Zola, Germinal
Partie 1 chapitre 3
Explication linéaire
Extrait étudié
Il ne comprenait bien qu'une chose : le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant par petits groupes d'être en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bête nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre étages contenant chacun deux berlines pleines de charbon. Des moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de taille. Et c'était dans les berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la corde du signal d'en bas, « sonnant à la viande », pour prévenir de ce chargement de chair humaine. Puis, après un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du câble.
— C'est profond ? demanda Étienne à un mineur, qui attendait près de lui, l'air somnolent.
— Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier à trois cent vingt.
Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait. Étienne reprit :
— Et quand ça casse ?
— Ah ! quand ça casse...
Le mineur acheva d'un geste. Son tour était arrivé, la cage avait reparu, de son mouvement aisé et sans fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre minutes à peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en dévora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage où ils descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de boyaux géants capables de digérer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les ténèbres restaient mortes, la cage montait du vide dans le même silence vorace.
Introduction
Germinal, c'est le 13e roman de la série des Rougon-Macquart, où Zola met en scène l'Histoire Naturelle et sociale d'une famille sous le second empire.
Pour écrire ce roman, Zola s'est beaucoup documenté sur le terrain. Les cahiers préparatoires de Germinal contiennent près de 1000 feuillets, c'est l'un des dossiers les plus volumineux parmi les romans des Rougon-Macquart.
En 1884, Zola se rend dans le bassin minier du Nord-pas-de-Calais et assiste à la grande grève des mineurs d'Anzin. Il se renseigne auprès des travailleurs, des porions et des ingénieurs, pour en savoir le plus possibles sur les conditions de travail et le quotidien dans les mines.
Mais Germinal n'est pas un simple compte-rendu de la vie des mineurs, c'est aussi un témoignage engagé et un récit dramatisé. À côté des indications précises et chiffrées, Zola développe une métaphore très riche, faite pour frapper l'imagination.
Le lecteur découvre la mine du Voreux pour la première fois à travers le regard du personnage principal, Étienne Lantier. L'atmosphère est alors teintée d'une tonalité fantastique, le Voreux, avec son ascenseur dévorant les ouvriers et ses immenses galeries souterraines, ressemble à un monstre mythologique.
Problématique
Comment le regard d'Étienne transforme-t-il la mine du Voreux en monstre dévorateur, permettant à Zola de dénoncer les conditions de travail inhumaines des ouvriers ?
Axes de lecture pour un commentaire composé
> Une focalisation interne au personnage principal qui teinte le passage d'une atmosphère fantastique.
> Une écriture naturaliste documentée, avec des détails précis.
> La représentation des conditions de travail des mineurs, insistant sur la dangers qu'ils encourent.
> Une métaphore assimilant la mine du Voreux à un monstre à l'appétit immense.
> Un symbole de portée générale, dénonçant l'exploitation des travailleurs propre à la révolution industrielle.
Premier mouvement :
Un projet naturaliste engagé
Il ne comprenait bien qu'une chose : le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et d'un coup de gosier si facile, qu'il semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant par petits groupes d'être en nombre suffisant. Sans un bruit, d'un jaillissement doux de bête nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre étages contenant chacun deux berlines pleines de charbon.
Étienne Lantier, le personnage principal, est le fils de Gervaise et Auguste Lantier, le couple qui se trouve au centre de l'Assommoir. Selon les principes naturalistes, ce personnage porte donc une lourde hérédité d'alcoolisme et de violence. C'est pourtant un personnage très positif qui se comporte de façon héroïque dans le roman.
C'est donc à travers le regard d'Étienne Lantier, que nous découvrons la mine pour la première fois. Les marques de subjectivité (perceptions, émotions) se rapportent toutes au même personnage, c'est ce qu'on appelle la focalisation interne.
« il ne comprenait bien qu'une chose » le lecteur accompagne le Héros dans son observation. Le verbe « sembler » notamment, indique bien que le regard est subjectif.
Le point de vue d'Étienne qui provient de l'extérieur de la mine va teinter toute le passage d'une atmosphère fantastique. L'ascenseur est comme un animal fabuleux, une « bête nocturne ». Avec le verbe « avaler » le « gosier », la mine est personnifiée : on lui attribue des caractéristiques habituellement réservées à des êtres animés.
La mine dévore des êtres humains, qui lui sont apportés dans des convois qui ne sont pour lui que des bouchées. On peut penser au Minotaure, le monstre de la mythologie grecque, qui lui aussi se trouve dans un labyrinthe, et qui, lui aussi, reçoit en pâture des êtres humains. Le Minotaure sera tué par le Héros Thésée. Par ailleurs, ce personnage de la mythologie grecque est descendu aux enfers et en est revenu. Cela annonce le parcours d'Étienne à travers me roman.
Avec ces références, Zola, nous montre la dimension atemporelle des angoisses humaines, et leur matérialisation dans l'invention contemporaine de la mine de charbon, comparable à un enfer sur terre. La descente aux enfers, dans la mythologie antique, on appelle ça une catabase.
En même temps, Zola fait le travail d'un écrivain naturaliste bien documenté. On connaît précisément l'heure d'arrivée des ouvriers, le nom donné à leurs habitations, le nombre d'étages, le nom donné aux wagons qui servent à transporter le charbon, etc.
Mais ce récit du travail des ouvriers n'est pas un simple compte-rendu objectif. Zola souligne la misère des mineurs et la difficulté de leur travail : ils n'ont pas de chaussures « pieds nus » ; ils commencent la journée extrêmement tôt « quatre heures » ; n'ayant pas de lumière dans les couloirs, ni sur leur casque, ils sont obligés de porter les lampes à la main. La promiscuité est importante, ils attendent d'être en « nombre suffisant » pour monter dans l'ascenseur. On comprend qu'ils sont obligés de s'y entasser pour limiter le nombre d'aller-retour.
En face de la difficulté du travail humain, le fonctionnement de la machine semble étonnamment facile. « Il semblait ne pas les sentir passer » le mouvement de l'ascenseur s'effectue « sans un bruit » dans un « jaillissement doux ». Lorsqu'il s'arrête, le mouvement n'est pas brusque : il « se cale sur les verrous ». Cette mécanique bien huilée fait ressortir par contraste la pénibilité du travail des ouvriers.
Deuxième mouvement :
Une dramatisation progressive
Des moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par d'autres, vides ou chargées à l'avance des bois de taille. Et c'était dans les berlines vides que s'empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu'à quarante d'un coup, lorsqu'ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu'on tirait quatre fois la corde du signal d'en bas, « sonnant à la viande », pour prévenir de ce chargement de chair humaine. Puis, après un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du câble.
Ce passage nous donne également le vocabulaire spécifique au travail des mineurs, avec les « moulineurs », les « paliers », le « bois de taille ». Les notations de l'écrivain naturaliste sont précises et chiffrées : « 5 par 5 … jusqu'à 40 d'un coup … la corde du signal est tirée 4 fois ».
Mais comme tout à l'heure, ce n'est pas un regard complètement objectif. Le verbe « s'empiler » par exemple révèle bien le point de vue de l'auteur qui dénonce l'entassement des ouvriers, et le danger que cela représente. Cela prépare la scène d'accident de la dernière partie, quand l'anarchiste Souvarine sabote le matériel. C'est ce qu'on appelle une prolepse : une annonce plus ou moins explicite de la suite du roman.
La métaphore de la dévoration va dans le même sens, avec le « chargement de chair humaine ». L'expression « "sonnant à la viande" » est entre guillemets, ce qui indique bien que c'est une expression utilisée par les ouvriers eux-mêmes. Le mot « cage » qui désigne l'ascenseur dénonce l'enfermement et l'absence de liberté des travailleurs.
Le sursaut est « léger » , la cage « plonge » comme dans de l'eau, elle « tombe comme une pierre » c'est-à-dire avec un mouvement très rapide et régulier. Les êtres humains sont les rouages vivants d'une machine complexe et immense qui les absorbe.
« un ordre partait … on tirait … »
L'ordre, imprécis avec l'article indéfini, l'absence de sujet humain pour le verbe « partir », le pronom « on » indéfini...
Tout cela renforce l'impression d'une grande machine dont le conducteur est anonyme. En parlant notamment des actionnaires propriétaires du site, Zola évoquera une divinité tapie dans l'ombre.
L'image du minotaure est encore présente ici regardez : le « beuglement sourd et indistinct » ce n'est pas un hasard si Zola choisit le cri du bovin : le minotaure est une créature mi-homme, mi-taureau.
Autre référence au mythe du minotaure. Vous savez que Thésée à pu retrouver son chemin grâce au fil d'Ariane. Quand les hommes disparaissent, il ne reste plus que le câble de l'ascenseur.
— C'est profond ? demanda Étienne à un mineur, qui attendait près de lui, l'air somnolent.
— Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l'homme. Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier à trois cent vingt.
Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait. Étienne reprit :
— Et quand ça casse ?
— Ah ! quand ça casse...
Le mineur acheva d'un geste.
Étienne s'adresse à un mineur, ce n'est pas un personnage précis, il est désigné par un article indéfini « un ». Ce qui est impressionnant pour Étienne est tout à fait banal pour lui. Il est 4h du matin, il est « somnolent ». Cette indication est lourde de sens : les travailleurs ne perçoivent plus l'exploitation dont ils sont victimes. Il faut un regard qui provient de extérieur de la mine, pour faire voir toute l'horreur de la situation.
C'est un peu le même procédé que dans le Candide de Voltaire, ou les Lettres Persanes de Montesquieu : le regard naïf du personnage qui provient de l'extérieur de la mine permet de mieux dénoncer une situation choquante. Zola s'inscrit dans une tradition d'écrivains engagés.
On retrouve dans le dialogue le mélange de discours informatif et de tonalité fantastique. Par exemple, les dimensions de la mine sont à la fois rigoureusement chiffrées, et vertigineuses, se prolongeant à la fois vers bas avec la profondeur et vers le haut avec les 4 accrochages qui se trouvent au-dessus.
La question d'Étienne révèle l'un des aspects les plus choquants de ces conditions de travail : les mineurs risquent leur vie quotidiennement.
« Et quand ça casse ? » Derrière cette question, il y a sans doute une autre question : est-ce que ça casse ? Mais le danger que représente cet ascenseur est déjà implicitement reconnu. C'est ce qu'on appelle un présupposé : une information implicitement reconnue comme vraie par celui qui parle.
La réponse du mineur est dramatisée par les points de suspension, et par le geste que le lecteur ne peut que deviner. Une phrase qui reste en suspens comme ça, pour marquer une réticence ou une émotion, c'est ce qu'on appelle une aposiopèse. Le verbe « achever » nous laisse deviner qu'il s'agit d'un signe de mort. Quand il y a un accident, personne ne survit.
Troisième mouvement :
Construction d’une allégorie
Son tour était arrivé, la cage avait reparu, de son mouvement aisé et sans fatigue. Il s'y accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit de nouveau au bout de quatre minutes à peine, pour engloutir une autre charge d'hommes. Pendant une demi-heure, le puits en dévora de la sorte, d'une gueule plus ou moins gloutonne, selon la profondeur de l'accrochage où ils descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de boyaux géants capables de digérer un peuple. Cela s'emplissait, s'emplissait encore, et les ténèbres restaient mortes, la cage montait du vide dans le même silence vorace.
À la fin de notre passage, Zola parachève la métaphore de la mine comparée à un monstre affamé : elle « engloutit les hommes » elle les « dévore d'une gueule gloutonne ». Le dernier mot du passage est révélateur, et cristallise toutes les caractéristiques monstrueuses de la mine : vorace. Cet adjectif entre en écho avec le nom même de la mine « Le Voreux » qui sonne alors comme le nom propre du monstre, lui-même défini par sa caractéristique principale, sa gloutonnerie.
Un nouvel aspect de la métaphore est alors développé ici : la faim de ce monstre est infinie. Le préfixe propre à la répétition est utilisé plusieurs fois « reparu ... replongea » avec de nombreux adverbes qui insistent sur la répétition des actions : « de nouveau … sans arrêt … toujours … encore ». Le verbe « emplir » est répété deux fois. La mine semble devoir avaler éternellement des hommes, sans jamais les rendre.
En effet, les mineurs semblent disparaître pour de bon : « les ténèbres restaient mortes ». Lorsque l'ascenseur disparaît, ils sont remplacés par le vide et le silence.
L'horreur est accentuée par la persévérance de Zola à filer la métaphore : si la mine est un monstre, alors l'ascenseur représente sa gueule, et les galeries représentent ses boyaux et son système digestif.
« Capables de digérer un peuple » : l'appétit du monstre est si colossal qu'il pourrait avaler une population entière. C'est une hyperbole, un effet d'amplification. Le mot « peuple » n'est pas utilisé par hasard, il est connoté politiquement. Le peuple est dévoré : cela fait surgir toute la puissance symbolique de la grande fresque que Zola compose à travers ce roman. Les ouvriers engloutis par l'ascenseur représentent en fait toute une classe sociale victime de la révolution industrielle.
Conclusion
Dans ce passage, le lecteur découvre la mine du Voreux pour la première fois, à travers le regard d'Étienne Lantier. Ce point de vue va teinter tout le passage d'une atmosphère fantastique. L'ascenseur qui permet aux mineurs de descendre va progressivement se métamorphoser en animal fabuleux, comparable au minotaure de la mythologie antique. La mine elle-même est comme un enfer sur terre.
En même temps, le projet de Zola est naturaliste et engagé. Naturaliste, car il est bien documenté, et il va nous donner des détails précis sur le travail des mineurs pendant la révolution industrielle. Engagé, parce qu'il dénonce des conditions de travail dangereuses, et une misère excessive des travailleurs.
La conjonction des deux aspects : le point de vue fantastique et l'observation naturaliste, va permettre à Zola de construire une métaphore qui va frapper l'imagination du lecteur. Les travailleurs sont comme dévorés par une bête vorace, à l'appétit immense. Cette métaphore prend alors une dimension plus générale : c'est une représentation imagée de la célèbre analyse marxiste : le capital absorbe progressivement les forces du travail.
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