Louis-Ferdinand CĂ©line
Voyage au bout de la Nuit
Explication linéaire
Partie 4 chapitre 45
Extrait étudié
Mon trimbalage Ă moi, il Ă©tait bien fini. Ă dâautres !⊠Le monde Ă©tait refermĂ© ! Au bout quâon Ă©tait arrivĂ©s nous autres !⊠Comme Ă la fĂȘte !⊠Avoir du chagrin câest pas tout, faudrait pouvoir recommencer la musique, aller en chercher davantage du chagrin⊠Mais Ă dâautres !⊠Câest la jeunesse quâon redemande comme ça sans avoir lâair⊠Pas gĂȘnĂ©s !⊠Dâabord pour endurer davantage jâĂ©tais plus prĂȘt non plus !âŠ
Et cependant jâavais mĂȘme pas Ă©tĂ© aussi loin que Robinson moi dans la vie !⊠Jâavais pas rĂ©ussi en dĂ©finitive. Jâen avais pas acquis moi une seule idĂ©e bien solide comme celle quâil avait eue pour se faire dĂ©rouiller. Plus grosse encore une idĂ©e que ma grosse tĂȘte, plus grosse que toute la peur qui Ă©tait dedans, une belle idĂ©e, magnifique et bien commode pour mourir⊠Combien il mâen faudrait Ă moi des vies pour que je mâen fasse ainsi une idĂ©e plus forte que tout au monde ? CâĂ©tait impossible Ă dire ! CâĂ©tait ratĂ© ! Les miennes dâidĂ©es elles vadrouillaient plutĂŽt dans ma tĂȘte avec plein dâespace entre, câĂ©tait comme des petites bougies pas fiĂšres et clignoteuses Ă trembler toute la vie au milieu dâun abominable univers bien horribleâŠ
Introduction
En cette fin de roman, Robinson est mort, Madelon lui a tiré un coup de pistolet dans le ventre, car il s'obstinait à tout trouver dégueulasse, l'amour surtout. Avec ses idéaux romantiques, Madelon ne pouvait pas accepter cela.
Dans notre passage, qui est l'avant-derniÚre scÚne du livre, Ferdinand semble admirer le courage de Robinson, car il est mort pour une idée. Lui, Bardamu, ne se sent pas capable d'en faire autant !
Mais derriĂšre le discours du narrateur, on perçoit l'ironie de l'Ă©crivain : mourir au nom d'une idĂ©e, c'est encore et toujours la guerre. Il s'agit toujours de fabriquer des HĂ©ros prĂȘts Ă mourir pour des mots : l'hĂ©roĂŻsme, l'honneur, la Patrie. CĂ©line l'affirme souvent : il n'est pas un Ă©crivain Ă idĂ©es.
Ainsi, le discours admiratif de Ferdinand cache en fait une réhabilitation de la lùcheté de l'homme qui ne se cherche pas d'excuses pour vivre ou pour mourir.
Le style de Céline, avec ses phrases inachevées, cette écriture qui continue aprÚs la fin, cette petite musique qu'il faut recommencer malgré le labeur qu'elle représente ; tout cela nous révÚle une Nuit sans fond, exténuante, interminable, démesurée.
Problématique
Comment cette prolongation de l'écriture aprÚs la mort de Robinson donne-t-elle des clés de compréhension du style de Céline, comme refus de toute idée ?
Axes de lecture pour un commentaire composé :
> Un moment de retour sur le travail de l'Ă©crivain.
> Une relation ambiguë avec les lecteurs.
> Une fin interminable aprĂšs la mort de Robinson.
> Une réhabilitation de la lùcheté, avec des procédés ironiques.
> Un refus de l'idée, telle qu'est est célébrée dans toute l'Histoire littéraire.
> Un style qui se rapproche de la musique, une respiration qui persiste malgré tout.
Premier mouvement :
Au-delĂ de la fin ?
Mon trimbalage Ă moi, il Ă©tait bien fini. Ă dâautres !⊠Le monde Ă©tait refermĂ© ! Au bout quâon Ă©tait arrivĂ©s nous autres !⊠Comme Ă la fĂȘte !⊠Avoir du chagrin câest pas tout, faudrait pouvoir recommencer la musique, aller en chercher davantage du chagrin⊠Mais Ă dâautres !⊠Câest la jeunesse quâon redemande comme ça sans avoir lâair⊠Pas gĂȘnĂ©s !⊠Dâabord pour endurer davantage jâĂ©tais plus prĂȘt non plus !âŠ
Le trimbalage, c'est un voyage dĂ©gradĂ© : on trimbale une valise, des affaires : avec ce mot, on est loin d'une aventure exaltante ! D'ailleurs, « trimbalage » est un nĂ©ologisme, normalement, trimbaler, c'est un verbe transitif, on trimbale toujours quelque chose. Alors qu'est-ce que Ferdinand trimbale dĂ©sormais ? Peut-ĂȘtre, son propre corps, ses souffrances, ses illusions.
En fait, c'est Parapine et Gustave qui trimbalent Robinson sur une civiÚre pendant que Ferdinand reste en arriÚre, songeur : « Mon trimbalage à moi » avec la répétition de la premiÚre personne, en début et en fin de phrase, on dirait qu'il s'identifie à ces 2 personnages qui transportent un mort.
Maintenant, le trimbalage est fini, il est mĂȘme bien fini. En cette fin de roman, le voyage est devenu un mouvement extĂ©nuĂ©, pĂ©nible. En fait, on est mĂȘme dĂ©jĂ aprĂšs la fin.
Regardez le plus-que-parfait : « il Ă©tait bien fini ⊠on Ă©tait arrivĂ©s ⊠» On dirait que l'Ă©criture se prolonge aprĂšs l'achĂšvement, sans parvenir Ă s'arrĂȘter. D'ailleurs, les points de suspension illustrent bien cela : un souffle qui continue, des phrases qui ne veulent pas se terminer, une parole qui ne veut pas finir.
Car, terminer le voyage, vous l'avez compris, c'est aussi terminer le roman. Et pour CĂ©line, c'est terminer l'Ă©criture de son livre. VoilĂ pourquoi notre passage constitue un retour sur l'Ă©criture elle-mĂȘme, et sur le travail et la difficultĂ© d'Ă©crire.
Regardez la mĂ©taphore « Le monde Ă©tait refermĂ© » : le monde, c'est Ă dire l'existence elle-mĂȘme, est comparĂ© Ă un livre qui se referme, comme si le personnage de papier percevait sa fin prochaine. La mort rĂŽde dans ce passage.
Mais en effet, le personnage de Robinson vient de mourir. Robinson, le double du narrateur, qui ressurgit à chaque étape du voyage, comme le fil rouge du récit. Sans Robinson, le voyage ne peut plus continuer.
Et pourtant, Ferdinand ne peut pas s'arrĂȘter. On comprend que derriĂšre les paroles du narrateur, c'est l'Ă©crivain qui ne peut se rĂ©soudre Ă mettre un point final au roman.
« faudrait pouvoir recommencer la musique ». Ce que Céline appelle la petite musique, c'est son style, son écriture, avec ce travail si particulier de la langue orale.
Il explique trĂšs bien cela dans une interview avec Claude Sarraute pour Le Monde en 1960 :
« Je l'appelle "petite musique" parce que je suis modeste, mais c'est une transposition trĂšs dure Ă faire, c'est du travail. [...] Les gens disent [...] : "Il a l'Ă©loquence naturelle... il Ă©crit comme il parle [...] " Seulement voilĂ ! c'est "transposĂ©". C'est juste pas le mot qu'on attendait, pas la situation qu'on attendait. C'est transposĂ© dans le domaine de la rĂȘverie entre le vrai et le pas vrai, et le mot ainsi employĂ© devient en mĂȘme temps plus intime et plus exact que le mot tel qu'on l'emploie habituellement.»
CĂ©line le rĂ©pĂšte souvent en entretien : ce processus d'Ă©criture est trĂšs pĂ©nible. « Pour endurer davantage, j'Ă©tais plus prĂȘt non plus » dans cette phrase, on entend l'Ă©crivain se plaindre de l'obligation qu'il ressent d'Ă©crire. Vous pourrez trouver en ligne un entretien avec Francine Bloch, en 1959. CĂ©line n'avoue jamais que son travail d'Ă©crivain provient d'une nĂ©cessitĂ© intĂ©rieure. Il dit qu'il Ă©crit pour payer son loyer, pour rembourser son Ă©diteur, ou parce que les lecteurs lui en demandent toujours plus.
On retrouve la mĂȘme mauvaise foi dans notre passage : « C'est la jeunesse qu'on redemande comme ça sans avoir l'air⊠Pas gĂȘnĂ©s !... » Les deux voix se superposent :
> Ferdinand, le narrateur, se sent vieux et il est trop fatigué pour continuer ;
> CĂ©line, l'Ă©crivain, se rĂ©sout dĂ©jĂ Ă Ă©crire son prochain roman... Et la matiĂšre en est dĂ©jĂ toute trouvĂ©e, ce sera sa jeunesse qu'il racontera effectivement dans Mort Ă CrĂ©dit, une jeunesse qu'il va dramatiser et noircir. Dans Mort Ă CrĂ©dit, le narrateur ne s'appellera plus Bardamu, mais il aura toujours le mĂȘme prĂ©nom, Ferdinand.
CĂ©line s'adresse directement Ă son lecteur ici « c'est la jeunesse qu'on redemande » avec une sorte raillerie, il semble dire : vous ne pouvez plus vous en passer, de mon style, n'est-ce pas ? Vous n'ĂȘtes pas gĂȘnĂ©s de me demander un tel travail ! Vous ne pouvez plus vous en passer, hein, de ma petite musique, et vous ne pouvez la trouver nul part ailleurs ! Dans un entretien avec Pierre Audinet en 1960, CĂ©line affirme : « Pourquoi j'Ă©cris ? Je vais vous le dire : pour rendre les autres illisibles⊠».
DeuxiĂšme mouvement :
La petite musique vaut mieux que les idées
Et cependant jâavais mĂȘme pas Ă©tĂ© aussi loin que Robinson moi dans la vie !⊠Jâavais pas rĂ©ussi en dĂ©finitive. Jâen avais pas acquis moi une seule idĂ©e bien solide comme celle quâil avait eue pour se faire dĂ©rouiller. Plus grosse encore une idĂ©e que ma grosse tĂȘte, plus grosse que toute la peur qui Ă©tait dedans, une belle idĂ©e, magnifique et bien commode pour mourir⊠Combien il mâen faudrait Ă moi des vies pour que je mâen fasse ainsi une idĂ©e plus forte que tout au monde ? CâĂ©tait impossible Ă dire !
Ferdinand se compare à Robinson qui est mort. Il admire le courage de son compagnon, capable de mourir pour une idée. Mais vous allez voir que cet éloge est ironique, car en réalité, Céline méprise les idées.
Dans un monologue enregistré en 1958, intitulé Céline vous parle, il explique :
Les idées, rien n'est plus vulgaire. Les encyclopédies sont pleines d'idées, il y en a quarante volumes, énormes, remplis d'idées. TrÚs bonnes d'ailleurs, excellentes. Qui ont fait leur temps. Mais ça n'est pas la question. Ce n'est pas mon domaine, les idées, les messages. Je ne suis pas un homme à message. Je ne suis pas un homme à idées. Je suis un homme à style. (Louis-Ferdinand Céline vous parle, 1958).
L'Ă©numĂ©ration du nombre de volumes de l'encyclopĂ©die est assez drĂŽle. « Combien il m'en faudrait Ă moi des vies pour que je m'en fasse ainsi une idĂ©e plus forte que tout au monde ? » On peut remplacer le mot « vie » par le mot « livres », et l'on retrouve exactement le mĂȘme propos ironique de CĂ©line que dans l'enregistrement.
L'ironie, c'est une figure de style qui consiste à faire comprendre l'inverse de ce qu'on dit. Dans notre passage, l'ironie est construite de plusieurs maniÚres. D'abord par l'exagération : « une seule idée, bien solide ⊠une belle idée, magnifique ⊠plus forte que tout au monde ». Rien que dans cette emphase, on sent que l'éloge est un peu forcé, c'est une marque d'ironie.
En effet, ces diffĂ©rentes louanges tombent Ă plat, regardez. Une idĂ©e assez « solide » pour se faire « dĂ©rouiller » ⊠On est loin du martyr prĂȘt Ă donner sa vie pour un idĂ©al. Non, Robinson s'est fait dĂ©rouiller.
AprĂšs les Henrouille, qui se laissent mourir dans leur vie rĂ©glĂ©e de bourgeois banlieusards, Robinson est dĂ©rouillĂ© : assassinĂ© bĂȘtement sur la banquette arriĂšre d'un taxi. iI n'y a rien de sublime, sa mort ne rĂ©vĂšle rien de solide, au contraire, elle rend plutĂŽt visible sa fragilitĂ©.
Une idée, c'est « bien commode pour mourir » ⊠Celui qu'on prend pour un Héros n'a pas le courage de continuer à vivre. Céline inverse les valeurs, et réhabilite la lùcheté de celui qui ne veut pas mourir. Par son écriture, qui refuse les idées, Céline montre qu'il ne prend pas la voie de la facilité. Le style, c'est ce qu'il y a de plus difficile.
D'autres Ă©lĂ©ments de langage signalent l'ironie de CĂ©line Ă travers le discours de Ferdinand. « J'avais mĂȘme pas Ă©tĂ© aussi loin que Robinson moi dans la vie » Aller loin dans la vie, c'est une expression toute faite, l'adage bien raisonnable inculquĂ© aux enfants : il faut aller loin dans la vie.
Or Robinson n'est allĂ© nul part que dans la mort. « J'avais pas rĂ©ussi, en dĂ©finitive » va dans le mĂȘme sens. Quand on parle d'un homme qui a rĂ©ussi dans la vie, on n'imagine pas la victime d'un meurtre passionnel !
En effet, comment est mort Robinson ? Il est mort dans un taxi, d'un coup de pistolet dans le ventre, tiré par sa petite amie, Madelon.
L'idée de Robinson était la suivante :
Eh bien, câest tout, qui me rĂ©pugne et qui me dĂ©goĂ»te Ă prĂ©sent ! Pas seulement toi !⊠Tout !⊠Lâamour surtout !⊠Le tien aussi bien que celui des autresâŠ
Cette idée, c'est le refus du sentimentalisme.
D'une certaine maniĂšre, CĂ©line retrace l'Histoire LittĂ©raire, et indique maintenant oĂč il situe son propre art poĂ©tique, Ă la fois Ă©loignĂ© loin de tout hĂ©roĂŻsme, de tout sentimentalisme, et de toute idĂ©e.
Le romantisme a produit ses propres Héros, le Héros romantique, qui exalte des sentiments sublimes dans un registre lyrique. Leur modÚle est Orphée, qui descend aux enfers, la lyre à la main pour aller sauver sa bien aimée.
Les écrivains réalistes se sont mis à se méfier des excÚs du romantisme, en dénonçant le sentimentalisme et le sublime. C'est ce que fait Flaubert notamment, dans Madame Bovary.
Céline va plus loin que cette démarche, il refuse toute idée, et par là tout sentimentalisme, car le sentimentalisme n'est pas autre chose que le sentiment érigé en idée, une belle et grande idée. Céline recherche encore autre chose, l'émotion qui passe à travers le langage parlé.
PoÚte comme Orphée ne le fut jamais, Céline fait de la musique avec la matiÚre la moins noble, la langue la moins sublime. Bardamu est un anti-héros ; s'il est descendu aux enfer, c'est malgré lui, pour rien, par bravade.
Chez CĂ©line, la petite musique de l'Ă©motion ne justifie ni l'amour, ni la vie, ni la mort, mais ressemble plutĂŽt Ă un souffle, un souffle obstinĂ© qui ne veut pas s'arrĂȘter.
L'homme privĂ© d'une belle idĂ©e pour laquelle mourir, c'est un homme qui a peur de la mort : « une idĂ©e plus grosse que toute la peur ». Chez CĂ©line, cette persistance dans la vie, et donc dans l'Ă©criture, coĂŻncide avec la rĂ©habilitation du lĂąche, celui qui refuse Ă tout prix d'ĂȘtre un HĂ©ros. La lĂąchetĂ© est un thĂšme central du Voyage au Bout de la Nuit, c'est mĂȘme une posture mĂ©taphysique.
TroisiĂšme mouvement :
De lâobscuritĂ© au silence
CâĂ©tait ratĂ© ! Les miennes dâidĂ©es elles vadrouillaient plutĂŽt dans ma tĂȘte avec plein dâespace entre, câĂ©tait comme des petites bougies pas fiĂšres et clignoteuses Ă trembler toute la vie au milieu dâun abominable univers bien horribleâŠ
On retrouve le thĂšme de la lĂąchetĂ© et de la fragilitĂ© dans la comparaison qui est proposĂ©e : les idĂ©es sont comparĂ©es Ă des bougies : leur point commun ? Pas fiĂšres et clignoteuses. Les bougies sont prĂȘtes Ă s'Ă©teindre, et pourtant elles s'obstinent Ă se consumer dans la nuit. Le verbe « trembler » renvoie bien Ă l'idĂ©e de peur.
Avec cette comparaison, c'est un vĂ©ritable paysage intĂ©rieur qui est dĂ©peint par CĂ©line, « dans ma tĂȘte ». On est en plein dans la subjectivitĂ© : une perception trĂšs personnelle du monde. CĂ©line nous rĂ©vĂšle dans ce passage que c'est sur cette subjectivitĂ© qu'il fonde son style d'Ă©criture. Il nous propose un vĂ©ritable Art PoĂ©tique.
Le paysage qui dĂ©file dans la tĂȘte de Bardamu correspond parfaitement au titre du roman : « vadrouiller » c'est le voyage, « un abominable univers bien horrible » c'est la Nuit.
Regardez maintenant l'insistance et la force des adjectifs péjoratifs « abominables ⊠horrible » avec l'adverbe intensif « bien horrible ». L'idée d'intensité est déjà présente dans le mot « horrible ». C'est ce qu'on appelle un pléonasme : le redoublement d'une idée déjà exprimée.
Nous ne sommes plus dans un rĂ©alisme Ă la Balzac ou mĂȘme Ă la Flaubert, nous sommes dans un monde trĂšs subjectif, obscurci par la peur.
Céline revendique une maniÚre d'écrire, qui est calquée sur une maniÚre de voir le monde, une écriture qui imite le flux de ses pensées : « avec plein d'espace entre » D'un roman à l'autre, Céline fera un usage de plus en plus abondant des points de suspension, qui symbolisent ces espaces entre les pensées.
On peut rapprocher cette prĂ©occupation de CĂ©line du stream of consciousness, qu'on retrouve chez Virginia Woolf ou James Joyce Ă la mĂȘme Ă©poque, et qu'on peut traduire en français par le courant ou le flux de conscience. C'est une maniĂšre d'Ă©crire qui mime les pensĂ©es. Dans Ulysse, James Joyce explore les richesses stylistiques du monologue intĂ©rieur, on est en 1922. Les Vagues de Virginia Woolf, date de 1931, un an avant la publication de Voyage au bout de la Nuit.
Les points de suspension sont révélateurs de ce que Céline souhaite faire avec son style : une parole qui « tremble » qui « clignote ». Le mot « musique » est aussi utilisé dans notre passage : et s'il est vrai qu'on entre dans la musique par les silences, alors le style de Céline entre dans la mélodie, justement par ces respirations.
Enfin, on peut aussi regarder les points de suspension d'un point de vue graphique : le texte est pour ainsi dire, brisé, suturé. Comme autant de cicatrices sur la page.
Chez CĂ©line, la guerre explique sans nul doute en grande partie son style d'Ă©criture. BlessĂ© dĂšs 1914, CĂ©line est considĂ©rĂ© comme invalide de guerre. Ce n'est pas attestĂ©, mais il racontera qu'il a pris des Ă©clats d'obus dans la tĂȘte : il est donc marquĂ© Ă la fois dans son corps et dans ses pensĂ©es. Cela peut expliquer en partie du moins cette Ă©criture mutilĂ©e, comme ces soldats dĂ©figurĂ©s au retour de la guerre et qu'on a appelĂ© les gueules cassĂ©es.
Conclusion
La fin du trimbalage correspond Ă la fin du voyage, mais aussi la fin du roman et la fin de l'Ă©criture. VoilĂ pourquoi ce passage est aussi un retour sur le travail de l'Ă©crivain. DerriĂšre Bardamu qui ne peut s'arrĂȘter, on trouve CĂ©line qui ne peut se rĂ©soudre Ă mettre un point final, et les lecteurs, qui ne peuvent plus dĂ©sormais se passer de ce style d'Ă©criture musical et jubilatoire.
La fin se prolonge donc aprÚs la mort de Robinson, le double du narrateur, le fil rouge du récit. DerriÚre l'admiration de Ferdinand pour Robinson, qui est mort pour une idée, on entend le sarcasme de Céline, qui méprise les idées. Avec ironie, il réhabilite au contraire la lùcheté de l'homme qui ne cherche pas des excuses héroïques pour ne pas vivre.
On peut lire ce passage comme un Art poĂ©tique oĂč CĂ©line donne des clĂ©s de comprĂ©hension de son style, une vision trĂšs subjective du monde. La petite musique, ce travail si particulier avec le langage parlĂ©, ce n'est pas la voie de la facilitĂ©, au contraire, c'est un travail pĂ©nible. Mais c'est la seule maniĂšre de faire passer une Ă©motion qui ne justifie rien, mais qui persiste, Ă travers un souffle obstinĂ©.
â Super : voir les conditions pour accĂ©der Ă tout ! â