Couverture pour Les Fables de La Fontaine

La Fontaine, Fables,
« Le corbeau et le renard »
Analyse au fil du texte



Notre Ă©tude porte sur la fable entiĂšre




Maßtre Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
MaĂźtre Renard, par l’odeur allĂ©chĂ©,
Lui tint Ă  peu prĂšs ce langage :
« Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.
Que vous ĂȘtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte Ă  votre plumage,
Vous ĂȘtes le PhĂ©nix des hĂŽtes de ces bois. »
A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dĂ©pens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »
Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.



Introduction



Au XVIIIe siĂšcle, dans l’Émile, Rousseau dĂ©conseille les fables de La Fontaine pour les enfants, car il craint qu’ils ne prennent modĂšle sur le personnage le plus trompeur :
Composons, Monsieur de La Fontaine. Je promets, quant Ă  moi, [...] de m'instruire dans vos fables, car j'espĂšre ne pas me tromper sur leur objet ; mais pour mon Ă©lĂšve, permettez que je ne lui en laisse pas Ă©tudier une seule, jusqu'Ă  ce que vous m'ayez prouvĂ© qu’il [...] ne prendra jamais le change et qu'au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon.
Rousseau, Émile, livre II, 1762.

Et c’est en effet une question qui se pose dĂšs la 2e fable du premier livre : « Le Corbeau et le Renard ». Est-ce que le lecteur ne serait pas tentĂ© d’imiter le Renard pour mieux tromper les Corbeaux de ce monde ? Est-ce qu’il ne donne pas le beau rĂŽle au courtisan et Ă  l’hypocrite ?

Chez La Fontaine, le langage est double, il est capable du meilleur comme du pire. Mais vous allez voir que le travail d’écriture du fabuliste rĂ©vĂšle les mĂ©canismes de la flatterie pour mieux les dĂ©noncer : l’orgueil qui aveugle le Corbeau n’est qu’un de ces ressorts. Ainsi, la fable reste un outil de vĂ©ritĂ©, pas de tromperie.

Problématique


Comment la mise en scÚne de ces deux animaux révÚle-t-elle la duplicité du langage, faisant de la fable un outil de vérité, et non de manipulation ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Un détour par les animaux pour mieux parler des humains.
> Un art du récit qui emprunte ses effets au théùtre.
> Un regard satirique sur la société du XVIIe siÚcle.
> La dimension universelle de la fable.
> Une fable qui s’inscrit dans une sĂ©rie de rĂ©Ă©critures.
> Une description minutieuse des ressorts de la flatterie.
> L’utilisation de l’humour pour corriger les moeurs.
> Le pouvoir moralisateur de la fable.


Premier mouvement :
Une situation symbolique



Maßtre Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
MaĂźtre Renard, par l’odeur allĂ©chĂ©,
Lui tint Ă  peu prĂšs ce langage :


D’abord, selon les versions, on a une majuscule au nom des animaux, qui devient comme un nom propre. Les illustrations traditionnelles rĂ©vĂšlent bien cet aspect de la fable : les animaux sont anthropomorphes (ils prennent la forme d’ĂȘtre humains). Par exemple, ils ont un titre honorifique : « MaĂźtre corbeau 
 MaĂźtre renard »... Qu’est-ce que ça veut dire ? Quand on regarde le littrĂ©, il y a dĂ©jĂ  plein de sens diffĂ©rents au XVIIe siĂšcle... On va en retenir 3.

D’abord, le MaĂźtre, c’est l’avocat : La Fontaine connaĂźt bien ce mĂ©tier, il a lui-mĂȘme fait des Ă©tudes de droit. Le corbeau avocat, c’est dĂ©jĂ  une caricature : les deux ont la robe noire en commun. Or vous savez que le plumage aura son importance par la suite ! L’avocat, c’est aussi un professionnel du langage : et en effet, le Renard parvient Ă  ses fins en utilisant la flatterie.

Mais surtout, parler des avocats, c’est une maniĂšre dĂ©tournĂ©e de parler des courtisans, qui sont tous plus ou moins des avocats d’eux-mĂȘmes. Quand La Fontaine donne une profession Ă  ses animaux, c’est un double dĂ©tour pour parler de la sociĂ©tĂ© humaine et en particulier de la cour de Louis XIV.

Ensuite, le maĂźtre, c’est le maĂźtre d’école : et en effet Ă  la fin, le Renard prĂ©tend donner une leçon au Corbeau. Il joue sur les mots : la tromperie n’est pas une leçon ; par contre, la fable en elle-mĂȘme est bien une leçon, que le lecteur peut mettre Ă  profit sans subir la tromperie.
Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent ĂȘtre.
Le plus simple animal nous y tient lieu de maĂźtre.

Jean de La Fontaine, Fables, « Le Lion et le Chasseur » (VI,1), 1668-1694.

Enfin, le maĂźtre, c’est celui qui commande, celui qui entre en possession d’un territoire, d’un titre, etc. C’est justement l’enjeu de cette fable : le renard veut se rendre maĂźtre du fromage possĂ©dĂ© par le corbeau. On voit bien alors la valeur symbolique du fromage : il peut reprĂ©senter n’importe quel objet de convoitise des humains.

Les deux animaux sont mis en scĂšne de maniĂšre parallĂšle : le mĂȘme rythme, un dĂ©casyllabe, un octosyllabe, avec un complĂ©ment circonstanciel de 6 syllabes Ă  la rime, C’est ce qu’on appelle un parallĂ©lisme : la rĂ©pĂ©tition d’une mĂȘme construction syntaxique. À chaque fois, le verbe est retardĂ©, c’est un enjambement : la phrase est prolongĂ©e d’un vers Ă  l’autre, cela crĂ©e un effet de suspense.

Le dĂ©but de la fable est un peu comme une scĂšne d’exposition au thĂ©Ăątre, la prĂ©sentation des personnages permet de mieux mettre en valeur le noeud de l’intrigue situĂ© tout juste entre les deux. On se doute que cet Ă©quilibre entre les deux personnages va bientĂŽt basculer.

Le mĂȘme verbe est utilisĂ© pour les deux animaux : « tenir » Ă  l’imparfait est ensuite employĂ© au passĂ© simple : c’est ce qu’on appelle un polyptote : un mĂȘme mot dĂ©clinĂ© sous des formes diffĂ©rentes. Celui qui dĂ©clenche l’action, c’est bien le renard, qui prend donc tout de suite l’ascendant sur l’autre personnage.

Le corbeau est « sur un arbre perchĂ© », c’est symbolique, il a une position Ă©levĂ©e, que le renard ne peut pas atteindre. Mais le renard, lui, est « allĂ©chĂ© », comprenez : il a plein d’ambition. On voit bien comment la morphologie des animaux reprĂ©sente des qualitĂ©s morales : comment un courtisan ambitieux peut-il obtenir un poste Ă©levĂ© sans avoir les qualitĂ©s nĂ©cessaires ?
Quand PromĂ©thĂ©e voulut former l’homme, il prit la qualitĂ© dominante de chaque bĂȘte : de ces piĂšces si diffĂ©rentes il composa notre espĂšce [...] Ainsi ces fables sont un tableau oĂč chacun de nous se trouve dĂ©peint.
Jean de La Fontaine, Préface du premier recueil, 1668.

L’arbre est montrĂ© avant mĂȘme le fromage : le regard du lecteur suit celui du renard. Tous nos sens sont mobilisĂ©s : le goĂ»t, l’odeur
 Les verbes sont particuliĂšrement tactiles, la scĂšne est visuellement verticale, il ne manque plus que l’ouĂŻe, qui sera mobilisĂ©e avec le langage du renard. C’est bien la parole qui fait progresser l’intrigue.

La rime « fromage 
 langage » est donc particuliĂšrement signifiante : celui qui tient le fromage ne possĂšde pas le langage, et inversement. La parole trompeuse du renard, c’est le vernis de la civilisation qui recouvre la pulsion animale de la faim. Symboliquement, Ă  travers cet Ă©change verbal, c’est bien le corbeau lui-mĂȘme qui risque d’ĂȘtre dĂ©vorĂ©.

D’ailleurs, au XIIe siĂšcle, on retrouve cette mĂȘme histoire dans Le Roman de Renart, oĂč Renart tente de dĂ©vorer Tiecelin le corbeau, voici le passage, le fromage vient de tomber :
Le glouton frĂ©mit alors de plaisir ; mais il se contient, dans l’espoir de rĂ©unir au fromage le vaniteux chanteur.
— Ah ! Dieu, [...] ce fromage qui vient de tomber m’apporte une odeur [...] insupportable. Rien de plus dangereux que cette odeur pour les blessures des jambes [...] Descendez, je vous prie, mon cher Tiecelin, venez m’îter cette abomination. Je ne vous demanderais pas ce petit service, si je ne m’étais l’autre jour rompu la jambe dans un maudit piĂšge tendu Ă  quelques pas d’ici. »

Anonyme, Le Roman de Renart, XIIe siĂšcle.

En rĂ©alitĂ©, aucun de ces animaux ne mange de fromage. La Fontaine le sait trĂšs bien : son pĂšre Ă©tait maĂźtre des eaux et forĂȘts, et il a lui-mĂȘme a repris cette charge pendant plusieurs annĂ©es. D’ailleurs, dans la fable d’origine, chez Ésope, c’est un morceau de viande.
Un corbeau, ayant volĂ© un morceau de viande, s’était perchĂ© sur un arbre. Un renard l’aperçut, et, voulant se rendre maĂźtre de la viande, se posta devant lui et loua ses proportions Ă©lĂ©gantes et sa beautĂ© [...]
Ésope, Fables, « Le Corbeau et le Renard », traduction d'Émile Chambry en 1927.

Par contre, dans la version de PhÚdre, au premier siÚcle aprÚs J.-C., le morceau de viande a déjà été remplacé par un morceau de fromage. La morale a en plus été déplacée dÚs le début de la fable, écoutez :
Ceux qui aiment les artificieux en sont punis plus tard par un amer repentir. Un Corbeau avait pris un fromage sur une fenĂȘtre, et allait le manger sur le haut d'un arbre, lorsqu'un Renard l'aperçut.
PhĂšdre, Le corbeau et le renard, Ier siĂšcle aprĂšs J.-C.

En gardant ce fromage, La Fontaine va impliquer ses lecteurs. La viande crue est trop proche du rĂ©gime des animaux. Le fromage au contraire est un aliment transformĂ©, prĂȘt Ă  ĂȘtre consommĂ©. La morale de PhĂšdre qui introduit la fable rĂ©vĂšle bien aussi que ce dĂ©tour par les animaux n’est qu’un prĂ©texte pour parler des hommes.

La Fontaine dit lui-mĂȘme qu’il ne veut pas imiter servilement les Anciens : il les adapte seulement au goĂ»t de son siĂšcle.
Mon imitation n’est point un esclavage :
Je ne prends que l’idĂ©e, et les tours, et les lois,
Que nos maĂźtres suivaient eux-mĂȘmes autrefois.

Jean de La Fontaine, Épütre à Huet, 1687.

Je crois que ça explique bien la désinvolture du « lui tint à peu prÚs ce langage » Bien sûr, la réplique du renard sera au discours direct : les paroles sont rapportées telles quelles, sans modifications, avec une ponctuation qui signale la citation. Mais le fabuliste semble dire ici : entre nous, on sait bien que les animaux ne parlent pas, cherchez plutÎt la valeur universelle de cette histoire.

DeuxiĂšme mouvement :
Les ficelles de la flatterie



« Hé ! bonjour, monsieur du Corbeau.
Que vous ĂȘtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte Ă  votre plumage,
Vous ĂȘtes le phĂ©nix des hĂŽtes de ces bois. »


La tirade du Renard commence par une interjection « HĂ© » : La Fontaine n’hĂ©site pas Ă  utiliser un langage oral, il rapproche ainsi la fable du thĂ©Ăątre, et en effet, le Renard est en quelque sorte un acteur qui dit sa rĂ©plique. C’est le thĂšme baroque du theatrum mundi : le monde est un thĂ©Ăątre oĂč chacun joue un rĂŽle ; il faut dĂ©jouer les apparences pour mieux atteindre la vĂ©ritĂ© cachĂ©e.

Comment le flatteur parvient-il Ă  toucher l’orgueil de son interlocuteur ? D’abord, il le met au centre de son discours avec la deuxiĂšme personne du pluriel. Ensuite, il lui attribue un titre de noblesse : « monsieur du corbeau » : cette particule fait passer l’avocat pour un marquis ou un comte
 Le corbeau est d’autant plus ridicule que la flatterie est trĂšs visible.

« Joli 
 beau » : le renard ne cherche pas trĂšs loin ces adjectifs qui sont des mots courants, presque synonymes. « Beau » est en plus une rime assez Ă©vidente avec « corbeau ». Le renard ne semble pas trĂšs inspirĂ© ! Le verbe ĂȘtre devient tout de suite sembler : la louange est donc trĂšs subjective ! Avec ces indices, La Fontaine crĂ©e un effet comique et instaure une vĂ©ritable complicitĂ© avec son lecteur.

En montrant les ficelles de ce discours direct, La Fontaine joue de façon trÚs subtile avec la double énonciation qui est normalement propre au théùtre : ce qui est dit sur scÚne est aussi indirectement adressé au spectateur.

Le renard en fait trop : deux phrases exclamatives dans le mĂȘme vers. Ce sont en plus deux hĂ©mistiches qui forment un alexandrin (un vers de douze syllabes) rĂ©servĂ© aux genres les plus Ă©levĂ©s : le renard s’improvise poĂšte, avec les assonances (retour de sons voyelles) en O qui miment l’admiration. Le flatteur utilise les ressources poĂ©tiques du langage, mais d’une maniĂšre excessive.

Les intentions du Renard sont transparentes. D’abord, il dit lui-mĂȘme « sans mentir » : c’est bien la prĂ©caution des menteurs, de commencer par insister sur leur sincĂ©ritĂ©.

Ensuite, il utilise comme malgrĂ© lui des rimes en -mage : au fond, il n’arrĂȘte pas de penser au fromage, au point que les sonoritĂ©s contaminent tout son discours. Dans ce passage, on peut dire que le ridicule touche autant le discours artificiel du flatteur que l’aveuglement de celui qui est flattĂ©.

Pour mieux tromper le corbeau, le renard organise ses compliments en gradation (une augmentation en intensitĂ©), regardez. D’abord de simples adjectifs, ensuite des noms, et enfin carrĂ©ment une image mythologique : le phĂ©nix, c’est un oiseau lĂ©gendaire, immortel, qui renaĂźt de ses cendres, il est mĂȘme rattachĂ© au culte du soleil dans plusieurs civilisations.

Ce dernier vers sur le phĂ©nix est aussi un alexandrin, avec un vocabulaire plus Ă©levĂ© : on se rapproche d’un registre hĂ©roĂŻ-comique (un style noble pour parler d’un sujet bas) l’admiration forcĂ©e du renard contredit la rĂ©alitĂ© du plumage du corbeau. On rejoint le thĂ©Ăątre : il faut se reprĂ©senter les personnages pour bien percevoir le comique de situation.

Dans ce passage, La Fontaine pense peut-ĂȘtre aux rĂ©pliques des PrĂ©cieuses Ridicules de MoliĂšre, qui date de 1659. Par exemple quand Mascarille montre sa perruque Ă  tout le monde :
MASCARILLE
Vous ne me dites rien de mes plumes ! comment les trouvez-vous ?
CATHOS
Effroyablement belles.

MoliÚre, Les Précieuses Ridicules, 1659.

Le renard montre le dĂ©cor, avec un dĂ©monstratif « ces bois », comme si les animaux Ă©taient les « hĂŽtes » (c'est-Ă -dire, les invitĂ©s) dans un grand palais. On pense immĂ©diatement aux courtisans qui habitent Versailles. La flatterie n’est pas le fait des animaux, mais bien des hommes.

Le « ramage », c’est le chant des oiseaux. Le renard lui dit : si votre chant est aussi beau que votre apparence, alors vous ĂȘtes aussi extraordinaire qu’un oiseau mythologique ! La beautĂ© extĂ©rieure du plumage est mise en rapport, de façon comique, avec une Ă©trange beautĂ© intĂ©rieure, la voix : le compliment reste superficiel.

Ensuite, c’est drĂŽle parce que le renard se contente de mettre les deux Ă©lĂ©ments en parallĂšle Ă  la rime : en rĂ©alitĂ©, il ne prend pas la peine de mentir... Le croassement du corbeau est comparable son plumage : ils sont lugubres tous les deux. L’orgueil du corbeau est moquĂ©, non pas simplement par souci moral, mais parce qu’il le rend vulnĂ©rable Ă  la flatterie.

Dans la fable d’Ésope, le renard met en quelque sorte le corbeau au dĂ©fi d’ĂȘtre digne de devenir un roi :
Un renard l’aperçut, et, voulant se rendre maĂźtre de la viande, se posta devant lui et loua ses proportions Ă©lĂ©gantes et sa beautĂ©, ajoutant que nul n’était mieux fait que lui pour ĂȘtre le roi des oiseaux, et qu’il le serait devenu sĂ»rement, s’il avait de la voix.
Ésope, Fables, « Le Corbeau et le Renard », traduction d'Émile Chambry en 1927.

Quand La Fontaine rĂ©Ă©crit la fable, il prĂ©fĂšre remplacer le roi par une image mythologique plus Ă©loignĂ©e du contexte contemporain. Mais cette distance ne l’empĂȘche pas de parler indirectement du roi, flattĂ© par ses courtisans : le phĂ©nix est un oiseau solaire, pas trĂšs Ă©loignĂ© du culte de la personnalitĂ© dĂ©veloppĂ© autour de Louis XIV.

TroisiĂšme mouvement :
Une chute qui nous interpelle



À ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;
Et, pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.


« À ces mots » on est en plein milieu de la fable, c’est le moment oĂč l’intrigue bascule : le corbeau est perdu par son Ă©motion, la joie, qui n’est autre que son excĂšs d’orgueil. Dans la fable comme au thĂ©Ăątre, le langage est un Ă©vĂ©nement en soi : ce sont bien les mots qui font avancer l’intrigue.

Ici, on trouve des rimes en OI sur 4 vers, qui nous font carrĂ©ment entendre le croassement du corbeau. Dans la premiĂšre version, Ésope est beaucoup plus direct, et parle de grands cris. La Fontaine les intĂšgre musicalement dans son vers.
Le corbeau, voulant lui montrer que la voix non plus ne lui manquait pas, lĂącha la viande et poussa de grands cris.
Ésope, Fables, « Le Corbeau et le Renard », VIe siĂšcle avant J.-C.

En plus, ces rimes entrent en Ă©cho avec d’autres sonoritĂ©s trĂšs ouvertes : large, laisse, et les pronoms possessifs qui soulignent ironiquement le dĂ©pouillement du corbeau : avec ces sonoritĂ©s, on est bien loin de la « belle voix » annoncĂ©e ! Le « large bec » n’a rien d’esthĂ©tique lui non plus. La flatterie ne repose que sur l’excĂšs d’orgueil du corbeau.

« sa belle voix » : on peut se demander qui prend en charge l’adjectif « belle » ? Si c’est le fabuliste, alors il fait ici une antiphrase ironique (il laisse entendre l’inverse de ce qu’il dit) : le croassement du corbeau n’a rien de beau. On peut aussi penser que c’est une pensĂ©e du corbeau lui-mĂȘme, illusionnĂ© par les flatteries : en riant de cet aveuglement, le lecteur se retrouve impliquĂ© dans la morale de la fable.

Le Renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dĂ©pens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »


AprĂšs les assonances (rĂ©pĂ©tition de sons voyelles) en A , trĂšs ouvertes, le Renard est au contraire associĂ© Ă  des assonances en I trĂšs fermĂ©es : « le renard s’en saisit et dit ». Si le corbeau Ă©tait incapable de parler la bouche pleine, au contraire le renard n’est pas du tout gĂȘnĂ© pour faire sa leçon avec le fromage dans la bouche : la parole est du cĂŽtĂ© de celui qui manipule, mais aussi de celui qui enseigne.

Au XVIIe siĂšcle, « flatteur » rime avec « Monsieur » : les animaux reprĂ©sentent bien des types humains. La Fontaine cible des dĂ©fauts universels, qui peuvent concerner n’importe quelle classe sociale. Voltaire commente cela au XVIIIe siĂšcle :
Je ne connais guÚre de livre plus rempli de ces traits qui sont faits pour le peuple, et de ceux qui conviennent aux esprits délicats. [...] De tous les auteurs La Fontaine est celui dont la lecture est d'un usage plus universel... Il est pour tous les esprits et pour tous les ùges.
Voltaire, Mélanges littéraires, 1768-1776.

DerriÚre le message universel, on voit se dessiner le monde des courtisans à Versailles : dans ce contexte, La Fontaine restera réticent à la flatterie, utilisant des astuces pour ne pas trop développer ses compliments.
Iris, je vous louerais, il n'est que trop aisé ;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Jean de La Fontaine, Discours Ă  madame de la SabliĂšre, 1678.

Dans notre fable, c’est donc le trompeur qui prend en charge la morale, au discours direct avec les guillemets. La formule de politesse « Mon bon Monsieur » est ironique, parce qu’il utilise tout de suite un mode impĂ©ratif peu respectueux : le corbeau subit une leçon donnĂ©e de force. Mais grĂące Ă  la fable, ce n’est pas le cas du lecteur, qui peut mettre Ă  profit cette leçon sans la recevoir directement.

Le renard fait semblant de monnayer sa leçon : c’est un clin d'Ɠil du fabuliste Ă  son lecteur : la fable nous permet d’apprendre la leçon sans avoir Ă  le payer d’un fromage. L’art du rĂ©cit nous permet de tirer profit d’une expĂ©rience de fiction. La fable est ce qu’on appelle un apologue : le rĂ©cit n’est qu’un support pour faire passer un message moral ou philosophique.

Dans l’antiquitĂ©, Platon dĂ©fend les philosophes contre les sophistes, qu’il accuse de manier le langage pour dire tout et son inverse, et de monnayer leurs leçons. Platon oppose ainsi l’amour de la vĂ©ritĂ© au simulacre et au mensonge :
Ainsi l’art du sophiste n’est autre chose que l’art de gagner de l’argent par la discussion, qui lui-mĂȘme fait partie de l’art de la dispute, de la controverse, des combats et par consĂ©quent de l’art d’acquĂ©rir. [...] Le sophiste est une espĂšce de charlatan, habile dans l’art de l’imitation.
Platon, Le Sophiste, IVe siĂšcle avant J.-C.

Si le renard apparaĂźt ici comme un sophiste, La Fontaine Ă©rige au contraire la fable en outil philosophique, elle fait tomber le voile des apparences. Si la fable est une fiction, elle n’est pourtant pas un art de la tromperie.
C’est pour ces raisons que Platon, ayant banni Homère de sa république, y a donné à Ésope une place très honorable. Il souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait [...] car on ne saurait s’accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu.
Jean de La Fontaine, Préface des Fables, 1668.

Tout est fait pour mettre en valeur la morale de la fable. D’abord, elle est introduite pas le seul vers impair : « Apprenez que tout flatteur // Vit aux dĂ©pens de celui qui l’écoute » un heptasyllabe, un dĂ©casyllabe. Ce rythme dĂ©sĂ©quilibrĂ© met l'accent sur la subordonnĂ©e, c'est-Ă -dire, le contenu mĂȘme de la morale.

La morale est entiĂšrement au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale : pour parler d’une action vraie en tout temps : « Tout flatteur vit 
 celui qui l’écoute ». Les deux protagonistes : le corbeau et le renard, sont remplacĂ©s par des notions abstraites et gĂ©nĂ©rales : tout flatteur (avec l’article indĂ©fini), et celui qui Ă©coute (avec la subordonnĂ©e relative qui dĂ©finit son propre antĂ©cĂ©dent). Ce sont des procĂ©dĂ©s typiques des maximes, comme on les trouve par exemple chez La Rochefoucauld, un cĂ©lĂšbre moraliste contemporain de La Fontaine.

Le Corbeau, honteux et confus,
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.


Le rythme dĂ©sĂ©quilibrĂ© imite la confusion du corbeau : 3 syllabes, 5 syllabes : La Fontaine rĂ©serve les rythmes impairs pour des moment clĂ©s. Ici, les deux adjectifs sont complĂ©mentaires : la honte montre que le corbeau perçoit son propre ridicule, mais la confusion rĂ©vĂšle la difficultĂ© de revenir sur ses illusions. Ce sont deux choses que la fable apprend au lecteur : Ă©chapper au ridicule, mais aussi et surtout, devenir plus lucide sur soi-mĂȘme et les autres.

Et en effet, le personnage dont on se moque est un meilleur repoussoir que le personnage trompeur, comme l’écrit MoliĂšre dans sa prĂ©face de Tartuffe :
C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer Ă  la risĂ©e de tout le monde. On souffre aisĂ©ment des rĂ©prĂ©hensions ; mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien ĂȘtre mĂ©chant ; mais on ne veut point ĂȘtre ridicule.
MoliÚre, Préface de Tartuffe, 1664.

Notre Renard est d’ailleurs assez proche du Tartuffe de MoliĂšre : en maniant la parole, Tartuffe parvient Ă  s’accaparer les biens d’un homme naĂŻf, Orgon, qui est la cible du ridicule. La seule chose qui sauve Orgon, c’est la luciditĂ© de sa famille et l’intervention du roi.

Et c’est vrai que le corbeau n’a pas le beau rĂŽle dans cette fable. D’abord, il est privĂ© de toute parole : on ne l’entend que dans les assonances en A , ou au discours indirect : les paroles rapportĂ©es sont reformulĂ©es par le narrateur. « Il jura qu’on ne l’y prendrait plus ». La mise en scĂšne fait du corbeau la cible de toutes les moqueries.

« Mais un peu tard » : le fabuliste intervient directement ici : en perdant ses illusions, le corbeau a surtout Ă©tĂ© dĂ©pouillĂ©. Mais pour le lecteur, ce n'est pas trop tard : la fable lui permet d’apprendre une leçon sans la subir directement.

Le dernier verbe « prendrait » est au conditionnel, et pas Ă  l’indicatif. Il y a donc implicitement une condition pour ne pas ĂȘtre pris Ă  la flatterie : il faut connaĂźtre ses propres limites


Mais pas sĂ»r que le corbeau ait vraiment retenu cette leçon, par exemple, dans « Le corbeau qui veut imiter l’Aigle », il se surestime encore, et tente d’attraper un mouton :
La moutonniÚre créature
Pesait plus qu'un fromage ; [...] sa toison
Etait d'une Ă©paisseur extrĂȘme, [...]
Elle empĂȘtra si bien les serres du Corbeau,
Que le pauvre Animal ne put faire retraite.
Le Berger vient, le prend, l'encage bien et beau
Le donne Ă  ses enfants pour servir d'amusette.

La Fontaine, Fables, « Le Corbeau voulant imiter l’Aigle », 1668-1694.

Le pronom dĂ©fini « le » dĂ©signe seulement le corbeau : c’est sur lui que tombe le ridicule, le lecteur ne peut pas se sentir visĂ©. Par contre, le pronom indĂ©fini « on » dĂ©signe bien tous les flatteurs du monde : c’est une mise en garde universelle. Ainsi, la fable ne donne pas l’hypocrite en modĂšle, comme pouvait le craindre Rousseau. Au contraire, elle l’empĂȘche de nuire, en divulguant Ă  chacun les ressorts cachĂ©s de la flatterie.

D’ailleurs, on trouve une morale trĂšs diffĂ©rente Ă  la fin de la version de PhĂšdre :
Le Corbeau honteux gémit alors de sa sottise.
Cette fable prouve la puissance de l'esprit d'adresse
L'emporte toujours sur la force.

PhĂšdre, Le Corbeau et le Renard, Ier siĂšcle aprĂšs J.-C.

Contrairement Ă  PhĂšdre, La Fontaine ne valorise pas ici l’esprit d’adresse, au contraire, il dĂ©monte les mĂ©thodes des flatteurs pour les rendre inefficaces.

Et en effet si on regarde maintenant la variĂ©tĂ© des fables de La Fontaine, les hypocrites n’ont pas toujours le beau rĂŽle. Par exemple, le corbeau sera vengĂ© par un vieux coq dans la fable « Le Coq et le Renard », qui se termine comme ça :
Et notre vieux Coq en soi-mĂȘme
Se mit Ă  rire de sa peur
Car c’est double plaisir de tromper le trompeur.

La Fontaine, Fables, « Le Coq et le Renard », 1668-1694.

Conclusion



La Fontaine utilise des animaux pour reprĂ©senter des types humains, et notamment des dĂ©fauts qui sont universels. Mais c’est aussi pour lui l’occasion d’aborder des dĂ©bats trĂšs vifs dans la sociĂ©tĂ© de son Ă©poque : la prĂ©ciositĂ©, l’hypocrisie.

En utilisant le genre de la Fable, et en introduisant des Ă©carts avec les versions les plus anciennes, La Fontaine utilise toutes les ressources du rĂ©cit. Souvent, il s’approche de la comĂ©die, et fait des clins d'Ɠil au lecteur comme s’il Ă©tait spectateur de la scĂšne. Comme MoliĂšre, La Fontaine utilise le rire pour mieux corriger les mƓurs.

Mais on peut s’interroger sur la valeur morale de la fable : est-ce que le lecteur ne risque pas de prendre modĂšle plutĂŽt sur le personnage le plus cynique ? Au contraire, dans toute sa mise en Ɠuvre, la fable reprĂ©sente bien une maniĂšre d’utiliser le langage qui, loin de valoriser la dissimulation, se trouve du cĂŽtĂ© de la luciditĂ©, en donnant Ă  voir les ficelles de l’art des hypocrites.

⇹ * La Fontaine, Les Fables - Le Corbeau et le Renard (texte) *

⇹ * La Fontaine, Les Fables 🃏 Le Corbeau et le Renard (axes de lecture) *

⇹ * Les Fables de La Fontaine - 🔎 (I,2) Le Corbeau et le Renard (analyse en PDF) *

⇹ La Fontaine, Les Fables ✔ Le Corbeau et le Renard (guide pour un commentaire composĂ©)

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