Couverture pour Lettres Persanes

Montesquieu, Les Lettres persanes
Lettre 24 - Découverte de Paris
Explication linéaire



Introduction



Quand il écrit cette Lettre persanes, Montesquieu s’inspire de toute une tradition littéraire satirique bien connue, et que ses lecteurs reconnaissent. Le poète latin Juvénal, célèbre pour ses satires, parle lui aussi des dangers de la ville :
Certes, il montrerait bien peu de prévoyance,
Celui qui, dans la ville, avec insouciance,
Sans avoir pour sa mort réglé tout en sortant,
Irait souper le soir chez l’ami qui l’attend.
Chaque bouge éclairé, chaque fenêtre ouverte
Le mettrait, dans sa route, à deux doigts de sa perte ;
Heureux si mille fois à périr exposé,
Par faveur singulière, il n’était qu’arrosé !

Juvénal, Satire III, 1er siècle après J.-C. Traduction Louis-Vincent Raoul, 1842.

Mais Montesquieu ajoute un élément très novateur : il met en scène deux voyageurs persans qui racontent leur découverte de l’occident à travers des lettres. Cela passionne les lecteurs de l'époque, tout en lui permettant de faire passer des critiques de plus en plus acerbes.
Mais ce regard oriental est finalement très artificiel : Montesquieu s’en sert pour éviter la censure, et pour servir le projet qui sera celui des Lumières : montrer que le bon sens et la raison sont des valeurs universelles… Ce sont les jeux de pouvoir qui engendrent l’absurdité.

Notre texte commence donc par de bien innocentes remarques sur les encombrements des rues de Paris, mais bientôt, Montesquieu, sous le masque de son personnage persan, aborde des questions autrement plus sérieuses. Le roi et le pape deviennent les cibles de la satire…

Problématique


Comment Montesquieu utilise le point de vue d’un voyageur persan, pour servir un projet satirique ambitieux, qui annonce déjà le mouvement des Lumières ?

Axes de lecture et mouvements


Dans notre passage, la couleur orientale et le style léger de la lettre retiennent sans cesse l’attention du lecteur. Mais ce regard étranger faussement naïf est surtout un outil satirique pour Montesquieu, qui aborde des sujets de plus en plus sensibles tout en montrant que le bon sens et la raison ont une dimension universelle.

Premier mouvement :
Un faux regard naïf



Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si hautes, qu'on jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée ; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.


C'est ici la première lettre de Rica : plus jeune qu'Usbek, son style d'écriture est plus léger, plus amusant. Cette polyphonie (la variété de voix) d'une lettre à l'autre ; le fait de surprendre ainsi une conversation entre deux amis qui se tutoient, cela captive l'intérêt du lecteur.

Dans une lettre, on retrouve naturellement du présent d'énonciation (pour des actions qui se déroulent au moment où l'on parle). Avec au début un rapide retour en arrière au passé composé et au subjonctif passé pour raconter l'arrivée à Paris. Ce discours donne au lecteur une sensation de proximité et d'authenticité.

C'est bien un personnage persan qui écrit : les prénoms persans, le calendrier lunaire, la comparaison de Paris à Ispahan, ces éléments éveillent un imaginaire très apprécié à l'époque.

En 1704, les Mille et une nuits sont traduites par Antoine Galland, c'est un immense succès éditorial. On retrouve cet engouement dans les Lettres persanes. Mais bien sûr, cet orientalisme est un peu artificiel, on va voir que ça permet surtout à Montesquieu de parler de l'occident.

Et en effet, le regard se resserre progressivement : d'abord la ville de Paris, où Rica vient d'arriver avec sa suite. Ensuite, les maisons et enfin, leurs habitants. Le regard du voyageur persan est mis en scène, pour mieux faire ressortir des traits caractéristiques de la vie parisienne.

Le subjonctif, c'est un mode qui virtualise la réalisation de l'action : l'installation de Rica est en plus retardée avec trois subordonnées conjonctives « qu'on soit logé … qu'on ait trouvé … qu'on soit pourvu » de plus en plus longues, prolongées par des relatives imbriquées. Ce rythme relance sans cesse l'attention du lecteur.

On peut même parler d'une hyperbate : la phrase est prolongée après sa fin. Elle vient en plus contredire le début de la proposition : « être pourvu » devient « tout manque »… C'est une antithèse : les deux verbes se contredisent. Malgré la grandeur et la hauteur de la ville, le nécessaire lui manque : symboliquement, la base même de l'édifice.

L'expression « manquer de tout » résonne douloureusement aux oreilles des contemporains. À la fin du XVIIe siècle, les campagnes militaires de Louis XIV, plusieurs hivers particulièrement rudes, ont provoqué des pénuries qui ont appauvri les campagnes ; les villes éprouvent des difficultés à s'approvisionner. La Révolution française se rapproche.

Tous ces procédés servent donc bien le projet satirique de l'auteur (il dénonce les défauts de son époque). Ici, la vie parisienne, c'est surtout beaucoup d'agitation pour peu de résultat. L'adverbe intensif « il faut bien des affaires » est accompagné d'un pléonasme « toujours … continuel » deux mots qui répètent la même idée : l'agitation et le manque sont perpétuels.

Le mot « affaires » apparaît alors comme un euphémisme (une expression atténuée) ! Les noms communs employés sont d'ailleurs pour la plupart au pluriel « des affaires … les gens … les choses … ». Toutes ces complications amorcent déjà le registre satirique de la lettre.

Les difficultés s'accumulent « Il faut bien des affaires avant d’être logé » exactement comme maisons qui se superposent : « six ou sept maisons les unes sur les autres ». La situation immobilière parisienne de l’époque confine à l'absurde et résume la complexité de la vie dans la capitale.

« Six ou sept maisons les unes sur les autres » c'est une périphrase (un détour en plusieurs mots) pour désigner tout simplement, un immeuble. Ce détour par une langue étrangère, qui peut-être n'aurait pas les mots pour désigner cette réalité parisienne, permet surtout de remettre en cause nos représentations habituelles…

Une « ville bâtie en l'air ». C'est une hyperbole (une figure d'exagération) : comme si la ville elle-même ne tenait sur rien de tangible. Ce qui est bâti sur du vent, ce qui est empli de vent, ce qui prend des proportions déraisonnables, comme la grenouille de la fable : ce sont des métaphores courantes pour dénoncer l'orgueil.

On peut aussi y reconnaître le mythe biblique de la tour de Babel… Qui trouve bien sa place ici, puisque la variété des langues y est justement ce qui impose des limites à l'orgueil humain…

« On jugerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues ». Ici Montesquieu retourne le cliché de son époque, qui associe l’astrologie et l’Orient : à l'instar des trois rois mages, dont le voyage est guidé par une étoile : la bible nourrit l’imaginaire oriental de l’époque…

L'adjectif « bel » a un sens intensif : un embarras très important. Rien de beau ici : l'adjectif est ironique (il laisse entendre l'inverse de ce qu'il dit)… La dimension satirique du passage est guidée par le regard.

« quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras » c’est une simple remarque de bon sens, pratiquement une règle mathématique. Les CC de temps et de lieu construisent donc surtout un lien logique de conséquence. Le regard étranger permet plutôt d'exprimer ici des vérités universelles.

Voilà donc ce qui donne tout son sens à ce verbe « juger » utilisé deux fois : la différence des cultures fournit en fait une méthode rationnelle, qui autorise la distance critique. C'est la fameuse "révolution sociologique" que Roger Caillois définit dans sa préface aux Oeuvres complètes de Montesquieu :
J'appelle ici révolution sociologique la démarche de l'esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l'on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois. L'examinant alors comme on ferait d'une société d'Indiens ou de Papous, il faut se retenir sans cesse d'en trouver naturels les usages et les lois.
Roger Caillois, Préface aux œuvres complètes de Montesquieu, 1964.



Deuxième mouvement :
Le rire dénonce les mœurs



Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a pas de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français ; ils courent, ils volent : les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien : car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour ; et un autre qui me croise de l'autre côté me remet soudain où le premier m'avait pris ; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.

Le conditionnel annonce tout de suite quelque chose d'extraordinaire : « tu ne le croirais pas peut-être ». Le regard est étonné, voire admiratif. Il est en plus redoublé avec l'adverbe modalisateur qui nuance l'affirmation du verbe. Tout cela retient l’attention du lecteur.

Le superlatif va dans le même sens d'un étonnement admiratif : « il n’y a pas de gens qui tirent mieux partie de leur machine ». Mais derrière cet émerveillement, on perçoit toute l'ironie critique de Montesquieu. C'est un effet de double énonciation : le message n'est pas reçu de la même manière par le personnage et par le lecteur.

La retour en arrière au passé composé, et la petite anecdote amusante au présent de narration viennent expliquer et illustrer la réflexion au présent de vérité générale : c'est ce qu'on appelle un inductif, chercher les lois générales à partir de cas particuliers.

Cette forme négative du verbe « voir » est particulièrement étonnante c'est ce qu'on ne voit pas qui est extraordinaire... Un peuple entier ignore cette simple action de marcher ? En plus, le mode infinitif, (impersonnel et intemporel) insiste sur l’universalité même de ce geste : mettre un pied devant l'autre.

C'est donc bien la définition de ces verbes qui est en jeu : marcher, courir, voler. La gradation (augmentation en intensité) monte tellement vite qu'elle se termine en hyperbole : les parisiens se déplacent tellement vite qu'ils ne touchent même plus le sol. Le persan cherche les ressources de sa langue et passe alors par une périphrase : « Moi qui vais souvent à pied sans changer d’allure » c'est-à-dire exactement la définition de marcher. Montesquieu amuse son lecteur.

Le rythme binaire « ils courent, ils volent » saccadé, avec l’asyndète (absence de lien logique). Alors que la marche des Persans est ternaire : « les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope ». Cette image des caravanes qui traversent le désert est déjà un lieu commun des représentations orientalistes.

« Tomber en syncope » à cause de la lenteur ? Montesquieu nous laisse entendre que c'est plutôt Rica qui prend ce risque en se mêlant à la vie parisienne… L'effet miroir s'appuie ici sur la double énonciation.

Montesquieu joue avec des expressions courantes : « enrager comme un chrétien » détourne des expressions françaises de l'époque comme par exemple « Jurer comme un païen ». Sous prétexte de créer une couleur orientale, le point de vue persan exprime en fait un constat universaliste : on est tous l’étranger de quelqu’un d’autre.

On trouve enfin une véritable petite scène de commedia dell'Arte, où le narrateur est manipulé comme une marionnette. La première personne devient objet des verbes, comme s'il perdait son libre-arbitre : le caractère comique de cette scène porte déjà un message satirique.

Étrangement, les coups de coude n'ont rien d'aléatoire : « régulièrement et périodiquement » ces deux adverbes forment un pléonasme (ils redoublent la même idée), et ils sont en plus particulièrement longs à prononcer, comme pour imiter un mouvement ininterrompu. Cette ville démesurée entraîne les individus dans une mécanique absurde.

On trouve d'ailleurs directement le mot « machines » dès le début du paragraphe. Les corps sont présents à travers la marche, la course, les pas, et même les coups de coude » à la fin du passage. Mais ils sont mêlés aux voitures, aux véhicules qui éclaboussent les piétons. Ce brouillage des référents dénonce déjà une mécanique absurde.

La multiplication des conjonctions de coordination, des subordonnées relatives, de la ponctuation forte illustre bien cette étrange agitation organisée. La syntaxe est brisée : comme le corps de Rica. La satire prend une forme expressive qui entretient l'attention du lecteur jusqu'au bout.

Dans le même sens, l'allitération en s (retour de sons consonnes) est particulièrement évocatrice « car encore passe qu’on m’éclabousse », avec le verbe « passer » qui revient comme un refrain. Ce tableau inquiétant bouscule le lecteur lui-même, qui peut s'interroger : faut-il vraiment être persan pour être incommodé par cette expérience ?

Montesquieu a certainement lui-même été surpris par l'agitation parisienne, lui qui est né en région bordelaise, au château de la Brède… Il se souvient aussi certainement de ses lectures de Boileau, qui s'inspire lui-même de Juvénal :
Mais moi, vivre à Paris ! Eh ! qu’y voudrois-je faire ? [...]
En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse
D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse.
L'un me heurte d'un ais dont je suis tout froissé ;
Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé.

Boileau, Satire VI, 1666.

Troisième mouvement :
Vers une satire politique



Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.
Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre ; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.


Le premier paragraphe n'est qu'une précaution oratoire, regardez : une seule longue phrase avec trois négations : « ne crois pas … je n’en ai qu’une légère idée … je n’ai eu à peine ». Le persan nous annonce son ignorance, qui permet surtout à Montesquieu de se protéger des accusations qu'on pourra lui faire :
Comme il trouve bizarres nos coutumes, il trouve quelquefois de la singularité dans de certaines choses de nos dogmes, parce qu’il les ignore, et il les explique mal, parce qu’il ne connaît rien de ce qui les lie et de la chaîne où ils tiennent.
Montesquieu, Apologie des Lettres persanes, 1750.

Le discours de Rica est très modalisé (il nuance son propre discours) : avec les adverbes « à fond … moi-même … à peine », le CCT « quant à présent » qui vient limiter le regard présent. Le subjonctif va dans le même sens (on a vu que c’est le mode de la virtualité) : tout ça permet à Montesquieu de se cacher derrière le regard étranger du persan, et de désamorcer les propos satiriques qui vont suivre.

« Une légère idée », les « mœurs et coutumes » : ce sont des euphémismes qui participent à cette même stratégie de précaution oratoire. Le lecteur averti devine bien qu'on va maintenant aborder des sujets autrement plus sérieux !

Et en effet, sans autre transition, sans lien logique, comme par provocation, surgit l'un des sujets les plus sensibles à l’époque : « le roi de France ». La correspondance des persans concerne bien la fin du règne de Louis XIV, cette lettre étant datée de 1712.

Mais quand Montesquieu publie les Lettres persanes en 1721, Louis XIV est mort depuis 6 ans, il est plus facile d'émettre des critiques, mais la censure continue d'être active, et Montesquieu préfère publier ses lettres persanes de façon anonyme, à Amsterdam. Il s'en justifie d'ailleurs étrangement dès la préface, regardez :
Si l'on savait qui je suis, on dirait « Son livre jure avec son caractère ; il devrait employer son temps à quelque chose de mieux : cela n'est pas digne d'un homme grave. »
Montesquieu, Préface aux Lettres persanes, 1721.

Le discours est très ambigu : tout en affirmant que ce roman est léger, l’auteur se présente comme quelqu’un de grave, ce qui laisse bien entendre que le roman par lettres aborde en fait des sujets sérieux…

C’est surtout la célébrité des Lettres persanes qui les protège : elles ne sont ajoutées aux les ouvrages interdits par l’Église qu'en 1763, après plusieurs réquisitoires indignés :
Ce qu'il y a de bon dans les Lettres Persanes est un piège pour une infinité de lecteurs. On ne s'attend pas qu'à la suite d'une critique juste et sensée, on va trouver des principes d'impiété [...] on le lit sans défiance, et l'on avale le poison sans s'en apercevoir.
Jean-Baptiste Gaultier, Les Lettres persanes convaincues d’impiété, 1751.

Les révélations sont donc organisées de manière très progressive. La première phrase est très flatteuse « le plus puissant prince de l’Europe » ce qui pique instantanément la curiosité du lecteur qui a perçu depuis longtemps le registre satirique des lettres. On peut d’ailleurs certainement déjà percevoir une pointe d’ironie dans le superlatif employé.

Puis la forme négative est contrebalancée par le lien d’opposition « il n’a point … mais il a » ; et le verbe être est discrètement remplacé par le verbe avoir dans l’opération. Ce qui fait l’essence même du pouvoir royal est donc implicitement lié à la possession. Toutes ces nuances créent un effet de suspense : quelle est donc cette richesse supérieure à l’or ?

Toute la charge satirique du passage est libérée quand apparaît enfin le mot « vanité ». En somme, ce qu’il possède en très grande quantité, non seulement est immatériel, mais en plus, c’est un défaut — bien connu des moralistes : la vanité. Étymologiquement, du latin vanitas : vide, futilité, fausseté. On retrouve donc tous les thèmes qui étaient déjà en filigrane dans la première partie du texte.

La comparaison avec « les mines » remotive une expression courante : « un orgueil sans fond ». Par un malicieux effet de renversement, plus le persan sera admiratif, plus la satire sera forte... Par exemple, les adjectifs mélioratifs deviennent péjoratifs (ils passent d’une connotation positive à une connotation négative), regardez : les mines inépuisables dénoncent un orgueil démesuré, les grandes guerres dénoncent des guerres particulièrement coûteuses et meurtrières.

Ce sont évidemment des guerres dont le lecteur français de l’époque se souvient, la guerre de succession d’Espagne, commence en 1701 et se termine en 1714. Cette guerre coïncide avec des hivers particulièrement rudes qui provoquent des famines, Louis XIV est obligé de lancer des souscriptions pour reconstituer son armée.

Derrière les « titres d’honneur » on devine que Rica veut en fait parler de « lettres de noblesse » qui permettent de renflouer les caisses de l'État tout en distribuant de véritables privilèges. Le glissement de vocabulaire est révélateur : pour Rica, ce n’est au fond qu’une sorte d’attestation qu’on est quelqu’un d’honorable ! Mais il n’a pas complètement tort, dans les faits, ces titres de noblesse peuvent être révoqués par le pouvoir royal : ils ne garantissent rien de concret…

D’autres éléments historiques sont présents dans le texte : les mines d’or du roi d’Espagne qui ne garantissent pourtant plus sa richesse ni sa puissance notamment parce que les colonies espagnoles en Amérique du sud connaissent une crise économique. De nouvelles vice royautés sont créées pour gérer l’activité minière et l’agriculture tropicale.

Le mot de « prodige » relève du surnaturel et de la prestidigitation, elle rappelle l’image des astrologues qui vivent dans des maisons bâties en l’air, et elle prépare les images de magiciens qui viennent ensuite… En plus d’ajouter une petite touche orientalisante, cette présence du surnaturel fait surtout ressortir l’absence d’explication rationnelle : c’est un procédé satirique.

Mais en plus, ce « prodige de l’orgueil humain » est introduit par la préposition « par » : c’est un CC de Moyen qui ressemble d’autant plus à un CA que le verbe « se trouver » est un verbe d’état… Tout se passe comme s’il était le sujet logique de la phrase : l’orgueil humain est pratiquement personnifié comme une première figure de magicien. C’est donc particulièrement critique à l’égard du roi.

Les trois participes passés donnent alors une impression d’immédiateté « troupes payées … places munies … flottes équipées » comme si les soldats étaient apparus d’un coup. On peut même y voir une gradation : les troupes forment des bastions qui se déploient sur terre, comme sur mer. Le style léger et rapide de Rica divertit le lecteur, tout en faisant passer les intentions satiriques de Montesquieu.

D'ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.

Tout le champ lexical de la magie qu'on trouve depuis le début de l'extrait prépare ce mot « magicien » dans l'esprit du lecteur, pour mieux interroger l'essence même du pouvoir royal. Ainsi, tout le paragraphe va s'attacher à démontrer ce que ce pouvoir doit à la crédulité des sujets.

Le mot « empire » est d'ailleurs révélateur : à travers Rica, Montesquieu n'utilise pas le mot « emprise » par exemple... Ce lexique peut tout aussi bien s'appliquer à l'hypnose, à des notions morales (l'empire d'une passion), qu'à une domination politique. Implicitement, le pouvoir exercé sur les esprits est aussi un pouvoir exercé sur le territoire.

Le verbe croire est réparti d'une étrange façon tout au long de l'extrait, regardez : pour les persans « tu ne le croirais peut-être pas » et « ne crois pas que », c'est-à-dire, toujours à la forme négative : leur premier réflexe est de douter. Alors que pour les Français « ils le croient », on va « Ieur faire croire » : la forme est affirmative, ils sont au du côté de la crédulité. Montesquieu utilise le regard extérieur des persans comme un outil de doute, et donc, de remise en question.

Cette crédulité est en plus mise en scène, regardez. Chaque phrase se termine avec une petite proposition lapidaire qui prolonge la phrase, derrière un point-virgule « il les fait penser comme il veut », ou derrière une conjonction de coordination « et ils le croient … et ils en sont aussitôt convaincus ». Ces relations de cause conséquence préparent la conclusion finale comme une évidence « tant est grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits ».

Tout semble immédiat et facile : dès qu'un problème est identifié, la solution surgit. 2 hypothèses « s'il n'a qu'un million d'écus … s'il a une guerre difficile à soutenir » ; 2 solutions immédiates « il n'a qu'à ». C'est un parallélisme : la répétition d'une même structure syntaxique. Le rythme est dynamique, les décisions royales semblent avoir un impact immédiat sur les sujets.

Le lecteur de l'époque reconnaît en plus des événements qui se sont produits récemment : « il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux » c'est une allusion aux dévaluations successives qui ont eu lieu en ce début XVIIIe siècle. « un écu en vaut deux » le mécanisme est décrit très naïvement comme une équation mathématiquement impossible, pour lui conférer au maximum un caractère d'absurdité.

La deuxième solution évoquée « un morceau de papier est de l’argent » est aussi un événement bien connu des lecteurs de l'époque : en 1706, pour financer la guerre de Succession d'Espagne, le Contrôleur général des finances Chamillart émet 150 millions de livres sous forme de papier monnaie. Cette nouvelle manière de dématérialiser la monnaie, déjà étonnante pour un français de l’époque, provoque ici la stupéfaction du Persan.

Le troisième élément « guérir toutes sortes de maux » fait allusion à la guérison des écrouelles. Lors de certaines fêtes religieuses, le roi pouvait effleurer les personnes atteintes de tuberculose, ceux qui guérissaient pouvaient donc l'attribuer à ce geste du roi.
En remettant en cause si fortement cette superstition, Montesquieu fait basculer le regard naïf du persan vers un point de vue beaucoup plus sceptique et rationnel : celui adopté par les philosophes des Lumières.

On observe bien une sorte de gradation à travers ces trois anecdotes : d'abord, l'écu est dévalué, mais ça reste quelque chose de concret. Ensuite, la monnaie devient du papier : ce n'est déjà presque plus palpable. Et enfin, la guérison par le toucher, il n'y a même plus de support matériel. L'illusion est de plus en plus forte : progressivement, Montesquieu remet en cause le pouvoir que le roi détient de Dieu lui-même. On est prêts désormais pour ce qui va suivre…


Quatrième mouvement :
Une dénonciation orchestrée



Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner : il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un ; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce.

Dans ce dernier paragraphe, tout est fait pour susciter la curiosité du lecteur. Paradoxalement « ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner » annonce paradoxalement quelque chose de tellement étonnant que par comparaison, ce qui précède va sembler tout à fait normal. Montesquieu orchestre parfaitement ses révélations.

D'abord, le présentatif fait surgir ce nouveau magicien sans transition. On n'apprendra que dans la phrase suivante qu'il s'agissait en fait du pape. C'est ce qu'on appelle une cataphore (la référence désigne quelque chose qui ne viendra que plus tard), qui est en plus indéfiniment retardée, par un petit groupe adjectival « plus fort que lui » puis par une longue relative « qui n'est pas moins maître, etc. » Tout ça crée un effet d'attente : Montesquieu orchestre soigneusement ses révélations.

Ce sont en plus ici deux comparatifs « plus fort que … pas moins maître que » : ce nouveau personnage surpasse le précédent ! La double négation va dans le même sens « Il n'est pas moins maître », c'est une litote (dire moins pour suggérer plus). Avec cette logique de surenchère, on monte encore d'un cran dans la hiérarchie des grandes autorités de l’occident.

La surenchère est même, pour ainsi dire, chiffrée : « Trois ne sont qu'un » surpasse les mécanismes financiers « un écu en vaut deux ». On monte donc aussi d'un cran dans la dimension satirique : ce n'est plus la valeur fiduciaire de la monnaie qui est visée, mais bien les principes de la foi religieuse.

Et dans les faits, cela décrit bien la monarchie de droit divin de l'époque, où le pouvoir royal est subordonné au pouvoir religieux. Par exemple, le pape peut intervenir pour arbitrer des dissensions entre les rois, comme c'est le cas pour le partage l'Amérique du sud entre la couronne de Séville et celle du Portugal (c’est le traité de Tordesillas).

C'est donc une véritable chaîne de pouvoir qui se dessine : le pape n'est « pas moins maître » du roi que le roi de ses sujets : il n'y a donc aucune déperdition de pouvoir d'un acteur à l'autre. La troisième personne du singulier « il lui fait croire » devient donc très vite un pronom indéfini « le pain qu'on mange … le vin qu'on boit » (qui désigne tout un chacun) : les décisions du pape se propagent directement à la population entière par l'intermédiaire des rois.

Le tableau de Paris de la première partie de la lettre où les corps s'agitent machinalement prend soudainement tout son sens : c'est qu'il y a derrière un grand marionnettiste pour tirer les ficelles d'autres marionnettistes secondaires…

C'est d'ailleurs cette même image du filet qui est utilisée par La Boétie plus d'un siècle plus tôt, dans son Discours de la Servitude Volontaire :
Ces cinq ou six [qui ont l'oreille du tyran] ont six cents qui profitent sous eux, et font de leurs six cents ce que les six font au tyran. Ces six cents en tiennent sous eux six mille, [...] auxquels ils font donner ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers. [...] Grande est la suite qui vient après cela, et qui voudra s’amuser à dévider ce filet, il verra que [...] les millions, par cette corde, se tiennent au tyran.
Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576.

Les dernières références du texte correspondent à des dogmes religieux fondamentaux pour l'Église catholique : « trois ne font qu'un » : c'est la trinité, l'idée que trois entités participent également à la même essence divine unique, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Ensuite, le « pain et le vin », c'est le principe de la transsubstantiation : l'idée selon laquelle le corps du Christ serait réellement présent dans la communion. Avec l'idée de libre-arbitre et le statut même du pape comme chef de l'Église, ce sont justement les principaux dogmes qui sont remis en cause par la Réforme protestante.

Sans être lui-même protestant, Montesquieu est sensible à ces idées, d'autant que son épouse, Jeanne de Lartigue, doit cacher le fait qu'elle est issue d'une famille protestante depuis la révocation de l'édit de Nantes en 1685, qui interdit de fait le protestantisme en France.

C'est là qu'apparaît toute l'artificialité du regard étranger mis en scène par Montesquieu : alors qu'un véritable persan aurait plus certainement fait une comparaison des différentes croyances religieuses, Montesquieu s'attache surtout à montrer l'irrationalité de croyances qui confinent à la superstition.

Dans ces dernières phrases, tout est fait pour créer un sentiment d'absurdité : le verbe être à la forme affirmative est aussitôt reformulé à la négative, tout en gardant une valeur de vérité générale. Les noms communs « pain » et « vin » se contredisent alors coup sur coup, comme une étrange équation mathématique avec l'effet de paronomase (ils ont des sonorités communes). Si un égale deux et que un égale trois, un n'est plus un. Les fondements même de la logique sont remis en cause.

Les décisions du pape sont donc présentées comme tout à fait arbitraires. L'adverbe « tantôt », très imprécis, donne l'impression d'une série de caprices, et ouvre une liste de subordonnées qui se termine sur une hyperbole « et mille autres choses » : cette liste de règles absurdes semble bien n'avoir... pas de fin…

Conclusion



Avec des petites touches orientalisantes et des procédés de narration propres au genre épistolaire, Montesquieu retient l'attention de son lecteur, et organise ses révélations de manière progressive…

Le regard naïf du voyageur persan lui permet d'abord de montrer les absurdités de la vie parisienne, mais bientôt, la satire devient beaucoup plus sérieuse, et met à jour des enjeux de pouvoir qui expliquent après coup ces absurdités.

Le lecteur de l'époque reconnaît des événements contemporains, sous un angle nouveau, qui met finalement en avant des valeurs universelles : le bon sens et la raison chère au mouvement des Lumières.

⇨ Outil support pour réaliser un commentaire composé.

⇨ Montesquieu, Lettres persanes 🃏 Lettre XXIV (axes de lecture)

⇨ Montesquieu, Les Lettres Persanes 💼 Lettre XXIV (extrait)

⇨ Montesquieu, Lettres persanes 🔎 Lettre 24, Découverte de Paris (Explication linéaire PDF)