjective, tient plus du journal intime que du discours explicatif d’un coryphĂ©e.
LOUIS. — Plus tard, l’annĂ©e d’aprĂšs
— J’allais mourir à mon tour — [...]
je décidai de retourner les voir, [...]
pour annoncer [...]
ma mort prochaine et irrémédiable.


Ce personnage aime brouiller les pistes ! Est-ce un revenant, est-il dĂ©jĂ  mort ? On suppose qu’il est malade, mais ce n’est jamais dit dans la piĂšce. Les commentateurs rappellent souvent que Jean-Luc Lagarce est lui-mĂȘme atteint du Sida en 1988, dont il mourra en 1995.

Mais attention, la piĂšce n’a rien d’autobiographique ! Je dirais mĂȘme que ce personnage de Louis n’est malade que de sa posture tragique, de cette fatalitĂ© qu’il nous dĂ©clare d’emblĂ©e, comme pour mieux se dĂ©finir Ă  nos yeux. Peut-ĂȘtre, un malade imaginaire, un tragĂ©dien imaginaire


« À mon tour » À qui Louis fait-il allusion ? À d’autres qui sont malades comme lui ? À son pĂšre qui est dĂ©jĂ  mort ? Aux HĂ©ros de tragĂ©die ? À tout ĂȘtre humain ? À Dieu lui-mĂȘme ?

En tout cas, dĂšs ce prologue, on dĂ©couvre plusieurs niveaux de lecture : personnel, familial, thĂ©Ăątral, philosophique
 Pour mieux les dĂ©couvrir, j’ai rĂ©alisĂ© pour vous une vidĂ©o d’explication linĂ©aire de ce passage, sur mon site.

PremiĂšre partie



ScĂšne 1



Louis arrive dans la maison familiale, il ne connaĂźt pas encore Catherine, la femme de son frĂšre Antoine, c’est sa petite sƓur Suzanne, 23 ans, qui fait les prĂ©sentations.
SUZANNE. — Tu lui serres la main ? [...]
On dirait des Ă©trangers. [...]
Ne lui serre pas la main, embrasse-la. [...]
ANTOINE. — Suzanne, ils se voient pour la premiùre fois !


Souvent chez Lagarce, les paroles sont ainsi dĂ©passĂ©es par ce qui n’est pas dit : gestes, intonations. On devine Suzanne heureuse de retrouver son frĂšre — Antoine plus rĂ©ticent — et la MĂšre semble vouloir oublier toutes ces annĂ©es d’absence.
LA MÈRE. — Ne me dites pas ça, ils ne se connaissent pas. [...]
Louis, tu ne connais pas Catherine ? [...]
ANTOINE. — Comment veux-tu ? Tu sais trùs bien.


VoilĂ  l’un des thĂšmes principaux de notre piĂšce : l’intrigue familiale. Chacun Ă  sa maniĂšre reproche Ă  Louis son absence... Pour explorer l’implicite de ce passage, je vous propose une vidĂ©o d’explication linĂ©aire, sur mon site.

ScĂšne 2



Catherine et Antoine ont deux enfants, une fille de 8 ans, et un garçon de 6 ans, qui ne sont pas là. Voilà un sujet de conversation parfait ! Mais Antoine interrompt sa femme :
ANTOINE. — Laisse ça, tu l'ennuies.
LOUIS. — Pourquoi est-ce que tu as dit ça ?
c’est mĂ©chant, pas mĂ©chant, non, c’est dĂ©plaisant.
Cela ne m’ennuie pas du tout, tout ça, mes filleuls, neveux.


Voyez comment Louis donne le mauvais rĂŽle Ă  son frĂšre, par un reproche attĂ©nuĂ© : « mĂ©chant » devient « dĂ©plaisant ». C’est une figure courante chez Lagarce : l’épanorthose, reformuler pour gagner en exactitude.

Mais le premier jet reste rĂ©vĂ©lateur ! Lagarce en parle notamment dans un trĂšs bel article qu’on trouve dans Du Luxe et de l’Impuissance, et oĂč il confie ses secrets d’écriture :
Avec l'ordinateur, ont disparu le brouillon, la rature et le remords. [...] Ne reste, au bout du compte, Ă  tort, que le dernier mot choisi.
Jean-Luc Lagarce, Du Luxe et de l'impuissance, « Comment j'écris », Les Solitaires intempestifs, 1995.

Ces hésitations, ces corrections qui envahissent le langage révÚlent bien les crises que traversent les personnages. Quel rÎle joue la parole dans les crises de la piÚce ? Pour en savoir plus, je traite ce sujet de dissertation, pas à pas, sur mon site.

On apprend alors que le garçon de six ans s’appelle Louis, Catherine explique :
CATHERINE. — Il porte avant tout le prĂ©nom de votre pĂšre et fatalement, par dĂ©duction... Nous nous sommes dit ça, que nous l’appelions Louis, comme votre pĂšre, donc, comme vous, de fait.
ANTOINE. — Les rois de France.


On devine alors que ce prĂ©nom, qui est le prĂ©nom du pĂšre, symbolise une certaine responsabilité  Dans une dynastie comme celle des Bourbons (« les rois de France » comme le fait remarquer Antoine), le prĂ©nom Louis trace un destin


ScĂšne 3



C’est le premier tĂȘte-Ă -tĂȘte de la piĂšce : Louis se retrouve seul avec sa jeune sƓur Suzanne. Elle lui parle des cartes postales qu’il envoie rĂ©guliĂšrement :
SUZANNE. — Parfois, tu nous envoies des lettres, [...]
de petits mots, juste des petits mots [...]
comment est-ce qu’on dit ?
elliptiques.


Suzanne met le doigt sur quelque chose : ces cartes postales ne sont-elles pas des excuses qui lui évitent de demander de réelles nouvelles, et qui lui permettent de rester absent ? Chaque personnage a comme ça, des arrangements plus ou moins conscients. Pour creuser leur complexité, je reviens sur chacun des personnages, en détail, sur mon site.

Suzanne admire beaucoup son frĂšre : il Ă©crit, il prend l’avion
 Elle a une voiture, mais c’est surtout pour conduire sa mĂšre, et elle se rĂ©signe Ă  rester lĂ , amĂ©nageant l’étage qu’elle oppose Ă©trangement au rez-de-chaussez, ici-bas.
SUZANNE. — C'est comme une sorte d'appartement. [...]
Mais ce n'est pas ma maison, [...]
il y a plus de confort qu'il n'y en a ici bas.


Ce mĂ©tier d’écrivain qui Ă©loigne Louis du reste de sa famille, fait qu’on peut le dĂ©crire comme un « transfuge de classe » : une notion de philosophie sociale, qui dĂ©signe un individu qui a changĂ© radicalement de milieu social.

En tout cas, par sa profondeur et sa complexitĂ©, cette piĂšce se prĂȘte bien Ă  un regard pluridisciplinaire moderne : quand la sociologie Ă©claire les dynamiques familiales et leurs rĂ©percussions psychologiques.

ScĂšne 4



Les voilĂ  Ă  nouveau tous rĂ©unis. Par nostalgie, la mĂšre raconte le passĂ©, quand son mari Ă©tait encore en vie. Elle s’adresse Ă  Catherine, tandis qu’Antoine veut l’interrompre.
LA MÈRE. — Tous les dimanches, comme une tradition [...]
« qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente »
tous les dimanches, on allait se promener.
ANTOINE. — Maman ! [...] Elle connaüt ça par cƓur.


L’histoire de la mĂšre est pleine d’indices concernant le passĂ©. Et on devine finalement pourquoi Antoine n’aime pas entendre cette histoire : c’est un reproche cachĂ©.
LA MÈRE. — Aprùs, [...] ces deux-là sont devenus trop grands, [...]
et nous seulement avec Suzanne,
cela ne valait plus la peine.
ANTOINE. — C’est notre faute.
SUZANNE. — Ou la mienne.


ScĂšne 5



Dans ce monologue, Louis nous rĂ©vĂšle une de ses pensĂ©es : la conviction que fatalement, on va cesser de l’aimer. Mais, et si c’était lui-mĂȘme qui dĂ©courageait les autres de l’aimer ?

LOUIS. — Ils renoncùrent à moi,
tous, d’une certaine maniùre [...]
parce que je les en décourage,
Cette absence d’amour dont je me plains [...]
toujours fut pour moi l’unique raison de mes lĂąchetĂ©s.


Il faut lire et relire ces monologues de Louis, parce qu’ils donnent accĂšs Ă  ses pensĂ©es, un peu comme la focalisation interne d’un roman, rĂ©vĂ©lant la subjectivitĂ© d’un personnage.

Mais restons mĂ©fiants : des indices nous laissent entendre qu’il peut nous mentir et/ou se mentir Ă  lui-mĂȘme.

Quelle est la cause de ce sentiment de manque d’amour ? Un arrangement (une lĂąchetĂ©) ? La naissance du frĂšre ou la mort du pĂšre ? Une orientation sexuelle secrĂšte ? Ce passage soulĂšve des non-dits et rĂ©vĂšle des zones d’ombre.

ScĂšne 6 et 7



DeuxiĂšme tĂȘte-Ă -tĂȘte de la piĂšce : cette fois-ci avec Catherine. Elle lui parle surtout d’Antoine :
CATHERINE. — Sa situation, vous ne la connaissez pas [...]
Ce n’est pas un reproche,
— Je ne voudrais pas avoir l’air de vous faire un mauvais procùs — [...]
Mais lui, [...] il en déduit certainement
que sa vie ne vous intéresse pas. [...]
et ce n’est pas ĂȘtre mĂ©chant, [...]
que de penser qu’il n’a pas totalement tort.


Catherine aussi reformule sans cesse ses propos, pour mieux faire passer son message. « Je ne voudrais pas avoir l’air de vous faire un mauvais procĂšs » On peut parler ici d’une prĂ©tĂ©rition (laisser entendre ce qu’on affirme ne pas dire).

Et en effet, la piĂšce elle-mĂȘme ressemble Ă  un procĂšs : chaque personnage vient tĂ©moigner. Le spectateur peut alors soupeser l’ñme de Louis, comme des dieux antiques
 Et vous, Ă  quel point nous semble-t-il innocent, ou coupable ?

Ironie de la situation : alors que Louis venait annoncer sa mort, il va devoir Ă©couter, c’est-Ă -dire, devenir spectateur. Mais saura-t-il vraiment entendre les autres ? Le prĂ©nom « Louis » rĂ©sonne comme le sens de l’ouĂŻe, ce n’est certainement pas un hasard


En tout cas, quand il tente d’expliquer ce qu’il est venu faire, Catherine l’interrompt : elle ne veut pas transmettre de message, « ce n’est pas son rĂŽle ».

La scĂšne 6 mĂ©rite alors qu’on la relise en gardant Ă  l’esprit l’avis que Suzanne donne dans la scĂšne suivante : « il ne faut pas s’y fier, elle sait dĂ©cider, elle Ă©nonce bien » 

ScĂšne 8



TroisiĂšme tĂȘte-Ă -tĂȘte de Louis, cette fois-ci avec sa mĂšre, qui le prĂ©vient : son frĂšre et sa sƓur vont profiter qu’il soit lĂ , pour essayer de lui parler, mais maladroitement.
LA MÈRE. — Ce qu’ils voudraient,
c’est que tu les encourages peut-ĂȘtre —
[...] que tu dises Ă  Suzanne
— mĂȘme si ce n'est pas vrai, un mensonge qu'est-ce que ça fait ? [...]
qu'elle pourrait te rendre visite, [...]
Que tu lui donnes Ă  lui, Antoine,
le sentiment qu’il n’est plus responsable de nous.


On retrouve bien ici le mythe biblique du fils prodigue : qui abandonne sa famille, mais restera toujours bien accueilli. C’est une parabole que JĂ©sus raconte dans le Nouveau Testament, pour dire une chose : tout pĂ©cheur peut racheter ses fautes, s’il montre des remords.

C’est donc un moment Ă©mouvant, parce qu’un geste de Louis semble pouvoir rĂ©soudre les conflits de cette famille
 Mais en relisant le passage, vous verrez que de nombreux indices remettent dĂ©jĂ  en cause cet espoir.

Un peu comme la Pythie antique, la mÚre ne réalise pas la portée de ses propres mots. En autorisant Louis à mentir, elle lui fournit en fait une parfaite échappatoire vers son destin...

ScĂšne 9



Tout le monde se retrouve autour d’un cafĂ©. Mais comme Catherine vouvoie Louis, Suzanne s’étonne, Antoine se moque, elle rĂ©pond, c’est une nouvelle crise :
ANTOINE. — Comment est-ce que tu me parles ? [...]
c’est parce que Louis est là, c’est parce que tu es là,
tu es là et elle veut avoir l’air.


Il est particuliĂšrement intĂ©ressant de comparer cette scĂšne avec la version, trĂšs diffĂ©rente, du film de Dolan
 Finalement, tout le monde quitte la table, sauf Catherine, qui reste seule. C’est l’une des rares didascalies de la piĂšce !

ScĂšne 10



Nouveau monologue de Louis, qui se prend à espérer que le monde disparaisse avec lui :
LOUIS. — Étranger. Je pense du mal.
Je n'aime personne, je ne vous ai jamais aimés,
c'Ă©tait des mensonges,
Pourquoi la Mort devrait-elle me rendre bon ?


Ce mot « Ă©tranger » nous rappelle Meursault, l’étranger de Camus, incontestablement coupable d’un meurtre absurde, condamnĂ© Ă  mort surtout pour n’avoir pas pleurĂ© Ă  l’enterrement de sa mĂšre


La derniĂšre piĂšce de Lagarce, Le Pays Lointain, en dit plus long sur Louis, cette fois-ci entourĂ© de personnages du passĂ©, comme l’ami de longue date :
LONGUE DATE. — Revenir aprĂšs tant d'annĂ©es, revenir sur ses propres traces et avoir commis quelques crimes,
et pourquoi non ? [...]
Crimes ou abandons,
[...] ce n'est pas loin d'ĂȘtre la mĂȘme chose.
Jean-Luc Lagarce, D’un Pays Lointain, Les Solitaires Intempestifs, 1995.


VoilĂ  l’énigme
 Quel grand enquĂȘteur finit par dĂ©couvrir que le coupable du crime, c’est lui-mĂȘme ? Ayant abandonnĂ© ses parents et croyant Ă©chapper Ă  son destin, il le prĂ©cipite au contraire, assassine son pĂšre, Ă©pouse sa mĂšre
 ƒdipe est lĂ  bien sĂ»r prĂ©sent en filigrane tout au long de la piĂšce


ScĂšne 11



C’est une scĂšne trĂšs attendue : le dialogue entre Louis et son frĂšre. Pour engager la conversation, Louis dit Ă  Antoine qu’il Ă©tait arrivĂ© en avance Ă  l’aĂ©roport, mais qu’il n’a pas osĂ© venir plus tĂŽt
 Cela ressemble Ă  une mauvaise excuse...

En tout cas, Antoine ne veut pas l’écouter, il se mĂ©fie, et on peut mesurer Ă  quel point la communication est rompue entre les deux frĂšres :
ANTOINE. — Ne commence pas, [...]
tu vas me raconter des histoires [...]
Je n’ai pas envie d’écouter, [...]
Les gens qui ne disent rien, on croit juste qu’ils veulent entendre,
mais souvent, tu ne sais pas,
je me taisais pour donner l’exemple.


Quand on connaĂźt le souhait de Louis d’annoncer sa mort prochaine, l'exemple d'Antoine produit un effet d’ironie tragique : une allusion au dĂ©nouement fatal.

On dirait mĂȘme ici que le personnage sur scĂšne nous met en garde contre « ces histoires » auxquelles nous assistons. C’est la double Ă©nonciation propre thĂ©Ăątre : les mots prononcĂ©s sur scĂšne sont aussi adressĂ©s aux spectateurs.

Avertir le spectateur de la supercherie des conventions thĂ©Ăątrales
 C’est justement le rĂŽle que Lagarce donne au dramaturge, dans son mĂ©moire de philosophie :
Le dramaturge joue les « francs-tireurs », refusant d’entrer dans l’institution que les siĂšcles passĂ©s ont construite autour du thĂ©Ăątre : il est dĂ©sormais de son devoir de dĂ©monter et de dĂ©montrer les mĂ©canismes de la supercherie.
Jean-Luc Lagarce, Théùtre et pouvoir en occident, Les Solitaires Intempestifs, 1980-2011.


IntermĂšde



ScĂšnes 1 Ă  5



Dans cet intermĂšde, les scĂšnes sont trĂšs courtes : Louis raconte un rĂȘve qu’il a fait.
LOUIS. — Dans mon rĂȘve [...] toutes les piĂšces de la maison Ă©taient loin les unes des autres. [...] Je me chantonne [...] « la pire des choses, serait que je sois amoureux ».

Ces petites paroles chantonnĂ©es rĂ©vĂšlent bien sa crainte des liens affectifs. On peut aussi se demander si ce n’est pas un indice de la difficultĂ© qu’il aurait Ă  annoncer Ă  sa famille son homosexualitĂ© prĂ©sumĂ©e.
Dans son film, Xavier Dolan choisit de montrer, ce qui n’est dans la piùce, qu’une hypothùse de lecture.

Pendant ce temps, Suzanne et Antoine discutent dans une autre piĂšce. On peut relire ces scĂšnes en gardant Ă  l’idĂ©e que le verbe « entendre » prononcĂ© par chacun des membres de la famille, est plus qu’un verbe de perception : il reprĂ©sente le dĂ©sir qu’ils ont de se comprendre sincĂšrement.

ScĂšnes 6 Ă  9



Dans une autre piÚce, Suzanne et Antoine reviennent sur leurs impressions concernant le départ de Louis. Suzanne se trouve malheureuse

ANTOINE. — Mais tu ne l’es pas et tu ne l’as jamais Ă©tĂ©.
C’est lui, l’Homme Malheureux, [...]
tu ne peux pas le rendre responsable, [...]
c’est juste un arrangement.


Ce mot « arrangement » revient plusieurs fois dans cet intermĂšde... Il rĂ©vĂšle le mensonge que chaque personnage se fait Ă  soi-mĂȘme — comment chacun s’efforce de tourner son malheur Ă  son avantage


DeuxiĂšme partie



ScĂšne 1



Dans ce dernier monologue, Louis raconte son départ : il se fait narrateur.
LOUIS. — Plus tard, vers la fin de journĂ©e [...]
sans avoir rien dit de ce qui me tenait à cƓur
— c’est juste une idĂ©e mais elle n’est pas jouable —
sans avoir jamais osé faire tout ce mal, [...]
je demandai qu’on m’accompagne à la gare [...]


« Sans avoir jamais osĂ© faire tout ce mal » la formulation est ambiguë  Est-ce un choix hĂ©roĂŻque, Ă©pargnant la douleur Ă  sa famille, ou bien, est-ce qu’au contraire il ne s’apprĂȘte pas Ă  les accabler d’une nouvelle absence sans explication ?

Et comme cela a dĂ©jĂ  dĂ» ĂȘtre le cas par le passĂ©, Louis rejette habilement la culpabilitĂ© sur son frĂšre :
LOUIS. — Il semble vouloir me faire dĂ©guerpir, [...]
Il ne me retient pas,
et sans le lui dire, j’ose l’en accuser.


Le flash-back, c’est ce qu’on appelle une analepse en français, un retour dans le passĂ©. Ici, le dĂ©part de Louis revient sans cesse. Ces effets de boucle sont la marque d’un thĂ©Ăątre particuliĂšrement conscient de lui-mĂȘme :
En tant que spectateur, je n’arrive pas Ă  croire au prĂ©sent du thĂ©Ăątre : non, ça ne se passe pas lĂ , devant moi, en ce moment. [...] Je n’aime pas les acteurs [qui feignent] de ne pas savoir comment l’histoire va finir.
Jean-Luc Lagarce, Entretien pour Lucien Attoun, « Vivre le théùtre et sa vie », Les Solitaires Intempestifs, 1995.

ScĂšne 2



Cette scĂšne se situe tout juste aprĂšs le moment oĂč Louis demande qu’on le raccompagne Ă  la gare. Antoine se propose de le raccompagner — de toutes les façons, c’est sur son chemin. Louis place alors cette expression, comme un piĂšge :
LOUIS. — Cela joint l'utile Ă  l'agrĂ©able.
ANTOINE. — C'est cela, voilĂ , exactement, comment est-ce qu'on dit ? « d'une pierre deux coups ».
SUZANNE. — Ce que tu peux ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able, [...] tu vois comme tu lui parles, tu es dĂ©sagrĂ©able, ce n'est pas imaginable.


L’expression utilisĂ©e par Antoine « d’une pierre deux coups » a quelque chose de violent, elle Ă©voque la chasse, le crime, peut-ĂȘtre mĂȘme le meurtre biblique d’Abel par son frĂšre CaĂŻn.
Et cela enferme Antoine dans son rĂŽle.
CATHERINE. — Tu es un peu brutal, [...] tu ne te rends pas compte.
ANTOINE. — Un peu brutal ? Pourquoi tu dis ça ? Non. Je ne suis pas brutal. Vous ĂȘtes terribles, tous, avec moi.
LOUIS. — Non, il n’a pas Ă©tĂ© brutal, je ne comprends pas
ce que vous voulez dire.
ANTOINE. — Oh, toi, ça va, « la BontĂ© mĂȘme ».


Dans sa derniÚre réplique, Louis est bel et bien hypocrite
 Comme Tartuffe, qui défend son ennemi pour avoir le beau rÎle et mieux inspirer confiance.

ScĂšne 3



DerniÚre scÚne : La MÚre, Suzanne et Catherine restent spectatrices. Antoine dénonce le rÎle de tragédien que Louis joue depuis leur enfance.
ANTOINE. — Tu dis qu’on ne t’aime pas [...]
C'est ta maniĂšre Ă  toi, ton allure, le malheur sur le visage. [...]
Tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure [...]
Moi, je devais faire moins de bruit, te laisser la place, [...]
et jouir du spectacle apaisant enfin de ta survie légÚrement prolongée.


Ce malheur, porté sur le visage, comme un masque, par Louis, ressemble à la maladie du malade imaginaire, une douleur ostensible ; qui met en péril le bonheur des autres membres de la famille : la comédie porte en elle la tragédie.

On peut aussi penser Ă  l’humour noir d’un Beckett, qui raconte une interminable dĂ©chĂ©ance dans Fin de Partie, ou encore, la tragĂ©die comique de deux vagabonds, abandonnĂ©s par Godot, qui ne reviendra probablement jamais


Et en effet, la tragĂ©die n’est-elle pas pire pour ceux qui survivent ? Antoine, les spectateurs, ou encore par extension cette humanitĂ© cherchant Ă  se libĂ©rer des ressentiments, dans un monde oĂč Dieu n’est plus audible ?

Ce sont ces différents niveaux de lecture que je vous propose d'explorer dans ma vidéo sur ce passage.

Épilogue



Louis revient devant le public, mais bien aprÚs la fin : on peut se demander : est-il déjà mort ? Est-ce une nouvelle maniÚre de nous prendre, de nous attraper par l'illusion théùtrale ?
LOUIS. — Aprùs, ce que je fais,
je pars
Je ne reviens plus jamais. Je meurs quelques mois plus tard,
une année tout au plus. [...]


Dans une derniĂšre tirade qui tient de la poĂ©sie, et que je vous invite Ă  relire, Louis regrette de n’avoir pas osĂ© pousser un grand et beau cri.
LOUIS. — C'est ce bonheur-là que je devrais m'offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas ;
je ne l'ai pas fait.


Que symbolise ce cri ? La piĂšce de thĂ©Ăątre elle-mĂȘme ? La vĂ©ritĂ© qu’il n’a pas rĂ©vĂ©lĂ©e aux autres ? Je vous propose une explication linĂ©aire en vidĂ©o sur ce passage, pour mieux rĂ©pondre Ă  ces questions.

Et si la véritable tragédie de cette piÚce, ce n'était pas la mort du personnage, ni la mort de l'auteur, mais l'envahissement par le silence et l'oubli ?

Et si le geste du dramaturge, paradoxalement, consistait Ă  peindre l’oubli, pour mieux le conjurer ? À Ă©voquer le cri, pour mieux nous confier sa voix, malgrĂ© la mort ?

En tĂȘte de son recueil d’articles Du Luxe et de l’Impuissance, Jean-Luc Lagarce cite ce passage cĂ©lĂšbre de La Mort de l’Auteur de Roland Barthes :
L'Ă©criture est destruction de toute voix, [...] l'auteur entre dans sa propre mort, l'Ă©criture commence.
Roland Barthes, La Mort de l'Auteur, 1968.



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