Louis-Ferdinand CĂ©line
Voyage au bout de la Nuit
Explication linéaire
Partie 1 chapitre 1
Extrait étudié
Ăa a dĂ©butĂ© comme ça. Moi, jâavais jamais rien dit. Rien. Câest Arthur Ganate qui mâa fait parler. Arthur, un Ă©tudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. CâĂ©tait aprĂšs le dĂ©jeuner. Il veut me parler. Je lâĂ©coute. « Restons pas dehors ! quâil me dit. Rentrons ! » Je rentre avec lui. VoilĂ . « Cette terrasse, quâil commence, câest pour les Ćufs Ă la coque ! Viens par ici ! » Alors, on remarque encore quâil nây avait personne dans les rues, Ă cause de la chaleur ; pas de voitures, rien. Quand il fait trĂšs froid, non plus, il nây a personne dans les rues ; câest lui, mĂȘme que je mâen souviens, qui mâavait dit Ă ce propos : « Les gens de Paris ont lâair toujours dâĂȘtre occupĂ©s, mais en fait, ils se promĂšnent du matin au soir ; la preuve, câest que, lorsquâil ne fait pas bon Ă se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans Ă prendre des cafĂ©s crĂšme et des bocks. Câest ainsi ! SiĂšcle de vitesse ! quâils disent. OĂč ça ? Grands changements ! quâils racontent. Comment ça ? Rien nâest changĂ© en vĂ©ritĂ©. Ils continuent Ă sâadmirer et câest tout. Et ça nâest pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, mĂȘme parmi les mots, qui sont changĂ©s ! Deux ou trois par-ci, par-lĂ , des petits... » Bien fiers alors dâavoir fait sonner ces vĂ©ritĂ©s utiles, on est demeurĂ©s lĂ assis, ravis, Ă regarder les dames du cafĂ©.
Introduction
Début du XXe siÚcle, les expositions universelles présentent fiÚrement les réalisations extraordinaires de la société industrielle.
On a inventĂ© les premiers aĂ©roplanes, la radio, et mĂȘme l'escalator⊠Le mouvement ascendant serait donc sans limite ? Le monde occidental croit au progrĂšs infini de la civilisation.
En 1914 les soldats partent au front, galvanisĂ©s par des discours sur l'hĂ©roĂŻsme. Ils pensent ĂȘtre de retour d'ici Ă quelques mois.
Dans le premier chapitre de Voyage au Bout de la Nuit, Ferdinand Bardamu nous raconte comment il s'est enrÎlé dans cette armée. Pour rien, par bravade, presque malgré lui. à cause de la propagande, à cause de son ami Arthur Ganate.
Le passage que nous allons étudier est le premier paragraphe du roman. Le lecteur est entraßné par le narrateur dans un café parisien, dans une discussion de comptoir avec son ami Arthur Ganate.
Rien d'académique dans la maniÚre parler, le style de Céline, c'est une langue à la fois orale et musicale. Mais cette petite musique nous annonce déjà qu'on commence une sorte de parcours initiatique dégradé ; avec un antihéros embarqué malgré lui dans une aventure insensée.
Problématique
Comment la mise en scĂšne de la parole et le style oral de cet incipit nous entraĂźnent dans un voyage Ă travers un monde Ă la fois sombre et burlesque ?
Axes de lecture pour un commentaire composé :
> Un incipit qui annonce et déclenche un parcours initiatique.
> Un narrateur anti-héros, entraßné malgré lui dans la guerre.
> Une mise Ă distance ironique de la notion de progrĂšs.
> La mise en scĂšne d'une discussion de comptoir.
> Une vision nihiliste de la condition humaine.
> Une écriture fondée avant tout sur l'exigence du style.
Premier mouvement :
Le début de la parole
Ăa a dĂ©butĂ© comme ça. Moi, jâavais jamais rien dit. Rien. Câest Arthur Ganate qui mâa fait parler. Arthur, un Ă©tudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy.
« ça a dĂ©butĂ© comme ça » La premiĂšre phrase commence avec un « ça » Ă©nigmatique, et se termine avec un autre « ça » tout aussi Ă©trange. Commencer et terminer une phrase avec le mĂȘme mot, c'est ce qu'on appelle une Ă©panadiplose : le mĂȘme mot est rĂ©utilisĂ© en dĂ©but et en fin de phrase.
à quoi correspond le premier « ça » ? Qu'est-ce qui a débuté ? On peut penser à la guerre, le roman, les mots⊠La phrase suivante nous éclaire.
« Moi, j'avais jamais rien dit » Jusqu'alors, c'était le silence, maintenant, la parole commence.
Le début du Voyage au Bout de la Nuit est ainsi une référence au début de la Bible :
Au commencement Ă©tait la Parole, et la Parole Ă©tait avec Dieu, et la Parole Ă©tait Dieu.
Avant cette parole, il n'y avait rien. L'adverbe « jamais » donne l'impression que le narrateur lui-mĂȘme Ă©tait muet avant de commencer l'histoire.
Maintenant, à quoi correspond le deuxiÚme ça ? « ça a débuté comme ça » ? ⊠Comment ? Le pronom renvoie à quelque chose qui est extérieur au texte, la maniÚre dont les événements se sont déroulés. On dirait qu'il nous montre du doigt la situation.
Il y a un terme linguistique un peu barbare mais trÚs utile pour désigner ce type de pronom, c'est un déictique : le pronom ne renvoie pas au texte, mais à la situation d'énonciation. C'est un procédé théùtral, comme une mise en scÚne, comme si le narrateur nous parlait directement.
En effet, quand on découvre Céline, on est tout de suite frappé par le style, à la fois oral et sophistiqué. On a l'impression d'écouter une histoire au comptoir d'un troquet, racontée par un personnage marginal mais cultivé.
« ça » c'est la contraction de cela, dans la langage parlée. « Moi, j'avais jamais rien dit » le redoublement de la premiÚre personne, l'omission de l'adverbe de négation « ne » dans une phrase négative, sont typiques de la langue orale.
Ce deuxiÚme « ça » peut aussi renvoyer à la fin du premier chapitre : par bravade, Ferdinand s'engage dans l'armée.
Je vous lis l'extrait :
Moi, je ne fis quâun bond dâenthousiasme.
« Jâ vais voir si câest ainsi ! que je crie Ă Arthur, et me voici parti Ă mâengager, et au pas de course encore.
â Tâes rien c⊠Ferdinand ! » quâil me crie, lui Arthur en retour, vexĂ© sans aucun doute par lâeffet de mon hĂ©roĂŻsme sur tout le monde qui nous regardait. Ăa mâa un peu froissĂ© quâil prenne la chose ainsi, mais ça mâa pas arrĂȘtĂ©. JâĂ©tais au pas. « Jây suis, jây reste ! » que je me dis.
Tout se passe comme si les paroles étaient finalement les véritables responsables des actions. C'est par son engagement dans l'armée « j'vais voir si c'est ainsi » que Ferdinand commence d'une certaine maniÚre à dire « oui » à la guerre.
Lorsque les paroles sont aussi fortes que des actions, c'est ce qu'on appelle la valeur performative du langage : les paroles sont des actes.
> Le mariage prononcé par le maire,
> Le baptĂȘme prononcĂ© par le prĂȘtre,
> Les lois écrites par les législateurs
> Une dĂ©claration de guerre, prononcĂ©e par le gouvernmentâŠ
Dans toutes ces situations, les mots ont des consĂ©quences dans l'ordre du monde. L'engagement de Ferdinand dans l'armĂ©e a cette mĂȘme valeur.
On voit d'ailleurs ici qu'il s'est laissé griser par le concept « d'héroïsme » qui est un élément de discours de la propagande militaire. Souvent, à travers le Voyage au Bout de la Nuit, Ferdinand se présente comme victime des mots, et toujours, ce sont les autres qui sont responsables :
« Moi, j'avais jamais rien dit. C'est Arthur Ganate ». Il se justifie : « Moi » s'oppose à « Arthur Ganate ».
Dans ce début de roman, nous n'avons pas le nom du narrateur, on apprendra par la suite qu'il s'appelle Ferdinand Bardamu. Par contre nous avons celui de son acolyte, dont on ne parlera plus dÚs le deuxiÚme chapitre. Ce personnage, faussement mis au premier plan, a un rÎle dans la narration, il provoque l'engagement de Ferdinand.
En effet, il est trĂšs important pour Ferdinand d'ĂȘtre une victime, et mĂȘme d'ĂȘtre la plus grande victime : cela rĂ©vĂšle la conception cĂ©linienne de la Nature Humaine. Dans Voyage au bout de la nuit, tout le monde est victime de quelqu'un d'autre, et chaque victime est encore le bourreau de quelqu'un d'autre. C'est une chaĂźne qui ne se termine jamais, comme un puits sans fond.
C'est particuliÚrement visible au début de la deuxiÚme partie, quand Céline dresse un tableau terrifiant de l'organisation des colonies.
Penchons-nous un instant sur le nom du camarade « Arthur Ganate ». C'est ce qu'on appelle l'onomastique : l'étude des noms propres en littérature. Dans Ganate, on entend Ganache, une personne sans intelligence, incapable et bornée. On entend aussi Pénate : les divinités antiques du foyer, que Ferdinand va quitter, exactement comme Ulysse. Le Voyage au Bout de la Nuit, c'est bien le début d'une Odyssée.
C'est aussi un des rares personnages du Voyage a avoir à la fois un prénom et un nom. Le prénom Arthur fait sans doute référence au philosophe Schopenhauer. Je suis assez convaincu par cette théorie, d'abord parce que Schopenhauer est effectivement à la mode au début du XXe siÚcle en France, mais aussi parce le pessimisme de Céline se trouve dans la lignée de la pensée pessimiste du philosophe.
Je vous montrerai tout à l'heure que Le Monde comme Volonté et comme Représentation éclaire trÚs bien certaines réflexions contenues dans le roman de Céline.
Le mot « carabin » est particuliÚrement intéressant. Au XVIIe siÚcle, cela désignait un soldat, celui qui portait une carabine, mais au XIXe le terme désigne désormais un étudiant en médecine. Les deux sens annoncent la suite du roman : Ferdinand devient d'abord soldat, puis étudiant en médecine et médecin dans la quatriÚme partie. On peut dire que ce mot constitue une prolepse : une annonce implicite de la suite du récit.
Cette préparation de l'intrigue est tout à fait habituelle dans les premiÚres pages d'un roman, c'est ce qu'on appelle la valeur programmatique de l'incipit : les premiÚres pages du roman préparent la suite du récit.
Les premiers verbes sont au passé composé, puis on bascule au présent de narration « on se rencontre donc place Clichy » à partir de là , nous entrons véritablement dans le récit.
DeuxiĂšme mouvement :
Une mise en contexte paradoxale
CâĂ©tait aprĂšs le dĂ©jeuner. Il veut me parler. Je lâĂ©coute. « Restons pas dehors ! quâil me dit. Rentrons ! » Je rentre avec lui. VoilĂ . « Cette terrasse, quâil commence, câest pour les Ćufs Ă la coque ! Viens par ici ! » Alors, on remarque encore quâil nây avait personne dans les rues, Ă cause de la chaleur ; pas de voitures, rien.
Tout est fait pour favoriser l'immersion du lecteur. Le cadre spatio-temporel est mis en place de façon trÚs efficace « AprÚs le dßner ⊠Clichy ⊠la terrasse ⊠les rues » On est donc à Paris, dans un café, en été, en début d'aprÚs-midi.
Plusieurs sens sont reprĂ©sentĂ©s ; avec une insistance sur certaines perceptions. La chaleur par exemple, qui est aussi Ă©voquĂ©e par les Ćufs Ă la coque. Il fait tellement chaud sur la terrasse qu'on croirait bouillir ! C'est aussi le sens du goĂ»t qu'on retrouve lĂ .
Le sens de l'ouïe est ce qui met en place le dialogue à bùtons rompus : « je l'écoute ». Les phrases sont rapportées au discours direct, ce sont des paroles rapportées sans modification, entre guillemets. On croirait entendre Arthur Ganate parler, les phrases sont courtes, le langage est oral.
« Restons pas ⊠rentrons ... viens par ici » ces impĂ©ratifs successifs semblent adressĂ©s en mĂȘme temps au lecteur, qui est conviĂ© Ă entrer dans le roman. Comme si on Ă©tait lĂ . Ce mode impĂ©ratif donne de la force Ă tous ces verbes qui sont des verbes de mouvement : on entre dans le voyage avec une sensation de vitesse. On est un peu bousculĂ©, et de mĂȘme il partagera avec nous par la suite la panique du champ de bataille.
Ainsi, le narrateur met en scĂšne son histoire comme s'il Ă©tait Ă cĂŽtĂ© de nous. Le langage rapportĂ© d'Arthur Ganate semble lui-mĂȘme inclus dans un discours rapportĂ©. « qu'il me dit ⊠qu'il commence » Cela crĂ©e un effet de mise en abyme avec la situation d'Ă©nonciation, une discussion de comptoir rapportĂ©e dans discussion de comptoir.
Tout cela favorise l'immersion du lecteur, qui accompagne pour ainsi dire les deux acolytes dans le café. Nous participons presque aux actions : « cette terrasse » il nous la montre du doigt, comme si elle était soudainement sous nos yeux, c'est une véritable mise en scÚne. « Voilà » indique que nous sommes bien rentrés. « Pas de voiture, rien » nous sommes en train de regarder par la vitre. Et en effet, toute la scÚne se déroule au présent de narration, en temps réel.
Je me suis demandĂ© ce que pouvait bien signifier la remarque d'Arthur : « c'est pour les Ćufs Ă la coque » Rassurez-vous, aucune terrasse dans Paris n'est rĂ©servĂ©e Ă la consommation des Ćufs Ă la coque !
En fait Arthur veut dire par lĂ que ceux qui vont en terrasse sont assez fortunĂ©s pour prendre un Ćuf Ă la coque au petit-dĂ©jeuner... En effet, on paye plus cher en terrasse qu'au comptoir, c'est donc pour les gens aisĂ©s.
D'ailleurs, plus loin dans le roman, c'est le GĂ©nĂ©ral des Entrayes qui prend toujours un Ćuf Ă la coque au petit dĂ©jeuner. En plus, « faire l'Ćuf » est une expression qui signifie « faire l'imbĂ©cile ». On a donc, dĂšs les premiĂšres lignes du Voyage au Bout de la Nuit, l'indication d'une appartenance de classe : Ferdinand et Arthur sont pauvres. L'humour et l'argot qu'ils emploient sont ainsi une maniĂšre de crĂ©er une connivence de classe.
Quand il fait trĂšs froid, non plus, il nây a personne dans les rues ; câest lui, mĂȘme que je mâen souviens, qui mâavait dit Ă ce propos : « Les gens de Paris ont lâair toujours dâĂȘtre occupĂ©s, mais en fait, ils se promĂšnent du matin au soir ; la preuve, câest que, lorsquâil ne fait pas bon Ă se promener, trop froid ou trop chaud, on ne les voit plus ; ils sont tous dedans Ă prendre des cafĂ©s crĂšme et des bocks. Câest ainsi !
Le comportement des parisiens accentue cette impression d'assister à une scÚne de théùtre absurde. Quand il fait froid, il n'y a personne dans les rues, quand il fait chaud non plus, sinon, ils se promÚnent. C'est une ville entiÚrement oisive, avec un fonctionnement mécanique, prévisible. Le monde, symbolisé par ce microcosme parisien, apparaßt comme un monde absurde. C'est la thématique baroque du theatrum mundi, sauf que chez Céline, aucun dieu n'est là pour tirer les ficelles.
La mise en scĂšne de la parole est Ă©trange Ă©galement regardez : « c'est lui qui m'avait dit Ă ce propos » le plus-que-parfait nous fait remonter encore plus loin dans le passĂ©. Vous voyez comment est construit le sentiment d'absurditĂ© ? Toute cette mise en scĂšne pour nous attabler dans le mĂȘme cafĂ©, tout ça pour nous rapporter une autre discussion, d'un autre temps, qui du coup n'est pas contextualisĂ©e du tout.
Le propos philosophique est ainsi complÚtement discrédité par la trivialité de la métaphore. « des Cafés crÚme et des bocks » On est en plein dans la philosophie de comptoir, qui a un aspect burlesque : on évoque des choses élevées et sérieuses avec des termes comiques et vulgaires. Le café crÚme réchauffe, le bock rafraßchit. On comprend que la condition humaine c'est d'abord la sensation des corps.
Cette maniÚre burlesque de présenter une vérité corporelle, c'est trÚs rabelaisien ! D'ailleurs, Rabelais est l'un des rares écrivains que Céline admire vraiment. Céline était médecin comme Rabelais, et le narrateur Ferdinand deviendra médecin dans la quatriÚme partie.
CĂ©line parle de Rabelais dans un superbe entretien avec Guy Bechtel en 1958 :
OĂč est la vraie postĂ©ritĂ© de Rabelais, la vraie littĂ©rature ? disparue. La raison en est claire. Il faudrait comprendre une fois pour toutes (assez de pudibonderie !) que le français est une langue vulgaire, depuis toujours, depuis sa naissance au traitĂ© de Verdun. Seulement ça, on ne veut pas l'accepter et on continue Ă mĂ©priser Rabelais.
Il prend son interlocuteur à témoin avec le pronom indéfini « on ne les voit plus » toute personne qui connaßt Paris est impliquée dans la phrase, comme si « La preuve » était fournie par cette expérience collective fantaisiste. En effet, qui se souvient réellement avoir vu un jour les rues de Paris désertes ?
Tous ces phĂ©nomĂšnes nous invitent Ă ne rien prendre au sĂ©rieux. « C'est ainsi ! » Il termine sur une petite conclusion sentencieuse au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale. Il rĂ©vĂšle ainsi la portĂ©e allĂ©gorique du propos, et en mĂȘme temps, il montre une certaine distance : aprĂšs tout, ces vĂ©ritĂ©s n'ont pas vraiment d'importance.
TroisiĂšme mouvement :
Ce qui est réellement subversif
SiĂšcle de vitesse ! quâils disent. OĂč ça ? Grands changements ! quâils racontent. Comment ça ? Rien nâest changĂ© en vĂ©ritĂ©. Ils continuent Ă sâadmirer et câest tout. Et ça nâest pas nouveau non plus. Des mots, et encore pas beaucoup, mĂȘme parmi les mots, qui sont changĂ©s ! Deux ou trois par-ci, par-lĂ , des petitsâŠÂ »
Le début du roman coïncide avec le début du siÚcle : « siÚcle de vitesse » Céline écrit le Voyage sans doute à la fin des années 20, au début des années 30, mais pour le narrateur Ferdinand, on est en 1914 : pour l'instant personne ne sait à quoi le siÚcle va ressembler, et surtout, personne ne se doute que le conflit avec Allemagne va s'enliser dans une guerre interminable : on sera loin effectivement de la victoire rapide que tout le monde prévoyait.
Ainsi dÚs le début du roman, Céline donne le ton. Il s'inscrit en faux, contre une thÚse, qu'il résume ici : « SiÚcle de vitesse, qu'ils disent » On peut penser au mouvement « futuriste » qui prend sa naissance justement au début du siÚcle. Le futurisme exalte la vitesse et le progrÚs qui passe par la violence et les changements brutaux.
Tout notre passage vient ensuite mettre cette idée à distance. « qu'ils racontent ». Avec ce discours rapporté, on entre dans un troisiÚme niveau de mise en abyme du discours. Ferdinand nous rapporte ce que lui a raconté Arthur, qui dénonce l'enthousiasme généralisé pour la vitesse.
Que désigne cette troisiÚme personne du pluriel ? Les parisiens ? Les personnes riches ? Les journaux, les publicités ? C'est en fait tout une société qui est emportée dans un mouvement de la modernité.
Avec ce mouvement rapide qui entraßne le narrateur malgré lui, le Voyage apparaßt déjà comme un parcours initiatique qui lui est imposé. Ferdinand, entraßné contre son gré, fait figure d'anti-héros.
Avec cette mise en abyme de la parole, on dirait qu'il prend tout le monde à témoin, la ponctuation devient plus vive avec les points d'exclamation et d'interrogation.
Il commence Ă s'agiter : « OĂč ça ? ⊠Comment ça ? »
On retrouve le « ça » déictique de la premiÚre phrase, qui renvoie au contexte et à la mise en scÚne : on peut imaginer qu'il montre autour de lui à travers la vitre l'absence des voitures, qui symbolise l'absence de vitesse. Ces différentes situations de comptoir, superposées, illustrent justement l'idée que rien ne change.
En niant le changement, Céline dénonce en fait l'idée de progrÚs : « rien n'est changé en vérité ». C'est troisiÚme fois que le mot « rien » apparaßt depuis le début du roman.
D'abord « j'avais jamais rien dit » c'est l'absence de paroles.
Ensuite « Pas de voitures, rien » l'absence de vitesse.
Maintenant « Rien n'est changé » l'absence de changement.
Cette obstination du retour du mot rien traduit le nihilisme de Céline. Pas de progrÚs possible. Et en effet, la premiÚre guerre mondiale va démontrer que toute cette fiÚvre du progrÚs est mise au service de la mort et de la destruction.
Rien de concret, les idées ne passent que par les mots. Céline dénonce la propagande du progrÚs, qui est aussi la propagande de l'héroïsme. « des mots, et encore, pas beaucoup ». Les mots qu'on invente sont tous des -isme, c'est-à -dire, des idéologies : le capitalisme, le communisme, le futurisme, l'héroïsme, le fascisme. Dans ce monde, celui qui est vraiment subversif, c'est le lùche, c'est celui qui n'a pas d'idées.
Cela explique le travail du style de Céline, qui essaye de rendre leur force émotive aux mots. Dans un entretien avec André Brissaud, en 1954, il dit :
J'envoie pas de messages au monde, moi, non ! [...] Je suis qu'un petit inventeur, et que d'un tout petit truc [...] J'ai inventé l'émotion dans le langage écrit ! [...] Retrouver l'émotion du "parlé" à travers l'écrit ! c'est pas rien, c'est infime mais c'est quelque chose !
(Interview avec André Brissaud, Bulletin du Club du Meilleur Livre, n°17, octobre 1954).
Bien fiers alors dâavoir fait sonner ces vĂ©ritĂ©s utiles, on est demeurĂ©s lĂ assis, ravis, Ă regarder les dames du cafĂ©.
Cette derniÚre phrase est pleine d'ironie, c'est-à -dire qu'il laisse entendre l'inverse de ce qu'il dit. Une « vérité utile » ?
En démontrant la vacuité des idées, Céline a mis à mal la notion de vérité. En dénonçant le progrÚs, il a également vidé de son sens la notion d'utilité.
La marque d'ironie est visible aussi parce qu'il utilise de l'autodĂ©rision « bien fier alors d'avoir fait sonner ces vĂ©ritĂ©s utiles » c'est typiquement de la philosophie de comptoir, oĂč finalement on Ă©change des idĂ©es rien que pour le plaisir, rien que pour l'ivresse. L'attitude qui vient juste ensuite est rĂ©vĂ©latrice : « ils sont ravis, ils sont demeurĂ©s » on peut bien entendre le mot « demeurĂ©s » comme un synonyme du mot « fou ». Et en effet, Ă la fin, Ferdinand devient directeur d'un asile d'aliĂ©nĂ©s : le chef des fous, en quelque sorte.
Le verbe « sonner » va dans le mĂȘme sens : finalement, tout ce qui reste dans ces discours, quand on dĂ©masque leur inutilitĂ©, c'est la musicalitĂ© du langage. CĂ©line remet en cause l'utilitĂ© de son Ă©criture, pour que le lecteur soit davantage attentif au style.
L'attitude finale de Ferdinand et Arthur est révélatrice, justement, de ce qui continue de se jouer quand toute vérité est tombée : ils « regardent les dames du café »
Les hommes ont beau faire sonner des vérités qu'ils croient grandioses : le progrÚs, le changement, tout revient en fait à une seule préoccupation : le corps et le désir sexuel.
On retrouve cette pensée de Schopenhauer dans Le Monde comme Volonté et comme Représentation :
« Dans l'instinct sexuel, la vérité a pris la forme d'une illusion pour agir sur la volonté. C'est en effet une illusion voluptueuse qui abuse l'homme [en le jetant] dans les bras d'une femme dont la beauté le séduit. [...] Ce désir était à tous ses autres désirs ce que l'espÚce est à l'individu, par conséquent ce que l'infini est au fini. »
Fort de cette désillusion, Céline écrira plus loin dans le roman :
L'amour, c'est l'infini mis à portée des caniches.
Conclusion
Ce début de roman coïncide avec le début du siÚcle, le début de la guerre, mais aussi et surtout aux premiÚres paroles prononcées par Ferdinand. Dans cet incipit, les mots sont à la fois annonciateurs et déclencheurs. La propagande militaire et la discussion avec Arthur Ganate sont responsables de l'engagement de Ferdinand dans l'armée à la fin du chapitre. Il s'engage pour faire le héros, par bravade, pour ainsi dire malgré lui. Tout au long du roman, Ferdinand se montrera comme une victime des circonstances, c'est un anti-héros.
Le cadre spatio-temporel est mis en scÚne sous nos yeux, comme une scÚne de théùtre. Le langage oral entraßne le lecteur dans la discussion, comme s'il était accoudé au comptoir du troquet avec les personnages. Cette situation d'énonciation est mise en abyme, à travers la discussion avec Arthur Ganache qui se superpose à une autre discussion plus ancienne. C'est un procédé qui rappelle le thÚme baroque du theatrum mundi : le monde est un théùtre, les hommes ne sont que des marionnettes.
DerriÚre cette discussion de comptoir apparemment anodine et parfaitement triviale, Céline dénonce le discours progressiste des journaux, et des mouvements artistiques comme le futurisme. En réaction à cela, il laisse paraßtre une vision du monde pessimiste, voire nihiliste. Chez Céline, les idées sont inutiles, la condition humaine se résume à des préoccupations corporelles. Seul le style compte, un travail acharné qui consiste à faire passer dans l'écriture l'émotion de la langue parlée.