La Boétie, Discours de la servitude volontaire
Résumé-analyse
Selon La Boétie, nous avons les dirigeants que nous méritons, car nous avons le pouvoir de défendre et d’entretenir notre liberté !
Mais il faut en prendre conscience, et reconnaître les ressorts de la tyrannie pour s’en libérer… Voilà pourquoi son Discours de la servitude volontaire est intemporel et reste d’actualité !
Ce qui est extraordinaire aussi, c’est que La Boétie écrit ce texte vers l’âge de 18 ans : il étudie le droit pour entrer au Parlement de Bordeaux, institution qui révise les Édits Royaux…
Sa pensée est originale, mais c’est un étudiant consciencieux : il suit un plan rhétorique classique, mais sans le rendre visible… Je vais donc te proposer une structure plausible.
L’idée, c’est surtout de baliser ta lecture en décryptant le Discours pas à pas, avec les citations dans la traduction la plus courante !
Exorde : Le constat de la tyrannie
La Boétie débute par une accroche : en rhétorique, on appelle ça l’exorde. D’emblée, il cite L’Iliade d’Homère : rien que ça !
Homère raconte qu’un jour [...] Ulysse dit aux Grecs : « Il n’est pas bon d’avoir plusieurs maîtres ; n’en ayons qu’un seul. »
Mais aussitôt, il n’hésite pas à contredire Ulysse : non, un seul maître n’est pas désirable ! La citation est parlante :
N’est-ce pas un extrême malheur que d’être assujetti à un maître de la bonté duquel on ne peut jamais être assuré ?
En fait ici, La Boétie prend position à une époque où les textes anciens sont redécouverts, mais aussi controversés… Certains hommes d’église se méfient de ces auteurs non chrétiens, tandis que d’autres y voient au contraire un renouveau de la pensée !
À Sarlat dans le Périgord où est né Étienne de la Boétie, l’évêque Niccolo Gaddi répand cet esprit de la Renaissance. L’oncle de La Boétie, qui l’instruit après la mort de son père, y est favorable.
Le jeune La Boétie a donc un esprit ouvert, mais attention il n’est pas anti-royaliste. Il le dit tout de suite : on ne va pas évaluer la république et la monarchie, mais plutôt se poser cette question :
Comment [se peut-il] que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul ?
D’emblée il laisse entendre qu’il ne vise pas Henri II, qui vient de succéder à François Ier en 1547 : les habitants d’un pays peuvent se fier à un homme d’exception :
Si les habitants d’un pays trouvent [...] un de ces hommes rares [...] d’une grande prévoyance pour les garantir, d’une grande hardiesse pour les défendre, d’une grande prudence pour les gouverner.
À nous donc de distinguer ces définitions : le tyran exerce un pouvoir illégitime de manière oppressive alors que le roi cherche à se légitimer et son pouvoir est souvent limité (sauf dans le cas d’une monarchie absolue, qui n’en est encore qu’à ses prémices à l’époque de La Boétie).
Le peuple quant à lui, c’est l’ensemble des sujets ou des citoyens, qui forment une société régie par des lois communes. La Boétie décrit un peuple subjugué, résigné à obéir malgré tout :
Ô grand Dieu ! [...] Comment appellerons-nous ce vice ? [...] un nombre infini d’hommes [...] non pas gouvernés mais tyrannisés. [...] Souffrant les rapines, [...] non d’une armée, [...] mais d’un seul !
Il va alors énoncer sa thèse : si la servitude est volontaire, alors la liberté l’est aussi !
Proposition : Une liberté à portée de main
La proposition, en rhétorique, c’est la thèse défendue par l’auteur. La Boétie y vient indirectement : d’abord, ce qui donne le plus de vaillance, c’est la liberté.
Il cite alors de célèbres batailles de l’antiquité, avec le registre épique qui valorise l’héroïsme :
Dans ces glorieuses journées, c’était moins la bataille des Grecs contre les Perses que la victoire de la liberté sur la domination.
Ces références à l’antiquité sont pratiques, parce qu’elles permettent d’éviter les sujets d’actualité. Ici, la liberté et la domination sont des allégories qui s’affrontent.
Quand l’exemple historique devient comme ici un modèle pour la postérité, on parle d’exemplum : si les Grecs ont vaillamment défendu leur liberté, c’est parce qu’elle est précieuse !
[C’est] un bien si grand [que], dès qu’elle est perdue, tous les maux s’ensuivent. Sans elle, tous les autres biens [perdent] leur saveur.
En face de la liberté, la servitude au contraire est la pire chose qui soit ! Après l’éloge, le blâme : c’est le registre épidictique :
Ainsi que le feu trouve [toujours plus] de bois à brûler [...] : pareillement plus les tyrans pillent, [...] plus ils se fortifient [...].
La Boétie fait alors un tableau saisissant (une hypotypose) pour montrer que les victimes perdent leurs bien et leurs vies :
Il semble que vous regardiez comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies.
Par le registre pathétique, La Boétie cherche à toucher le lecteur, pour mieux le faire adhérer à son idée : le raisonnement sert à convaincre, l’émotion sert à persuader.
Mais ce qui choque le plus, c’est précisément l’aspect volontaire de cette servitude qui est un paradoxe (une association inhabituelle d’idées) : comment peut-on choisir l’esclavage ?
L’originalité de La Boétie est d’aborder la question politique sous un angle psychologique : qu’est-ce qui nous fait adhérer à l’ordre établi ? L’emploi de la force ne suffit pas à l’expliquer…
En effet le tyran n’est pas un Hécatonchire (monstre à cinquante têtes et cent bras) ni Argus (géant mythologique aux cents yeux, que Junon mis sur son paon) !
Non, ce n’est qu’un homme simple, mais il emprunte les bras et les yeux de ses sujets !
D’où tire-t-il les innombrables argus qui vous épient, si ce n’est de vos rangs ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les emprunte de vous ?
Voici alors la thèse centrale : il suffit de le vouloir pour se libérer.
Vous pourriez vous en délivrer [...] seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres.
C’est remarquable, parce que au lieu de partir d’en haut, il part d’en bas pour remonter au tyran : cette démarche donne un véritable pouvoir d’action aux opprimés !
Il termine alors avec une très belle image, issue de la bible : le colosse aux pieds d’argile du rêve de Nabuchodonosor :
Vous le verrez, comme un grand colosse dont on Ă´te la base, tomber de son propre poids et se briser.
Narration : De la liberté à la servitude
Maintenant, La Boétie expose les faits, exactement comme dans un procès. En rhétorique, c’est ce qu’on appelle la narration :
Cherchons [...] à découvrir [...] comment s’est enracinée si profondément cette opiniâtre volonté de servir.
Il utilise des genres juridiques : le réquisitoire pour dénoncer la servitude ; le plaidoyer pour défendre la liberté. Première idée qui nous paraît évidente aujourd’hui : la liberté est naturelle, nécessaire aux humains !
Oui, mais à l’époque, ce n’est pas évident du tout ! Notamment chez les Anciens, l’esclavage est naturel… Il y a des maîtres, il y a des esclaves, ils sont complémentaires, dit Aristote.
Et pour la pensée chrétienne, la servitude existe, certes, mais c’est une conséquence du péché originel, comme tous les malheurs de l’humanité.
Donc en affirmant que la liberté est un bien naturel, La Boétie avance une idée innovante, fondatrice pour les Lumières, deux siècles plus tard. Écoute Diderot en 1751 :
Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu [...] a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison.
Diderot, Encyclopédie, article « Autorité politique », 1751.
La Boétie part d’un constat faussement naïf : nous sommes tous semblables :
La nature, premier agent de Dieu, bienfaitrice des hommes, nous a tous créés de même et coulés en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt tous frères.
Puis il prévient l’objection : n’y a-t-il pas des différences tout de même ? Certes, mais c’est justement pour nous entraider !…
[La nature] n’a pas envoyé ici-bas les plus forts et les plus adroits comme des brigands [...] pour y traquer les plus faibles. Il faut croire plutôt que, faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle a voulu faire naître en eux l’affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer, les uns ayant puissance de porter secours et les autres besoin d’en recevoir.
De plus, la Nature nous a offert la parole justement pour cela :
La Nature [ne nous a-t-elle pas fait] ce beau présent [...] de la parole pour [...] fraterniser [...] et par la communication et l’échange de nos pensées nous ramener à la communauté d’idées et de volontés ?
La Boétie tourne alors son regard vers les animaux : l’éléphant ne préfère-t-il pas s’arracher les défenses plutôt que d’être enchaîné ? Et il cite même l’un de ses propres poèmes :
Mêmes les bœufs sous le poids du joug geignent.
Et les oiseaux dans la cage se plaignent ;
Très beau n’est-ce pas ? Chez La Boétie, c’est un argument humaniste : si les animaux refusent la servitude par instinct, alors l’homme doit à plus forte raison la refuser par dignité.
Il poursuit ensuite son exposition des faits, avec un certain art du récit en distinguant trois sortes de tyrans.
Les uns possèdent le Royaume par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, et les autres par succession de race.
Or pour lui, le résultat est toujours le même : le tyran, une fois le pouvoir acquis, fait tout pour le conserver.
Les élus du peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme une proie sur laquelle ils ont tous les droits, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient.
Confirmation 1 : La force de la coutume
Nous entrons maintenant dans la partie la plus consistante du Discours, l’argumentation en elle-même, ce qu’on appelle « la confirmation » en rhétorique.
La Boétie commence par une expérience de pensée : imaginons un peuple tout neuf : quel gouvernement choisirait-il ?
Nul doute qu’ils n’aimassent beaucoup mieux obéir à leur seule raison que de servir un homme.
Cette citation révèle une notion essentielle : la « raison » seule permet de concevoir un ordre plus juste. Cette idée alimentera le mouvement des Lumières.
Rousseau par exemple, Deux siècles plus tard, décrit Le Contrat Social, comme un moyen de formaliser rationnellement la volonté collective :
Convention légitime, parce qu'elle a pour base le contrat social, [...] utile, parce qu'elle [a pour objet] le bien général, solide, parce qu’elle a pour garant la force publique [...]. Les sujets [...] n'obéissent à personne, [...] seulement à leur propre volonté.
Rousseau, Le Contrat social, 1762.
La Boétie explique que le tyran prend souvent le pouvoir suite à une crise. Il cite le cas de Denys Ier de Syracuse :
Ce fourbe adroit, rentrant victorieux dans la ville, comme s’il eût vaincu ses concitoyens plutôt que leurs ennemis, se fit d’abord de capitaine roi et ensuite de roi tyran.
Ensuite, les citoyens qui naissent dans la servitude trouvent cette situation normale, et vivent sans interroger leur condition.
L’habitude [...] à la longue [...] nous apprend [...] à ne pas trouver amer le venin de la servitude.
C’est un moment clé du discours, parce que La Boétie cesse d’accuser ceux qui servent, il plaint surtout leur ignorance :
L’on doit avoir pitié de ceux qui, en naissant, se trouvent déjà sous le joug [et] les excuser [...] si, n’ayant pas encore vu l’ombre même de la liberté [...] ils ne ressentent pas le malheur d’être esclave.
L’image qui suit est très belle : ceux qui naîtraient pendant une nuit polaire ne réclameraient pas la lumière du jour, puisqu’ils ne l’ont jamais connue.
De même, il faut avoir connu la liberté pour la désirer…
Toujours à la connaissance du mal se joint le souvenir de quelque joie passée. Il est dans la nature de l’homme d’être libre et de vouloir l’être ; mais aussi [de prendre] le pli que son éducation lui donne.
Ainsi pour revendiquer la liberté, il faut d’abord être capable de la concevoir, avoir conscience de son existence :
Ceux qui ont [...] l’esprit clairvoyant ne se contentent pas, comme la grosse populace, de voir ce qui est à leurs pieds [...] ils rappellent au contraire les choses passées pour juger le présent et prévoir l’avenir.
Le terme « grosse populace » est révélateur : La Boétie s’adresse à une élite à son époque : ceux qui savent lire et peuvent comprendre son discours.
Mais cela ne doit pas nous froisser ! Aujourd’hui les choses sont différentes : l’éducation populaire, le devoir de mémoire, des oeuvres mêlant des disciplines variées, contribuent à développer une conscience collective.
Ceux-là , quand la liberté serait entièrement perdue [de ce monde] la sentiraient dans leur esprit [...] et la servitude ne pourrait les séduire.
Digression 1 : Ignorance et servitude
Pour rendre son discours plus léger, l’orateur fait parfois ce qu’on appelle en rhétorique, une digression. Il s’éloigne de son sujet pour mieux y revenir…
La Boétie raconte que le Grand Turc s’est aperçu que les livres donnent aux hommes une certaine conscience de leur dignité. Ainsi, il fait tout pour limiter le partage du savoir.
La Boétie en tire alors une règle plus générale :
[Quel que] soit le nombre des fidèles à la liberté, leur zèle [reste] sans effet, parce qu’ils ne se fréquentent point. Les tyrans leur enlèvent toute liberté [pour mieux les isoler] dans leur façon de penser.
On retrouve ce principe dans des œuvres plus récentes, je pense par exemple à Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, où Montag, dans un univers dystopique, est chargé de brûler les livres. Il rencontre des rebelles qui continuent de lire.
La Boétie s’interrompt alors pour mettre fin à la digression… C’est une manière de créer une complicité avec son lecteur :
Mais revenons à mon sujet que j’avais quasi perdu de vue.
Confirmation 2 : subterfuges des tyrans
La Boétie estime que les hommes asservis perdent tout enthousiasme, contrairement aux hommes libres :
Les hommes libres [...] savent qu’ils recueilleront une égale part [...] au bonheur de la victoire ; mais les gens asservis [...] sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien et, voyant qu’ils prennent ce pli, pour les amollir encore, ils les y aident.
La Boétie donne alors l’exemple de Cyrus qui a conquis la Lydie.
Ne voulant pas saccager une aussi belle ville [...] il s’avisa d’un expédient extraordinaire [...] : il y établit des maisons closes [...] et des jeux publics, [ordonnant] aux citoyens de s’y rendre.
Les peuples deviennent dépendants de ces divertissements… Aujourd’hui, on parlerait d’addiction :
Les jeux, [...] les spectacles, les gladiateurs, [...] et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les instruments de la tyrannie.
Ainsi les tyrans distribuent des cadeaux à ceux qui peuvent les soutenir, et qui ne voient pas qu’ils les payent au prix fort :
Les lourdauds ne s’apercevaient pas qu’en recevant toutes ces choses, ils ne faisaient que recouvrer une part de leur propre bien.
Pour subjuguer le peuple, certains tyrans vont même jusqu’à utiliser la religion ! La Boétie donne l’exemple des pharaons :
Les premiers rois d’Égypte ne se montraient guère sans porter tantôt un chat, [...] tantôt du feu sur la tête : [...] par ces étranges aspects, [ils] inspiraient à leurs sujets respect et admiration.
De même, le pouce de Pyrrhus, rois d’Épire, faisait soi-disant des miracles ! Le peuple lui-même inventait de nouveaux super-pouvoirs à ce pouce… Mêlant religion et superstition.
La Boétie n’a pas connu les Guerres de Religion, mais il y avait déjà de fortes tensions religieuses : en 1517 Martin Luther publie en Allemagne 95 thèses qui récusent des dogmes catholiques.
Les évangélistes revendiquent de lire la Bible sans intermédiaire ecclesiastique : une hérésie à l’époque ! Or l’imprimerie permet de la diffuser en latin, puis en langue vulgaire. Martin Luther a entièrement traduit la bible en Allemand en 1534 !
Après la mort de La Boétie, les Protestants qui s’opposent au roi (dits « monarchomaques ») reprennent le Discours de la servitude volontaire et le renomment Le Contr'un. Ils ont bien saisi toute la portée subversive de ce texte !
Digression (2) : Le cas de la France
La Boétie interroge certains symboles : fleurs de lys, sainte ampoule, oriflammes… Mais il épargne les rois de France :
Il semble que la nature ne les ait pas faits comme les autres et que Dieu les ait choisis [...] pour leur confier [...] la garde de ce royaume.
Il dit qu’il ne souhaite pas douter des histoires des rois français, parce qu’elles contribuent à l’éclat de la poésie française :
Ronsard, Baïf et du Bellay, [...] font tellement progresser notre langue que bientôt, j’ose espérer, nous n’aurons rien à envier aux Grecs et aux Latins, sinon le droit d’aînesse. [...] Et certes, je serais bien téméraire de [...] dessécher le terrain de nos poètes.
La Boétie est-il ironique dans ce passage ? Difficile à dire ! Il évoque La Franciade de Ronsard, qui lui a été commandée par Henri II pour donner aux rois de France une origine troyenne…
Ils seraient issus d’un certain Francus, supposé descendant d’Hector, célèbre guerrier Troyen, mari d’Andromaque, tué par Achille pendant la guerre de Troyes.
Du Bellay de son côté écrit sa Défense et illustration de la langue française, qui sera le mot d’ordre des poètes de la Pléiade : donner ses lettres de noblesse au français, face au latin…
Confirmation 3 : un système pyramidal
La Boétie en arrive alors à ce qu’il appelle « le secret », le grand ressort de la domination : ce ne sont pas les gardes armés qui protègent le tyran mais seulement six complices ambitieux.
Il en a toujours été ainsi que cinq ou six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les pourvoyeurs de ses voluptés et partageant les biens de ses pillages.
Ces mauvais personnages l’encouragent même à la cruauté… Ici la Boétie se fait moraliste : il condamne la mauvaise vie de ces personnages. Il les appelle : les tyranneaux.
Ceux qui sont tachés d’une ardente ambition et d’une notable avarice, s’amassent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux.
Mais ce n’est pas tout ! Ces cinq ou six tiennent sous eux six cent personnes qui dominent encore plus de monde…
Qui voudra dévider ce fil verra que non pas six mille, mais cent mille [...] tiennent au tyran par cette corde et forment [...] une chaîne.
Avec cette image d’un système pyramidal, le discours prend une dimension polémique (qui suscite le débat) et devient un véritable pamphlet (un texte qui attaque des institutions).
Un événement récent a marqué La Boétie. En 1548, la jacquerie des Pitauds s’oppose à la Gabelle, taxe sur le sel que Henri II veut généraliser. Les émeutes sont réprimées avec violence par le connétable de Montmorency.
Pourtant, même pendant ces révoltes, le roi n’est jamais remis en cause : son pardon fait même partie des revendications ! Ce sont les exécutants qui sont visés. Finalement Henri II abolit la taxe et accorde l’amnistie générale.
Érasme à la même époque, dénonce la formation d’une caste de privilégiés qui s’accaparent les richesses :
Le tyran [...] [agit de sorte] que les biens de son peuple passent entre les mains d'un petit nombre de privilégiés [...] afin d'établir [...] [son] pouvoir. Le bon roi pense au contraire que la richesse des citoyens [...] assure sa propre richesse.
Érasme, Formation du prince chrétien, 1516.
Mais alors, il suffit pour éviter la servitude, d’être un complice du tyran ? … C’est ce dernier point que La Boétie veut démentir.
Réfutation : le sort des complices du tyran
D’abord, contre toute attente, au lieu de maudire les tyranneaux, La Boétie les prend en pitié :
Qu’ils mettent [...] à part leur ambition [et qu’ils] se reconnaissent : ils verront [...] que les villageois [...] qu’ils foulent aux pieds [...] sont toutefois, comparés à eux, plus heureux et [plus] libres.
En effet, le paysan, s’il n’est pas propriétaire de sa terre, au moins, il ne subit pas la condition horrible du courtisan :
Quelle peine, quel martyre est-ce, grand Dieu ? Être nuit et jour occupé à plaire à un homme [...] n’avoir ni ennemi reconnu ni ami assuré, [...] ne pouvoir être joyeux et n’oser être triste.
La Boétie compare alors le courtisan au papillon qui s’approche trop près du feu : le pouvoir est dangereux voire même fatal, car à chaque succession, les favoris s’entredéchirent !
Et si le tyranneau devient un ami du tyran ? La Boétie prévoit cette objection. Pour lui, c’est impossible :
Le tyran n’aime jamais et jamais n’est aimé. L’amitié, c’est un nom sacré [...] : elle naît d’une mutuelle estime et s’entretient non tant par les bienfaits que par bonne vie et mœurs.
Cette notion d’amitié a tout une histoire ! Dans l’antiquité, la philia est un pilier de la vie morale. Dans le système féodal, l’amitié consolide le lien vassalique qui repose sur la loyauté. Dans le mouvement humaniste, elle est nécessaire pour fonder une société harmonieuse.
La Boétie lui-même cultive l’amitié. Quand il rencontre Montaigne en 1557 au Parlement de Bordeaux les deux jeunes gens deviennent inséparables ! Comme le chante Georges Brassens dans « Les Copains d’abord » !
C'était pas des amis choisis
Par Montaigne et La Boétie
Sur le ventre, ils se tapaient fort
Les copains d'abord
Georges Brassens, Les Copains d’abord, 1962.
D’ailleurs Montaigne voulait d’abord insérer ce Discours dans ses Essais. Mais il se ravise à cause du contexte politique :
Grossier et pesant air d’une mal plaisante saison…
Montaigne, Les Essais, 1580.
Dans ses Essais, il met à la place un chapitre sur l’amitié et quand il fait allusion à ce discours, il en parle comme d’un texte de jeunesse, traité par manière « d’exercitation » seulement.
En tout cas, fidèle aux valeurs humanistes, comme Montaigne, La Boétie tient l’amitié en haute estime ! Elle ne peut exister là où se trouvent l’injustice, la cruauté, ou la recherche d’intérêts :
Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une compagnie. Ils ne s’entraiment pas mais s’entrecraignent. Ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.
La Boétie abandonne alors toute empathie pour les complices des tyrans : il le dit avec une certaine ironie :
C’est plaisir de considérer [le bien] qu’ils peuvent attendre de leur peine et de leur misérable vie !
D’abord, les complices des tyrans sont haïs par la population, qui les maudissent et leur reprochent tous leurs malheurs :
Le peuple, les nations, [...] savent leurs noms, déchiffrent leurs vices, amassent sur eux mille outrages, mille injures, mille malédictions.
Ensuite, on continue de les détester après leur mort, dans la postérité ! Voilà comment ils sont punis de leurs méfaits !
Leur réputation déchirée dans mille livres, et leurs os même sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la postérité, les punissant encore après leur mort de leur méchante vie.
Péroraison : Agissons en hommes de bien
En rhétorique, la péroraison, c’est en conclusion, une invitation à agir dans le bon sens : à nous de refuser d’être complices !
Comme argument ultime, La Boétie évoque le sort des complices des tyrans en Enfer !
Pour moi, je pense bien [...] que, puisque rien n’est plus contraire à Dieu, tout libéral et débonnaire, que la tyrannie, il réserve là -bas [...] pour les tyrans et leurs complices, quelque peine particulière.
Avec ces derniers mots, La Boétie met en quelque sorte Dieu dans son camp : « libéral et débonnaire » c’est-à -dire bon et généreux, il ne peut que condamner la tyrannie.
On entre presque dans le genre du sermon (le prédicateur prône la vertu). En effet les tyrans et ses complices sont coupables de péchés variés : envie, avarice, cruauté, orgueil, vanité…
Dans l’antiquité, c’est surtout l’hybris (la démesure) qui est condamnée par les dieux.
En cette fin de discours, La Boétie perpétue le « memento mori » : rappelle-toi que tu vas mourir ! Ces mots répétés par un esclave dans l’oreille des Empereurs romains lors des triomphes.
La Boétie meurt en 1563, d’une maladie fulgurante. Montaigne écrit aussitôt cette nouvelle à son père, dans une lettre touchante, où il donne l’âge exact de son ami : « 32 ans, 9 mois et 17 jours ».
Hans Jordaens III, La traversée de la Mer Rouge (détail), vers 1640.