Couverture du livre Les Fables de La Fontaine de La Fontaine

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Couverture pour Les Fables de La Fontaine

La Fontaine, Fables,
« La mort et le bûcheron »
Analyse au fil du texte



Notre Ă©tude porte sur la fable entiĂšre




Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tùchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe Ă  son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impĂŽts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la mort, elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire
C'est, dit-il, afin de m'aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guĂšre.
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d'oĂč nous sommes.
PlutĂŽt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.



Introduction



Au XVIIe siĂšcle, le climat connaĂźt ce qu’on appellera plus tard le Petit ge Glaciaire : les hivers sont de plus en plus rudes, des milliers de personnes meurent de faim et de froid. On peut encore lire aujourd’hui des tĂ©moignages de petits seigneurs de l’époque, qui sont horrifiĂ©s de voir Ă  quoi sont rĂ©duits les habitants de leurs provinces pour survivre :
La plus grande partie des habitants de la province n'ont vécu pendant l'hiver que de glands et de racines. Présentement, on les voit manger l'herbe des prés et l'écorce des arbres.
Témoignage d'un noble du Dauphiné (1675).

La Fontaine connaĂźt ce contexte, il a lui-mĂȘme vĂ©cu son enfance Ă  ChĂąteau-Thierry dans l’Aisne, et il conserve la maison de ses parents jusqu’en 1676.

Dans la 16e fable du premier livre, « La Mort et le bĂ»cheron » il reprend une fable d’Ésope pour mettre en scĂšne un bĂ»cheron sur le point de mourir sous le poids de son fagot. La Mort elle-mĂȘme va intervenir, mais pas du tout comme on pourrait l’attendre


Avec cet effet de surprise final, mais aussi par la forme poétique de la fable, et sa mise en scÚne théùtrale
 La Fontaine montre à son lecteur la situation effroyable des campagnes au XVIIe siÚcle, mais il mÚne aussi une réflexion profonde sur la mort et la condition humaine.

Problématique


Comment cette mise en scĂšne d’un bĂ»cheron appelant la Mort permet Ă  La Fontaine d’impliquer son lecteur dans une rĂ©flexion profonde sur la condition humaine et la rĂ©alitĂ© de son Ă©poque ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Un art du récit qui emprunte au théùtre et à la poésie.
> Un registre pathétique qui implique le lecteur.
> Une chute surprenante qui laisse attendre une fin tragique.
> Un regard indirect du fabuliste sur la société de son époque.
> Une réflexion philosophique sur la vie et la mort.
> Une allégorie construite avec des symboles universels.

Premier mouvement :
Une mise en scĂšne dramatique



Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans,
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tùchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe Ă  son malheur.


La fable est Ă  la fois un poĂšme, un rĂ©cit et une petite mise en scĂšne dramatique : La Fontaine joue avec les ressources des trois genres. Les imparfaits pour la situation initiale. Ensuite, on attendrait le passĂ© simple, mais La Fontaine passe carrĂ©ment au prĂ©sent comme pour mieux mettre l’élĂ©ment perturbateur sous les yeux du lecteur. ParallĂšlement, le schĂ©ma des rimes correspond parfaitement Ă  ce schĂ©ma narratif : rimes embrassĂ©es pour la situation initiale, rimes suivies pour l’élĂ©ment perturbateur.

Le rythme aussi nous donne Ă  voir la scĂšne : uniquement des alexandrins, avec des hĂ©mistiches bien sĂ©parĂ©es : la coupe (l’accent tonique) respecte la cĂ©sure (la respiration naturelle du vers, soit toutes les 6 syllabes pour l’alexandrin). Ce rythme rĂ©gulier et pesant reprĂ©sente bien la marche du bĂ»cheron.

En plus, on dirait que les mots sont martelĂ©s : « Sous le faix du fagot aussi bien que des ans ». C’est un Ă©pitrochasme, une accumulation de mots trĂšs courts. Les allitĂ©rations en P vont dans le mĂȘme sens : le lecteur entend et voit le rĂ©cit qui progresse Ă  pas pesants.

Le fabuliste joue au metteur en scĂšne et au dramaturge : il prĂ©sente un personnage en situation, il plante un dĂ©cor ; et durant toute la fable il respecte les trois unitĂ©s de temps, de lieu et d’action. Avec tous ces mots dĂ©rivĂ©s de verbes, l’histoire commence bien au milieu d’une action : in medias res, comme dans la scĂšne d’exposition d’une piĂšce de thĂ©Ăątre.

« Un pauvre bĂ»cheron » : le personnage principal est prĂ©sentĂ© avec un article indĂ©fini, il est entiĂšrement caractĂ©risĂ© par son activitĂ© et sa pauvretĂ© : on comprend qu’il est surtout le reprĂ©sentant d’une humanitĂ© laissĂ©e pour compte. La Fontaine ne met pas en scĂšne des animaux cette fois-ci : il nous donne Ă  voir sans dĂ©tour une rĂ©alitĂ© de l’époque : les hivers sont de plus en plus rudes, la mortalitĂ© augmente dans les campagnes, parfois mĂȘme au point que ceux qui tiennent les registres paroissiaux ne parviennent plus Ă  suivre le compte.

La Fontaine joue avec le registre pathĂ©tique : tout est fait pour inspirer la pitiĂ© du lecteur, pour l’intĂ©resser au sort de ce bĂ»cheron. Les Ă©lĂ©ments qui dĂ©signent la souffrance physique sont accumulĂ©s : « gĂ©missant et courbĂ© 
 effort et douleur 
 marcher et tĂącher de » avec la multiplication des conjonctions de coordination.

La mĂȘme image du bĂ»cheron courbĂ© revient avec insistance : « tout couvert de ramĂ©e 
 sous le faix du fagot 
 courbĂ© » c’est un plĂ©onasme (la rĂ©pĂ©tition d’une mĂȘme idĂ©e). La coordination est cruelle ici : le narrateur ajoute encore symboliquement du poids sur le dos du personnage.

Et en effet toutes les sensations impliquent le lecteur : le toucher avec le poids du fagot, les pas pesants, la douleur. La fumĂ©e pour la vue et l’odeur. C’est peut-ĂȘtre aussi la fumĂ©e d’un feu qui servirait Ă  cuire un repas Ă©voquant le goĂ»t ou plutĂŽt l’absence de goĂ»t, c'est-Ă -dire, la menace de la famine. D’un point de vue sonore, on entend les gĂ©missements avec les allitĂ©rations (retour de sons consonnes) en F et en R , et les assonances (retour de sons voyelles) en AN qui sont souvent considĂ©rĂ©es comme des sonoritĂ©s dĂ©sagrĂ©ables.

Dans le mĂȘme sens, la pauvretĂ© du bĂ»cheron est rĂ©pĂ©tĂ©e par le diminutif « chaumine » : elle est trop petite pour qu’on puisse parler d’une chaumiĂšre, ce n’est qu’une cabane avec un toit de chaume, c’est Ă  dire, fait avec de la paille... Cette image redouble celle de l’homme immobilisĂ© par le poids des branchages qu’il transporte : c’est comme s’il transportait sa maison sur son dos.

On peut parler ici d’un zeugma : deux Ă©lĂ©ments divergents reliĂ©s Ă  un troisiĂšme : le fagot est concret, les ans sont abstraits. MĂ©taphoriquement, la vieillesse est comme un fardeau qui pĂšse sur le bĂ»cheron. On comprend que la vie elle-mĂȘme est un poids pour le vieil homme : la fin est certainement proche. La Fontaine esquisse une rĂ©flexion philosophique sur la vie et la mort, tout en prĂ©parant la chute de sa fable.

Le bĂ»cheron est un symbole vivant : « couvert de ramĂ©e 
 sous le faix du fagot » : on reconnaĂźt le HĂ©ros tragique Ă©crasĂ© par des forces qui le dĂ©passent ; sauf que dans la tragĂ©die, on met en scĂšne des personnages nobles. En jouant avec les marques du registre tragique sans y aller complĂštement, La Fontaine prĂ©pare dĂ©jĂ  l’effet de surprise final de sa fable.

Les actions sont sans cesse retardĂ©es : le bĂ»cheron est sĂ©parĂ© de son verbe marcher par trois longues appositions. Et encore, ce n’est pas une action qui aboutit : l’action de gagner sa chaumine n’est que le COI du verbe tĂącher. Cette syntaxe participe Ă  la dimension allĂ©gorique de la fable qui construit une rĂ©flexion philosophique : la vie serait comme une marche Ă©prouvante qui se terminerait fatalement par un Ă©puisement total.

Et en effet, la seule action qui aboutit « mettre bas et songer » n’arrive qu’aprĂšs la nĂ©gation de toutes les autres actions, et va coĂŻncider avec la venue de la mort... « Enfin » : le connecteur temporel fait progresser le rĂ©cit, mais surtout, il prĂ©pare dĂ©jĂ  la surprise finale : on suppose que la mort du bĂ»cheron est proche.

DeuxiĂšme mouvement :
Le cƓur de l’intrigue



Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos :
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impĂŽts,
Le créancier, et la corvée,
Lui font d’un malheureux la peinture achevĂ©e.


Tout ce passage est au discours indirect : ce sont les paroles, ou plutĂŽt les pensĂ©es du bĂ»cheron, qui sont rapportĂ©es et adaptĂ©es au rĂ©cit. Au thĂ©Ăątre, on aurait un vĂ©ritable monologue Ă  la premiĂšre personne le personnage mis en scĂšne Ă©numĂšre toutes les raisons qu’il a d’ĂȘtre dĂ©sespĂ©rĂ© (c’est un vĂ©ritable topos dramatique notamment dans les tragĂ©dies)... Dans le schĂ©ma narratif, on est en plein cƓur de l’intrigue : les complications sont mĂȘlĂ©es et nouĂ©es entre elles.

Ce monologue contribue beaucoup Ă  la tonalitĂ© pathĂ©tique du passage : il nous fait entendre ses plaintes, tout en insistant sur sa solitude. Il pose des questions, mais il ne les pose Ă  personne, ce sont des questions rhĂ©toriques, des questions qui n’attendent pas de rĂ©ponse. Et en plus, toutes les rĂ©ponses implicites sont nĂ©gatives


Toute cette nĂ©gativitĂ© est redoublĂ©e par des adverbes de plus en plus forts : l’adverbe de temps quelquefois devient un adverbe de nĂ©gation jamais. La phrase nominale (sans verbe) est en plus particuliĂšrement frappante, et vise des choses particuliĂšrement vitales : le pain, le repos. C’est un chiasme (une structure en miroir). On dit parfois que le chiasme imite la forme d’un piĂšge : tout cela laisse penser qu'il ne peut y avoir qu’une issue tragique aux tourments du vieil homme.

Toutes les responsabilitĂ©s du bĂ»cheron semblent dĂ©border l’alexandrin, avec un enjambement (la phrase dĂ©passe sur le vers suivant) et un octosyllabe qui prolonge encore la liste. Les rimes suivies donnent aussi l’impression que l’énumĂ©ration ne va jamais s’arrĂȘter : avec un rĂ©el talent de conteur et de poĂšte, La Fontaine suscite la pitiĂ© du lecteur pour son personnage.

Ces tourments sont de plus en plus envahissants : d’abord au singulier, puis au pluriel, puis une armĂ©e entiĂšre. Les impĂŽts lui enlĂšvent ce qu’il a, le crĂ©ancier lui enlĂšve mĂȘme ce qu’il n’a pas : c’est la logique de l’endettement. Il est donc progressivement dĂ©pouillĂ© de tout. La corvĂ©e est un travail obligatoire qui vient donc l’atteindre dans son propre corps. Cette Ă©numĂ©ration file la mĂ©taphore du fagot : chaque tourment est comme une bĂ»che de bois qui ajoute un poids supplĂ©mentaire sur son dos.

L’armĂ©e, les impĂŽts, la corvĂ©e : tous ces Ă©lĂ©ments renvoient Ă  un contexte rĂ©el : en 1667 Louis XIV prĂ©pare une premiĂšre guerre contre l’Espagne, la guerre de DĂ©volution, le contingent des armĂ©es est presque doublĂ©. Dans les PyrĂ©nĂ©es, les paysans refusent de payer la gabelle qui sert Ă  consolider les places fortes. C’est la rĂ©volte des Angelets, qui va durer jusqu’en 1675.

Tous ces tourments sont personnifiĂ©s par le verbe « lui font la peinture » : on dirait que chaque angoisse prend vie comme autant d’allĂ©gories qui envahissent les songes du bĂ»cheron. Les moires de la mythologie grecque Nona Decima et Morta sont souvent reprĂ©sentĂ©es sous le feuillage d’un arbre persistant : leur travail se poursuit en toute saison ; elles dĂ©vident et coupent le fil de la vie des humains.

Avec ce verbe « faire la peinture », La Fontaine s’amuse Ă  nous faire remarquer la figure de style qu’il utilise ici, une hypotypose : la reprĂ©sentation rĂ©aliste et animĂ©e d’une scĂšne pour la rendre la plus saisissante possible. Le tableau pitoyable qui se prĂ©sente au bĂ»cheron est en mĂȘme temps sous nos yeux : le lecteur partage avec lui ce mĂȘme rĂŽle de spectateur impuissant face au malheur.

La condition de ce bĂ»cheron est reprĂ©sentĂ©e comme un symbole gĂ©nĂ©ral de la misĂšre. Les verbes dĂ©signent des actions trĂšs gĂ©nĂ©rales : « avoir 
 ĂȘtre 
 faire ». Le verbe « ĂȘtre » a d’ailleurs en plus ici le sens trĂšs gĂ©nĂ©ral d’exister. Le pronom indĂ©fini « un » est aussi trĂšs gĂ©nĂ©ral : il dĂ©signe tous les humains, voire mĂȘme tous les ĂȘtres vivants. Dans le mĂȘme sens, le « monde » devient « la machine ronde » c’est une pĂ©riphrase qui lui donne un sens philosophique : cette misĂšre prend place dans un ordre cosmique.

La mort plane dĂ©jĂ  dans toutes ces pensĂ©es : « ĂȘtre au monde » renvoie au dernier mot « achevĂ©e » qui appartient bien au champ lexical de la mort, avec le mot « repos ». Le pain reprĂ©sente aussi bien le minimum nĂ©cessaire pour vivre : mĂȘme cela lui manque. Tout est fait pour nous faire attendre la venue de la mort.

TroisiĂšme mouvement :
Un deus ex machina plein de surprises



Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
C’est, dit-il, afin de m’aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guùre.


Dans ce passage, la parole est de plus en plus proche du lecteur, regardez : on a d’abord un discours narrativisĂ© (un verbe de parole sans le contenu du discours). On a ensuite un discours indirect (les paroles sont rapportĂ©es mais reformulĂ©es). Et enfin le discours est direct : les paroles sont rapportĂ©es telles quelles. La Fontaine nous amĂšne progressivement sur scĂšne aux cĂŽtĂ©s du bĂ»cheron qui s’adresse Ă  la mort.

D’ailleurs, dans sa rĂ©plique, le bĂ»cheron montre son fagot avec un dĂ©monstratif « ce bois » ; c’est ce qu’on appelle un dĂ©ictique : un mot qui renvoie non pas Ă  un autre mot dans le discours, mais Ă  la situation d’énonciation. Le fagot est lĂ , devant nos yeux, c’est un procĂ©dĂ© qui est normalement propre au thĂ©Ăątre, quand un acteur montre un accessoire ou un Ă©lĂ©ment du dĂ©cor. Avec ce procĂ©dĂ©, La Fontaine amĂšne littĂ©ralement son lecteur sur scĂšne.

La Mort apparaĂźt sur scĂšne rapidement et comme par enchantement avec une syntaxe trĂšs concise : elle est le sujet de deux verbes « venir » et « demander ». Le rythme est accĂ©lĂ©rĂ© : l’alexandrin est coupĂ© en deux par la ponctuation forte, puis on passe Ă  des octosyllabes. La Mort ne « tardera guĂšre » le verbe est d’ailleurs rĂ©pĂ©tĂ© deux fois comme si elle Ă©tait particuliĂšrement occupĂ©e ces temps-ci, avec tous ces morts dans les campagnes... DerriĂšre l’effet de surprise se cache aussi la satire et une rĂ©flexion philosophique : la mort elle aussi ne connaĂźt jamais de repos.

Au thĂ©Ăątre, l’arrivĂ©e d’un dieu sur scĂšne, c’est ce qu’on appelle un deus ex machina : on fait descendre un personnage allĂ©gorique ou divin, la plupart du temps avec un systĂšme de poulies, pour rĂ©soudre l’intrigue et amener le dĂ©nouement.

Avec toute cette mise en scĂšne, on peut s’attendre Ă  une rĂ©solution rapide de l’intrigue : tout laisse penser qu’on arrive au dĂ©nouement dans le schĂ©ma narratif ; et on suppose bien sĂ»r la mort du bĂ»cheron... Mais le suspense est encore prĂ©servĂ© par l’enjambement : le complĂ©ment circonstanciel de but est coupĂ© en deux, le moment de la chute est retardĂ© pour un plus bel effet de surprise.

Le dernier vers de la rĂ©plique du bĂ»cheron est donc un moment de surprise : au lieu d’assister Ă  la mort tragique du bĂ»cheron, on le voit reprendre sa route avec son fagot sur le dos ; au lieu d’avoir un vĂ©ritablement dĂ©nouement, on retourne Ă  la situation initiale. Le prĂ©fixe « re » dans le verbe « recharger » est Ă©loquent : il sert prĂ©cisĂ©ment Ă  indiquer le retour Ă  un Ă©tat initial. On revient d’ailleurs sur le rythme du dĂ©but avec un alexandrin.

La Mort avec une majuscule, c’est une allĂ©gorie poĂ©tique qu’on trouve plutĂŽt dans des genres sĂ©rieux : le rĂ©cit mythologique, l’élĂ©gie, la tragĂ©die, l’éloge funĂšbre, les vanitĂ©s, et mĂȘme dans les sermons par exemple


Mais La Fontaine casse tous ces horizons d’attente du lecteur. La Mort descend de son piĂ©destal : elle se met tout de suite au service du bĂ»cheron en lui demandant ce qu’il faut faire. Lui au contraire la tutoie spontanĂ©ment, il ne s’excuse pas vraiment de la retarder. Le bĂ»cheron subit sa vie, mais il refuse la mort, et pourtant, il ne craint pas sa venue.

Plus aucune trace du registre pathĂ©tique : le vieillard n’est plus courbĂ©, on pourrait mĂȘme l’entendre rire au nez de la mort avec les allitĂ©rations en R . L’humour devient une vĂ©ritable rĂ©ponse philosophique au rictus de la mort, c’est le rire humain et vivant, qui prend conscience de la vanitĂ© des choses, et choisit de ne pas s’y abandonner.

On trouve parfois une autre interprĂ©tation : la ponctuation forte et l’incise imiteraient un moment d’hĂ©sitation, comme si le bĂ»cheron changeait d’avis : on dirait alors qu’il est soudainement terrifiĂ© par l’apparition de la mort et qu’il prĂ©fĂšre lĂąchement se soumettre la cruautĂ© du monde. La Fontaine nous montrerait ainsi la peur de mourir comme un outil d’asservissement. Les allitĂ©rations en R seraient alors plutĂŽt un frissonnement de peur.

En fait, c’est intĂ©ressant de voir que La Fontaine nous laisse croire longuement Ă  cette hypothĂšse : les songes du bĂ»cheron ressemblent Ă  des idĂ©es de suicide, mais on va voir que la morale finale laisse plutĂŽt penser que sa volontĂ© de vivre ne l’a jamais quittĂ© malgrĂ© ses souffrances, et que le pied de nez Ă  la mort Ă©tait voulu.

TroisiĂšme mouvement :
Une chute espiĂšgle



Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’oĂč nous sommes :
PlutĂŽt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.


La morale est entiĂšrement composĂ©e sur un rythme diffĂ©rent du reste de la fable : quatre heptasyllabes, c'est-Ă -dire, des vers de sept syllabes. C’est frappant, parce que c’est assez rare d’avoir une morale sur un rythme impair comme ça, presque dansant. Cela irait dans le sens d’une chute espiĂšgle, qui fait un pied de nez Ă  la mort.

On peut penser Ă  la danse des morts, qu’on appelle aussi danse macabre ou encore, totentanz : c’est un motif folklorique bien connu dĂšs le moyen-Ăąge, vers le XIVe siĂšcle. C’est une rĂ©ponse carnavalesque aux inquiĂ©tudes des pĂ©riodes de crise : la mort met tout le monde d’accord, les riches comme les pauvres, les puissants comme les faibles, car la grande faucheuse fait danser tout le monde...

Ce rythme dansant et impair, un peu boiteux, illustre bien la mise en balance des deux choix qui se prĂ©sentent « souffrir » ou « mourir »... L’adverbe « plutĂŽt » insiste sur le choix de la souffrance. Et dans le mĂȘme sens, le lien d’opposition « mais » valorise le fait de rester en vie « ne bougeons d’oĂč nous sommes » qui est en plus au mode impĂ©ratif. Cette morale confirme la chute de la fable : le suicide n’est pas envisagĂ©, le refus de la mort est catĂ©gorique.

Ce rythme dansant et cet humour grinçant sont une invention de La Fontaine, on ne les trouve pas dans la version d’Ésope :
Cette fable montre que tous les hommes sont attachĂ©s Ă  l’existence, mĂȘme s’ils ont une vie misĂ©rable.
Ésope, Fables, Le Vieillard et la Mort, VIe siùcle av. J.-C.

Contrairement Ă  Ésope, qui garde une certaine distance vis-Ă -vis de son propos, La Fontaine s’implique parmi les humains Ă  la premiĂšre personne du pluriel, quand il prend la parole, c’est aussi pour donner la parole aux hommes. D’ailleurs, ce pronom personnel « nous » inclut aussi bien le bĂ»cheron que le narrateur et le lecteur : c’est une devise trĂšs gĂ©nĂ©rale. Mais ça reste une devise pour les humains : voilĂ  pourquoi cette fable ne met pas en scĂšne des animaux, exceptionnellement.

Les verbes sont naturellement au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale « viens 
 sommes » pour des actions vraies en tout temps, et Ă  l’infinitif « souffrir 
 mourir » qui est un mode intemporel : dans les deux cas, c’est bien l’universalitĂ© du message qui est mise en valeur. La fable appartient bien au genre de l’apologue : un rĂ©cit qui illustre une idĂ©e philosophique ou morale.

D’ailleurs, cette image du bĂ»cheron Ă©crasĂ© par son fagot de bois illustre parfaitement l’étymologie du verbe « souffrir » au cƓur de cette devise : du latin fero (porter) et sub (sous).

L’allĂ©gorie de la mort continue de planer dans cette morale, avec « le trĂ©pas » qui est sujet du verbe « venir guĂ©rir » un peu comme si la mort Ă©tait un mĂ©decin ou un mĂ©dicament. « Tout guĂ©rir » c’est plutĂŽt imprĂ©cis. GuĂ©rir du malheur, c’est une chose, mais guĂ©rir de la vie : on voit bien que le raisonnement confine Ă  l’absurde : tout ça va bien dans le sens d’une ironie du fabuliste, qui dĂ©tourne les codes de la tragĂ©die avec un humour grinçant : la surprise finale de cette fable est le ressort plaisant que La Fontaine a choisi pour mieux impliquer son lecteur.

Conclusion



Dans cette fable, tout est fait pour laisser supposer une fin tragique : les procĂ©dĂ©s poĂ©tiques, le registre pathĂ©tique, la mise en scĂšne tragique
 Et en effet les malheurs du bĂ»cheron s’accumulent comme autant de branches dans son fagot. Mais la surprise finale permet de mieux illustrer la devise des hommes, avec une pointe d’humour noir.

La forme plaisante de la fable est toutefois au service d’un sens profond et sĂ©rieux : La Fontaine rappelle les conditions de vie terribles dans les campagnes, oĂč la nĂ©cessitĂ© de survivre pousse le peuple Ă  subir les pires privations.

Mais c’est aussi une rĂ©flexion philosophique oĂč La Fontaine s’éloigne des penseurs chrĂ©tiens : aucune trace de transcendance divine pour justifier la persistance de la vie... En rĂ©alitĂ©, on retrouve plutĂŽt une sagesse Épicurienne qui refuse de craindre la mort, sans pour autant souhaiter la fin de la vie :
La multitude tantît fuit la mort comme le pire des maux, tantît l’appelle comme le terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n’a pas peur non plus de ne plus vivre.
Épicure, Lettre Ă  MĂ©nĂ©cĂ©e, IVe siĂšcle av J.-C.

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