Couverture pour Discours de la servitude volontaire

La Boétie, Discours de la servitude volontaire
Résumé-analyse



Selon La BoĂ©tie, nous avons les dirigeants que nous mĂ©ritons, car nous avons le pouvoir de dĂ©fendre et d’entretenir notre libertĂ© !

Mais il faut en prendre conscience, et reconnaĂ®tre les ressorts de la tyrannie pour s’en libĂ©rer… VoilĂ  pourquoi son Discours de la servitude volontaire est intemporel et reste d’actualitĂ© !

Ce qui est extraordinaire aussi, c’est que La BoĂ©tie Ă©crit ce texte vers l’âge de 18 ans : il Ă©tudie le droit pour entrer au Parlement de Bordeaux, institution qui rĂ©vise les Édits Royaux…

Sa pensĂ©e est originale, mais c’est un Ă©tudiant consciencieux : il suit un plan rhĂ©torique classique, mais sans le rendre visible… Je vais donc te proposer une structure plausible.

L’idĂ©e, c’est surtout de baliser ta lecture en dĂ©cryptant le Discours pas Ă  pas, avec les citations dans la traduction la plus courante !

Exorde : Le constat de la tyrannie



La BoĂ©tie dĂ©bute par une accroche : en rhĂ©torique, on appelle ça l’exorde. D’emblĂ©e, il cite L’Iliade d’Homère : rien que ça !
Homère raconte qu’un jour [...] Ulysse dit aux Grecs : « Il n’est pas bon d’avoir plusieurs maĂ®tres ; n’en ayons qu’un seul. Â»

Mais aussitĂ´t, il n’hĂ©site pas Ă  contredire Ulysse : non, un seul maĂ®tre n’est pas dĂ©sirable ! La citation est parlante :
N’est-ce pas un extrĂŞme malheur que d’être assujetti Ă  un maĂ®tre de la bontĂ© duquel on ne peut jamais ĂŞtre assurĂ© ?

En fait ici, La BoĂ©tie prend position Ă  une Ă©poque oĂą les textes anciens sont redĂ©couverts, mais aussi controversĂ©s… Certains hommes d’église se mĂ©fient de ces auteurs non chrĂ©tiens, tandis que d’autres y voient au contraire un renouveau de la pensĂ©e !

À Sarlat dans le Périgord où est né Étienne de la Boétie, l’évêque Niccolo Gaddi répand cet esprit de la Renaissance. L’oncle de La Boétie, qui l’instruit après la mort de son père, y est favorable.

Le jeune La BoĂ©tie a donc un esprit ouvert, mais attention il n’est pas anti-royaliste. Il le dit tout de suite : on ne va pas Ă©valuer la rĂ©publique et la monarchie, mais plutĂ´t se poser cette question :
Comment [se peut-il] que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul ?

D’emblĂ©e il laisse entendre qu’il ne vise pas Henri II, qui vient de succĂ©der Ă  François Ier en 1547 : les habitants d’un pays peuvent se fier Ă  un homme d’exception :
Si les habitants d’un pays trouvent [...] un de ces hommes rares [...] d’une grande prévoyance pour les garantir, d’une grande hardiesse pour les défendre, d’une grande prudence pour les gouverner.

Ă€ nous donc de distinguer ces dĂ©finitions : le tyran exerce un pouvoir illĂ©gitime de manière oppressive alors que le roi cherche Ă  se lĂ©gitimer et son pouvoir est souvent limitĂ© (sauf dans le cas d’une monarchie absolue, qui n’en est encore qu’à ses prĂ©mices Ă  l’époque de La BoĂ©tie).

Le peuple quant Ă  lui, c’est l’ensemble des sujets ou des citoyens, qui forment une sociĂ©tĂ© rĂ©gie par des lois communes. La BoĂ©tie dĂ©crit un peuple subjuguĂ©, rĂ©signĂ© Ă  obĂ©ir malgrĂ© tout :
Ă” grand Dieu ! [...] Comment appellerons-nous ce vice ? [...] un nombre infini d’hommes [...] non pas gouvernĂ©s mais tyrannisĂ©s. [...] Souffrant les rapines, [...] non d’une armĂ©e, [...] mais d’un seul !

Il va alors Ă©noncer sa thèse : si la servitude est volontaire, alors la libertĂ© l’est aussi !

Proposition : Une libertĂ© Ă  portĂ©e de main



La proposition, en rhĂ©torique, c’est la thèse dĂ©fendue par l’auteur. La BoĂ©tie y vient indirectement : d’abord, ce qui donne le plus de vaillance, c’est la libertĂ©.

Il cite alors de cĂ©lèbres batailles de l’antiquitĂ©, avec le registre Ă©pique qui valorise l’hĂ©roĂŻsme :
Dans ces glorieuses journées, c’était moins la bataille des Grecs contre les Perses que la victoire de la liberté sur la domination.

Ces références à l’antiquité sont pratiques, parce qu’elles permettent d’éviter les sujets d’actualité. Ici, la liberté et la domination sont des allégories qui s’affrontent.

Quand l’exemple historique devient comme ici un modèle pour la postĂ©ritĂ©, on parle d’exemplum : si les Grecs ont vaillamment dĂ©fendu leur libertĂ©, c’est parce qu’elle est prĂ©cieuse !
[C’est] un bien si grand [que], dès qu’elle est perdue, tous les maux s’ensuivent. Sans elle, tous les autres biens [perdent] leur saveur.

En face de la libertĂ©, la servitude au contraire est la pire chose qui soit ! Après l’éloge, le blâme : c’est le registre Ă©pidictique :
Ainsi que le feu trouve [toujours plus] de bois Ă  brĂ»ler [...] : pareillement plus les tyrans pillent, [...] plus ils se fortifient [...].

La BoĂ©tie fait alors un tableau saisissant (une hypotypose) pour montrer que les victimes perdent leurs bien et leurs vies :
Il semble que vous regardiez comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies.

Par le registre pathĂ©tique, La BoĂ©tie cherche Ă  toucher le lecteur, pour mieux le faire adhĂ©rer Ă  son idĂ©e : le raisonnement sert Ă  convaincre, l’émotion sert Ă  persuader.

Mais ce qui choque le plus, c’est prĂ©cisĂ©ment l’aspect volontaire de cette servitude qui est un paradoxe (une association inhabituelle d’idĂ©es) : comment peut-on choisir l’esclavage ?

L’originalitĂ© de La BoĂ©tie est d’aborder la question politique sous un angle psychologique : qu’est-ce qui nous fait adhĂ©rer Ă  l’ordre Ă©tabli ? L’emploi de la force ne suffit pas Ă  l’expliquer…

En effet le tyran n’est pas un HĂ©catonchire (monstre Ă  cinquante tĂŞtes et cent bras) ni Argus (gĂ©ant mythologique aux cents yeux, que Junon mis sur son paon) !

Non, ce n’est qu’un homme simple, mais il emprunte les bras et les yeux de ses sujets  !
D’oĂą tire-t-il les innombrables argus qui vous Ă©pient, si ce n’est de vos rangs ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les emprunte de vous ?

Voici alors la thèse centrale : il suffit de le vouloir pour se libĂ©rer.
Vous pourriez vous en délivrer [...] seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres.

C’est remarquable, parce que au lieu de partir d’en haut, il part d’en bas pour remonter au tyran : cette dĂ©marche donne un vĂ©ritable pouvoir d’action aux opprimĂ©s !

Il termine alors avec une très belle image, issue de la bible : le colosse aux pieds d’argile du rĂŞve de Nabuchodonosor :
Vous le verrez, comme un grand colosse dont on Ă´te la base, tomber de son propre poids et se briser.

Narration : De la libertĂ© Ă  la servitude



Maintenant, La BoĂ©tie expose les faits, exactement comme dans un procès. En rhĂ©torique, c’est ce qu’on appelle la narration :
Cherchons [...] à découvrir [...] comment s’est enracinée si profondément cette opiniâtre volonté de servir.

Il utilise des genres juridiques : le rĂ©quisitoire pour dĂ©noncer la servitude ; le plaidoyer pour dĂ©fendre la libertĂ©. Première idĂ©e qui nous paraĂ®t Ă©vidente aujourd’hui : la libertĂ© est naturelle, nĂ©cessaire aux humains !

Oui, mais Ă  l’époque, ce n’est pas Ă©vident du tout ! Notamment chez les Anciens, l’esclavage est naturel… Il y a des maĂ®tres, il y a des esclaves, ils sont complĂ©mentaires, dit Aristote.

Et pour la pensée chrétienne, la servitude existe, certes, mais c’est une conséquence du péché originel, comme tous les malheurs de l’humanité.

Donc en affirmant que la libertĂ© est un bien naturel, La BoĂ©tie avance une idĂ©e innovante, fondatrice pour les Lumières, deux siècles plus tard. Écoute Diderot en 1751 :
Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu [...] a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison.
Diderot, EncyclopĂ©die, article « AutoritĂ© politique Â», 1751.

La BoĂ©tie part d’un constat faussement naĂŻf : nous sommes tous semblables :
La nature, premier agent de Dieu, bienfaitrice des hommes, nous a tous créés de même et coulés en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt tous frères.

Puis il prĂ©vient l’objection : n’y a-t-il pas des diffĂ©rences tout de mĂŞme ? Certes, mais c’est justement pour nous entraider !…
[La nature] n’a pas envoyé ici-bas les plus forts et les plus adroits comme des brigands [...] pour y traquer les plus faibles. Il faut croire plutôt que, faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle a voulu faire naître en eux l’affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer, les uns ayant puissance de porter secours et les autres besoin d’en recevoir.

De plus, la Nature nous a offert la parole justement pour cela :
La Nature [ne nous a-t-elle pas fait] ce beau prĂ©sent [...] de la parole pour [...] fraterniser [...] et par la communication et l’échange de nos pensĂ©es nous ramener Ă  la communautĂ© d’idĂ©es et de volontĂ©s ?

La BoĂ©tie tourne alors son regard vers les animaux : l’élĂ©phant ne prĂ©fère-t-il pas s’arracher les dĂ©fenses plutĂ´t que d’être enchaĂ®nĂ© ? Et il cite mĂŞme l’un de ses propres poèmes :
Mêmes les bœufs sous le poids du joug geignent.
Et les oiseaux dans la cage se plaignent ;


Très beau n’est-ce pas ? Chez La BoĂ©tie, c’est un argument humaniste : si les animaux refusent la servitude par instinct, alors l’homme doit Ă  plus forte raison la refuser par dignitĂ©.

Il poursuit ensuite son exposition des faits, avec un certain art du récit en distinguant trois sortes de tyrans.
Les uns possèdent le Royaume par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, et les autres par succession de race.

Or pour lui, le rĂ©sultat est toujours le mĂŞme : le tyran, une fois le pouvoir acquis, fait tout pour le conserver.
Les élus du peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme une proie sur laquelle ils ont tous les droits, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient.

Confirmation 1 : La force de la coutume



Nous entrons maintenant dans la partie la plus consistante du Discours, l’argumentation en elle-mĂŞme, ce qu’on appelle « la confirmation Â» en rhĂ©torique.

La BoĂ©tie commence par une expĂ©rience de pensĂ©e : imaginons un peuple tout neuf : quel gouvernement choisirait-il ?
Nul doute qu’ils n’aimassent beaucoup mieux obéir à leur seule raison que de servir un homme.

Cette citation rĂ©vèle une notion essentielle : la « raison Â» seule permet de concevoir un ordre plus juste. Cette idĂ©e alimentera le mouvement des Lumières.

Rousseau par exemple, Deux siècles plus tard, dĂ©crit Le Contrat Social, comme un moyen de formaliser rationnellement la volontĂ© collective :
Convention légitime, parce qu'elle a pour base le contrat social, [...] utile, parce qu'elle [a pour objet] le bien général, solide, parce qu’elle a pour garant la force publique [...]. Les sujets [...] n'obéissent à personne, [...] seulement à leur propre volonté.
Rousseau, Le Contrat social, 1762.

La BoĂ©tie explique que le tyran prend souvent le pouvoir suite Ă  une crise. Il cite le cas de Denys Ier de Syracuse :
Ce fourbe adroit, rentrant victorieux dans la ville, comme s’il eût vaincu ses concitoyens plutôt que leurs ennemis, se fit d’abord de capitaine roi et ensuite de roi tyran.

Ensuite, les citoyens qui naissent dans la servitude trouvent cette situation normale, et vivent sans interroger leur condition.
L’habitude [...] à la longue [...] nous apprend [...] à ne pas trouver amer le venin de la servitude.

C’est un moment clĂ© du discours, parce que La BoĂ©tie cesse d’accuser ceux qui servent, il plaint surtout leur ignorance :
L’on doit avoir pitié de ceux qui, en naissant, se trouvent déjà sous le joug [et] les excuser [...] si, n’ayant pas encore vu l’ombre même de la liberté [...] ils ne ressentent pas le malheur d’être esclave.

L’image qui suit est très belle : ceux qui naĂ®traient pendant une nuit polaire ne rĂ©clameraient pas la lumière du jour, puisqu’ils ne l’ont jamais connue.

De même, il faut avoir connu la liberté pour la désirer…
Toujours Ă  la connaissance du mal se joint le souvenir de quelque joie passĂ©e. Il est dans la nature de l’homme d’être libre et de vouloir l’être ; mais aussi [de prendre] le pli que son Ă©ducation lui donne.

Ainsi pour revendiquer la libertĂ©, il faut d’abord ĂŞtre capable de la concevoir, avoir conscience de son existence :
Ceux qui ont [...] l’esprit clairvoyant ne se contentent pas, comme la grosse populace, de voir ce qui est à leurs pieds [...] ils rappellent au contraire les choses passées pour juger le présent et prévoir l’avenir.

Le terme « grosse populace Â» est rĂ©vĂ©lateur : La BoĂ©tie s’adresse Ă  une Ă©lite Ă  son Ă©poque : ceux qui savent lire et peuvent comprendre son discours.

Mais cela ne doit pas nous froisser ! Aujourd’hui les choses sont diffĂ©rentes : l’éducation populaire, le devoir de mĂ©moire, des oeuvres mĂŞlant des disciplines variĂ©es, contribuent Ă  dĂ©velopper une conscience collective.
Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue [de ce monde] la sentiraient dans leur esprit [...] et la servitude ne pourrait les séduire.

Digression 1 : Ignorance et servitude



Pour rendre son discours plus léger, l’orateur fait parfois ce qu’on appelle en rhétorique, une digression. Il s’éloigne de son sujet pour mieux y revenir…

La Boétie raconte que le Grand Turc s’est aperçu que les livres donnent aux hommes une certaine conscience de leur dignité. Ainsi, il fait tout pour limiter le partage du savoir.

La BoĂ©tie en tire alors une règle plus gĂ©nĂ©rale :
[Quel que] soit le nombre des fidèles à la liberté, leur zèle [reste] sans effet, parce qu’ils ne se fréquentent point. Les tyrans leur enlèvent toute liberté [pour mieux les isoler] dans leur façon de penser.

On retrouve ce principe dans des œuvres plus récentes, je pense par exemple à Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, où Montag, dans un univers dystopique, est chargé de brûler les livres. Il rencontre des rebelles qui continuent de lire.

La BoĂ©tie s’interrompt alors pour mettre fin Ă  la digression… C’est une manière de crĂ©er une complicitĂ© avec son lecteur :
Mais revenons à mon sujet que j’avais quasi perdu de vue.

Confirmation 2 : subterfuges des tyrans



La BoĂ©tie estime que les hommes asservis perdent tout enthousiasme, contrairement aux hommes libres :
Les hommes libres [...] savent qu’ils recueilleront une Ă©gale part [...] au bonheur de la victoire ; mais les gens asservis [...] sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien et, voyant qu’ils prennent ce pli, pour les amollir encore, ils les y aident.

La Boétie donne alors l’exemple de Cyrus qui a conquis la Lydie.
Ne voulant pas saccager une aussi belle ville [...] il s’avisa d’un expĂ©dient extraordinaire [...] : il y Ă©tablit des maisons closes [...] et des jeux publics, [ordonnant] aux citoyens de s’y rendre.

Les peuples deviennent dĂ©pendants de ces divertissements… Aujourd’hui, on parlerait d’addiction :
Les jeux, [...] les spectacles, les gladiateurs, [...] et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les instruments de la tyrannie.

Ainsi les tyrans distribuent des cadeaux Ă  ceux qui peuvent les soutenir, et qui ne voient pas qu’ils les payent au prix fort :
Les lourdauds ne s’apercevaient pas qu’en recevant toutes ces choses, ils ne faisaient que recouvrer une part de leur propre bien.

Pour subjuguer le peuple, certains tyrans vont mĂŞme jusqu’à utiliser la religion ! La BoĂ©tie donne l’exemple des pharaons :
Les premiers rois d’Égypte ne se montraient guère sans porter tantĂ´t un chat, [...] tantĂ´t du feu sur la tĂŞte : [...] par ces Ă©tranges aspects, [ils] inspiraient Ă  leurs sujets respect et admiration.

De mĂŞme, le pouce de Pyrrhus, rois d’Épire, faisait soi-disant des miracles ! Le peuple lui-mĂŞme inventait de nouveaux super-pouvoirs Ă  ce pouce… MĂŞlant religion et superstition.

La BoĂ©tie n’a pas connu les Guerres de Religion, mais il y avait dĂ©jĂ  de fortes tensions religieuses : en 1517 Martin Luther publie en Allemagne 95 thèses qui rĂ©cusent des dogmes catholiques.

Les Ă©vangĂ©listes revendiquent de lire la Bible sans intermĂ©diaire ecclesiastique : une hĂ©rĂ©sie Ă  l’époque ! Or l’imprimerie permet de la diffuser en latin, puis en langue vulgaire. Martin Luther a entièrement traduit la bible en Allemand en 1534 !

Après la mort de La BoĂ©tie, les Protestants qui s’opposent au roi (dits « monarchomaques Â») reprennent le Discours de la servitude volontaire et le renomment Le Contr'un. Ils ont bien saisi toute la portĂ©e subversive de ce texte !

Digression (2) : Le cas de la France



La BoĂ©tie interroge certains symboles : fleurs de lys, sainte ampoule, oriflammes… Mais il Ă©pargne les rois de France :
Il semble que la nature ne les ait pas faits comme les autres et que Dieu les ait choisis [...] pour leur confier [...] la garde de ce royaume.

Il dit qu’il ne souhaite pas douter des histoires des rois français, parce qu’elles contribuent Ă  l’éclat de la poĂ©sie française :
Ronsard, Baïf et du Bellay, [...] font tellement progresser notre langue que bientôt, j’ose espérer, nous n’aurons rien à envier aux Grecs et aux Latins, sinon le droit d’aînesse. [...] Et certes, je serais bien téméraire de [...] dessécher le terrain de nos poètes.

La BoĂ©tie est-il ironique dans ce passage ? Difficile Ă  dire ! Il Ă©voque La Franciade de Ronsard, qui lui a Ă©tĂ© commandĂ©e par Henri II pour donner aux rois de France une origine troyenne…

Ils seraient issus d’un certain Francus, supposé descendant d’Hector, célèbre guerrier Troyen, mari d’Andromaque, tué par Achille pendant la guerre de Troyes.

Du Bellay de son cĂ´tĂ© Ă©crit sa DĂ©fense et illustration de la langue française, qui sera le mot d’ordre des poètes de la PlĂ©iade : donner ses lettres de noblesse au français, face au latin…

Confirmation 3 : un système pyramidal



La BoĂ©tie en arrive alors Ă  ce qu’il appelle « le secret Â», le grand ressort de la domination : ce ne sont pas les gardes armĂ©s qui protègent le tyran mais seulement six complices ambitieux.
Il en a toujours été ainsi que cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les pourvoyeurs de ses voluptés et partageant les biens de ses pillages.

Ces mauvais personnages l’encouragent mĂŞme Ă  la cruauté… Ici la BoĂ©tie se fait moraliste : il condamne la mauvaise vie de ces personnages. Il les appelle : les tyranneaux.
Ceux qui sont tachés d’une ardente ambition et d’une notable avarice, s’amassent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux.

Mais ce n’est pas tout ! Ces cinq ou six tiennent sous eux six cent personnes qui dominent encore plus de monde…
Qui voudra dévider ce fil verra que non pas six mille, mais cent mille [...] tiennent au tyran par cette corde et forment [...] une chaîne.

Avec cette image d’un système pyramidal, le discours prend une dimension polémique (qui suscite le débat) et devient un véritable pamphlet (un texte qui attaque des institutions).

Un événement récent a marqué La Boétie. En 1548, la jacquerie des Pitauds s’oppose à la Gabelle, taxe sur le sel que Henri II veut généraliser. Les émeutes sont réprimées avec violence par le connétable de Montmorency.

Pourtant, mĂŞme pendant ces rĂ©voltes, le roi n’est jamais remis en cause : son pardon fait mĂŞme partie des revendications ! Ce sont les exĂ©cutants qui sont visĂ©s. Finalement Henri II abolit la taxe et accorde l’amnistie gĂ©nĂ©rale.

Érasme Ă  la mĂŞme Ă©poque, dĂ©nonce la formation d’une caste de privilĂ©giĂ©s qui s’accaparent les richesses :
Le tyran [...] [agit de sorte] que les biens de son peuple passent entre les mains d'un petit nombre de privilégiés [...] afin d'établir [...] [son] pouvoir. Le bon roi pense au contraire que la richesse des citoyens [...] assure sa propre richesse.
Érasme, Formation du prince chrétien, 1516.

Mais alors, il suffit pour Ă©viter la servitude, d’être un complice du tyran ? … C’est ce dernier point que La BoĂ©tie veut dĂ©mentir.

RĂ©futation : le sort des complices du tyran



D’abord, contre toute attente, au lieu de maudire les tyranneaux, La BoĂ©tie les prend en pitiĂ© :
Qu’ils mettent [...] Ă  part leur ambition [et qu’ils] se reconnaissent : ils verront [...] que les villageois [...] qu’ils foulent aux pieds [...] sont toutefois, comparĂ©s Ă  eux, plus heureux et [plus] libres.

En effet, le paysan, s’il n’est pas propriĂ©taire de sa terre, au moins, il ne subit pas la condition horrible du courtisan :
Quelle peine, quel martyre est-ce, grand Dieu ? ĂŠtre nuit et jour occupĂ© Ă  plaire Ă  un homme [...] n’avoir ni ennemi reconnu ni ami assurĂ©, [...] ne pouvoir ĂŞtre joyeux et n’oser ĂŞtre triste.

La BoĂ©tie compare alors le courtisan au papillon qui s’approche trop près du feu : le pouvoir est dangereux voire mĂŞme fatal, car Ă  chaque succession, les favoris s’entredĂ©chirent !

Et si le tyranneau devient un ami du tyran ? La BoĂ©tie prĂ©voit cette objection. Pour lui, c’est impossible :
Le tyran n’aime jamais et jamais n’est aimĂ©. L’amitiĂ©, c’est un nom sacrĂ© [...] : elle naĂ®t d’une mutuelle estime et s’entretient non tant par les bienfaits que par bonne vie et mĹ“urs.

Cette notion d’amitiĂ© a tout une histoire ! Dans l’antiquitĂ©, la philia est un pilier de la vie morale. Dans le système fĂ©odal, l’amitiĂ© consolide le lien vassalique qui repose sur la loyautĂ©. Dans le mouvement humaniste, elle est nĂ©cessaire pour fonder une sociĂ©tĂ© harmonieuse.

La BoĂ©tie lui-mĂŞme cultive l’amitiĂ©. Quand il rencontre Montaigne en 1557 au Parlement de Bordeaux les deux jeunes gens deviennent insĂ©parables ! Comme le chante Georges Brassens dans « Les Copains d’abord Â» !
C'était pas des amis choisis
Par Montaigne et La Boétie
Sur le ventre, ils se tapaient fort
Les copains d'abord

Georges Brassens, Les Copains d’abord, 1962.

D’ailleurs Montaigne voulait d’abord insĂ©rer ce Discours dans ses Essais. Mais il se ravise Ă  cause du contexte politique :
Grossier et pesant air d’une mal plaisante saison…
Montaigne, Les Essais, 1580.

Dans ses Essais, il met Ă  la place un chapitre sur l’amitiĂ© et quand il fait allusion Ă  ce discours, il en parle comme d’un texte de jeunesse, traitĂ© par manière « d’exercitation Â» seulement.

En tout cas, fidèle aux valeurs humanistes, comme Montaigne, La BoĂ©tie tient l’amitiĂ© en haute estime ! Elle ne peut exister lĂ  oĂą se trouvent l’injustice, la cruautĂ©, ou la recherche d’intĂ©rĂŞts :
Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une compagnie. Ils ne s’entraiment pas mais s’entrecraignent. Ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.

La BoĂ©tie abandonne alors toute empathie pour les complices des tyrans : il le dit avec une certaine ironie :
C’est plaisir de considĂ©rer [le bien] qu’ils peuvent attendre de leur peine et de leur misĂ©rable vie !

D’abord, les complices des tyrans sont haĂŻs par la population, qui les maudissent et leur reprochent tous leurs malheurs :
Le peuple, les nations, [...] savent leurs noms, déchiffrent leurs vices, amassent sur eux mille outrages, mille injures, mille malédictions.

Ensuite, on continue de les dĂ©tester après leur mort, dans la postĂ©ritĂ© ! VoilĂ  comment ils sont punis de leurs mĂ©faits !
Leur réputation déchirée dans mille livres, et leurs os même sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la postérité, les punissant encore après leur mort de leur méchante vie.

PĂ©roraison : Agissons en hommes de bien



En rhĂ©torique, la pĂ©roraison, c’est en conclusion, une invitation Ă  agir dans le bon sens : Ă  nous de refuser d’être complices !

Comme argument ultime, La BoĂ©tie Ă©voque le sort des complices des tyrans en Enfer !
Pour moi, je pense bien [...] que, puisque rien n’est plus contraire à Dieu, tout libéral et débonnaire, que la tyrannie, il réserve là-bas [...] pour les tyrans et leurs complices, quelque peine particulière.

Avec ces derniers mots, La BoĂ©tie met en quelque sorte Dieu dans son camp : « libĂ©ral et dĂ©bonnaire Â» c’est-Ă -dire bon et gĂ©nĂ©reux, il ne peut que condamner la tyrannie.

On entre presque dans le genre du sermon (le prĂ©dicateur prĂ´ne la vertu). En effet les tyrans et ses complices sont coupables de pĂ©chĂ©s variĂ©s : envie, avarice, cruautĂ©, orgueil, vanité…

Dans l’antiquité, c’est surtout l’hybris (la démesure) qui est condamnée par les dieux.

En cette fin de discours, La BoĂ©tie perpĂ©tue le « memento mori Â» : rappelle-toi que tu vas mourir ! Ces mots rĂ©pĂ©tĂ©s par un esclave dans l’oreille des Empereurs romains lors des triomphes.

La BoĂ©tie meurt en 1563, d’une maladie fulgurante. Montaigne Ă©crit aussitĂ´t cette nouvelle Ă  son père, dans une lettre touchante, oĂą il donne l’âge exact de son ami : « 32 ans, 9 mois et 17 jours Â».


Hans Jordaens III, La traversée de la Mer Rouge (détail), vers 1640.

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