Couverture pour Les Fables de La Fontaine

La Fontaine, Fables,
« Le loup et l’agneau »
Analyse au fil du texte



Notre étude porte sur la fable entière




La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
— Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
— Sire, répond l’agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’elle ;
Et que, par conséquent, en aucune façon
Je ne puis troubler sa boisson.
— Tu la troubles ! reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
Comment l’aurais-je fait, si je n’étais pas né ?
Reprit l’agneau : je tette encore ma mère.
— Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
— Je n’en ai point. — C’est donc quelqu’un des tiens ;
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge. »
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.



Introduction



Avec ses fables, La Fontaine a trouvé un genre qui lui laissait une certaine liberté d'écriture. Mais il y a pourtant un précepte qu'il met toujours devant les autres, c'est le placere et docere d'Horace : il faut instruire et plaire en même temps.
Que peut-on souhaiter davantage que ces deux points ? [...] Ésope a trouvé un art singulier de les joindre l'un avec l'autre. [...] Son ouvrage répand insensiblement dans l’âme les semences de la vertu, et lui apprend à se connaître sans qu'elle s'aperçoive de cette étude.
Jean de La Fontaine, Épître à Monseigneur le Dauphin, 1668.

Et en effet dans les fables de La Fontaine, l'art du récit, les ressources poétiques du langage, la mise en scène des animaux, vont faire passer la leçon de la manière la plus plaisante possible, sous la forme d'une morale, discrète et subtilement préparée.

Et pourtant, dès la 10e fable du premier livre, « Le Loup et l'Agneau » la morale arrive de manière étrangement abrupte, dès les premiers vers. Tout le jeu de la lecture va alors consister à confronter cette morale à la petite histoire qui va suivre. La fable redevient plaisante, parce que le lecteur est amené à retrouver toutes les contradictions de cette morale imposée par la force.

Problématique


Comment ce débat entre le loup et l'agneau parvient-il à impliquer le lecteur, pour l'amener à poser un regard critique sur la morale qui ouvre la fable ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Un art du récit et de la mise en scène.
> Des ressources poétiques et musicales variées.
> Des animaux qui en disent long sur la société humaine.
> Un jeu avec les procédés rhétoriques de l'argumentation.
> La réécriture inscrit la fable en relation avec d'autres textes.
> Une situation symbolique et universelle.
> Impliquer le lecteur émotionnellement et intellectuellement.

Premier mouvement :
Un récit écrit d’avance



La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.


Vous avez remarqué ? Le ton est étrangement péremptoire : « toujours » est sans nuance. Le moraliste s’invite à la première personne, le verbe « montrer » est lourd, on se croirait dans une dissertation scolaire. « Tout à l’heure » signifie « tout de suite » : On est loin de l’humilité et de la délicatesse habituelle de La Fontaine. Tous ces signaux indiquent au lecteur qu’il va devoir se guider par lui-même dans cette fable.

Pour mener une démonstration convaincante, l'orateur doit normalement suivre quelques règles bien connues en rhétorique : la première partie du discours doit prédisposer l'auditoire favorablement, c’est ce qu’on appelle l’exorde. En annonçant sa démonstration sans précautions oratoires, La Fontaine fait semblant de commettre une faute : le lecteur de l’époque est immédiatement interpellé.

Le mot « raison » a un sens philosophique très présent à l’époque : la raison, c’est la faculté de juger, de distinguer ce qui est vrai et ce qui est faux. C’est aussi un terme rhétorique : une preuve apportée par une argumentation logique. C’est enfin un terme juridique : demander raison, c'est demander justice. On voit bien que La Fontaine interroge son lecteur : est-ce que la raison du plus fort correspond en effet à la vérité, à la logique et à la justice ?

L’équivalence entre le superlatif et le comparatif est construite comme une évidence avec le verbe être au présent de vérité générale, comme une définition. Cela pose quand même une question : que signifie « meilleur » ? Si ce n’est pas le principe de vérité ou de justice ? Pour le définir, on revient au premier terme : le meilleur, c’est le plus fort. Un raisonnement circulaire, qui se prouve lui-même comme ça, c’est ce qu’on appelle une tautologie. Dès les premiers vers, le lecteur est invité à utiliser son sens critique pour déceler les failles de l’argumentation.

Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d'une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.


Les trois imparfaits mettent en place les actions d'arrière-plan. Ensuite, on attendrait normalement un passé simple pour les actions de premier plan, mais La Fontaine choisit le présent de l’indicatif : l'action est pour ainsi dire actualisée sous les yeux du lecteur.

Ce verbe au présent crée plusieurs effets de style. D'abord en terme de schéma narratif, il introduit le nœud de l'intrigue dans la situation initiale : l'action sera déclenchée dès que le loup prendra la parole. Ensuite, d’un point de vue musical, il oblige le lecteur à prononcer le i de « survient » dans la même syllabe : les voyelles se bousculent et renforcent cette idée de brutalité.

Ce verbe au présent crée en plus un jeu d’échos avec le son UN c’est une allitération, un retour de son voyelles. « Survient » rime avec « à jeun » et « faim » qui répètent d’ailleurs la même idée ! ce loup a les crocs ! C’est presque le début d’une tragédie : le destin de l’agneau est fatal, comme un Héros tragique, il est d’emblée écrasé par des forces qui le dépassent. Mais au contraire du Héros tragique, il est totalement innocent, ou alors, il n’est coupable que d’être au mauvais endroit au mauvais moment.

Les deux animaux sont mis en parallèle en tête de vers, comme deux archétypes universels naturellement opposés : d’un côté, la proie, l’innocence. De l’autre, le prédateur, la violence. Dans la fable, les deux animaux représentent bien sûr des caractères humains : « homo homini lupus est » : « L’homme est un loup pour l’homme » c'est une idée qu'on retrouve chez Plaute, puis Rabelais et Montaigne par exemple.

La Fontaine lui-même nous invite à développer cette dimension symbolique : l’agneau est associé à la pureté de l’onde. Le mot « onde » est d’ailleurs particulièrement poétique. En cette époque imprégnée de morale chrétienne, les lecteurs pensent évidemment à l'eau du baptême et à la dimension christique de l’agneau de Dieu, qui se sacrifie pour laver les péchés des hommes.

On retrouve également le loup et l'agneau dans la bible, pour représenter les antagonismes les plus fondamentaux. Dans la tradition antique et médiévale, où le fabuliste n’hésite pas à puiser, le loup est cruel, il se distingue bien du renard, qui agit par ruse et avec un motif précis.

On retrouve cet antagonisme dans la métrique. Pour l’Agneau, deux vers courts : des octosyllabes, des vers de 8 syllabes, avec des pauses tous les 4 syllabes « Un Agneau se / désaltérait // Dans le courant / d’une onde pure ». La phrase se prolonge sur les deux vers, c’est ce qu’on appelle un enjambement. La prononciation coule toute seule, comme la rivière.

Au contraire, les deux vers qui concernent le loup sont heurtés : un alexandrin, un décasyllabe, de 12 et 10 syllabes. « À jeun » devrait qualifier directement le loup, mais on se rapproche ici d'un complément circonstanciel de manière pour l'action de survenir. Tout dans ce vers est heurté et incertain.

Dans le même sens, le pronom relatif qui construit la subordonnée est volontairement séparé de son antécédent, et le complément circonstanciel de lieu reporte le verbe à la fin de la phrase, ce qui crée un effet d'attente. Le rythme et la musicalité du vers nous donnent à voir la démarche menaçante du loup.

L’onde pure de l’Agneau est devenu un lieu d’aventure pour le loup. Ce sont deux points de vue opposés. Le pronom démonstratif « En ces lieux » fait de ce paysage en véritable décor de théâtre,

La « faim » est le sujet du verbe « attirer » c’est elle qui agit, comme un personnage. On peut presque parler d’allégorie ici (une chose abstraite représentée de manière concrète et symbolique). Par glissement, le loup est comme une incarnation vivante du concept universel de faim, dans ce qu’elle a de plus violent. Le dialogue qui va se dérouler n’est que le vernis de la civilisation par-dessus les pulsions animales.

Dans ces quatre vers, les rimes embrassées illustrent déjà un piège prêt à se renfermer : la rime en « -rait » se prononce exactement comme « rêts » un ancien mot qui désigne le piège tendu par un chasseur. Le destin de l'agneau est déjà inscrit dans la situation initiale, et dans sa musicalité.

— Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.


Selon les versions, la ponctuation des dialogues peut changer, mais de toutes les façons, la conversation entre les deux animaux est mise en scène au discours direct : les paroles sont rapportées telles quelles, comme les tirades d'une pièce de théâtre. D'ailleurs l'intervention du narrateur « plein de rage » fonctionne exactement comme une didascalie qui donne le ton de la réplique.

« plein de rage »… C'est en plus un jugement que le narrateur porte sur le personnage : on est loin des valeurs de modération du classicisme et de la bienséance qu'on attend d'un honnête homme à la cour. L'attitude du loup lui enlève d'avance toute crédibilité. Avec le démonstratif, « cet animal », on dirait même que le fabuliste est réticent à rendre ce personnage humain.

C'est le loup qui prend la parole en premier : l'équilibre de base est rompu. Dans le schéma narratif, on peut dire qu'on sort véritablement de la situation initiale pour affronter le nœud de l'action.

Dans le discours du loup, les pronoms personnels sont tout de suite mis en conflit : le loup tutoie l'agneau, il l'oppose à la première personne du singulier, qui est en plus un possessif. Les allitérations, retour de sons consonnes en T soulignent les chefs d'accusations (troubler, la témérité) et la punition (châtier). On a en plus une diérèse sur le châtiment : le i est prononcé dans une syllabe séparée. La musicalité de la réplique révèle bien les intentions du loup.

Le loup commence par une question rhétorique : une question qui n'attend pas de réponse. Peu importe « qui » au fond : ce qui est important pour lui, c'est le présupposé (ce qui est considéré comme vrai préalablement à l'énoncé) : il trouble son breuvage. Ce point là n'est même pas questionné : cela lui permet de valider l'accusation sans avoir à la discuter.

On voit bien que l'accusation en elle-même est légère, notamment parce que La Fontaine avait préparé son lecteur : c'est une onde pure. D'ailleurs, ce verbe est polysémique, il a plusieurs sens : l'eau serait seulement troublée visuellement ou carrément contaminée par l'agneau ? Le terme de « rage » nous laisse penser que ce serait plutôt le loup qui serait contagieux.

Le breuvage troublé représente bien le loup troublé, c'est-à-dire dérangé. C'est une métonymie, un glissement de sens par proximité. Le reproche se déplace insensiblement d'un acte (troubler l'eau) à un état (être hardi, être téméraire). Ces reproches sont abstraits et généraux : derrière l'accusation du loup se trouve une situation type : le fait d'accuser quelqu'un d'exister.

Dans cette réplique, on retrouve en raccourci toute une procédure juridique : l'accusation « troubler », puis le jugement « châtié ». La punition est envisagée au futur simple, avant même de donner la parole à la défense. On remarque aussi l'absence de liens logiques : c'est ce qu'on appelle une asyndète : la conclusion du loup procureur ne repose sur aucun raisonnement.

En rédigeant cette fable, La Fontaine pense certainement à son protecteur Fouquet, enfermé dans la forteresse de Pignerol pour avoir déplu au roi. Quel était le crime de Fouquet ? Son château de Vaux-le-vicomte faisait ombrage à Louis XIV, qui ira même jusqu'à utiliser les architectes et jardiniers de Vaux-le-Vicomte pour Versailles.

Enfin, le terme de « témérité » est intéressant dans un procès : il donne à l'agneau l'intention délibérée de troubler l'eau pour nuire au loup, il retient donc la préméditation. C'est en plus une improbable inversion des rôles : celui qui est normalement le prédateur, le loup, serait agressé par l'agneau ? Toutes ces dissonances décrédibilisent d'avance la parole du loup.

Ce passage a un rythme étrange, regardez : deux alexandrins séparés par un octosyllabe. Pour celui-là, on est obligé de lire d'un coup les cinq premières syllabes, puis les trois qui suivent, comme si la rage venait interrompre le vers. La musicalité va dans le même sens, avec les allitérations en R qui imitent le grognement ou le hurlement du loup.

On voit bien que La Fontaine prend beaucoup de précautions pour laisser une marge d'interprétation au lecteur. Dans la version d'Ésope, le fabuliste intervient beaucoup plus directement pour prendre position.
Un loup, voyant un agneau qui buvait à une rivière, voulut alléguer un prétexte spécieux pour le dévorer. C’est pourquoi, bien qu’il fût lui-même en amont, il l’accusa de troubler l’eau et de l’empêcher de boire.
Ésope, Fables « Le Loup et l’Agneau », VIe siècle avant J.-C.

Deuxième mouvement :
Une défense impeccable



— Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.


En rhétorique, un discours convaincant et bien construit est traditionnellement composé de 5 parties canoniques : l'exorde, la narration, la confirmation, la réfutation, et la péroraison. On va les regarder un par un, et vous allez voir que l'agneau respecte parfaitement les règles classiques de la rhétorique.

D'abord, l'exorde permet de bien disposer son auditoire. Et ici en effet, l'agneau s'adresse au loup avec un titre de noblesse « Sire », il va même jusqu'à l'appeler « Votre Majesté » qui est normalement réservé au roi. Si on transpose la situation dans le monde des humains, le loup est un grand seigneur belliqueux, que le jeune vassal tente d'amadouer en le traitant comme un roi.

L'agneau est très poli, il vouvoie le loup, au lieu de lui renvoyer son tutoiement. Il va même passer à la troisième personne pour créer une distance particulièrement respectueuse. « Que votre Majesté ne se mette pas en colère »… alors que le loup est déjà plein de rage : c'est une manière très habile de ne pas lui faire de reproches, pour le disposer le mieux à la conversation. Tous ces indices correspondent bien à l'exorde.

Ensuite, la narration correspond à l'exposé des faits. L'agneau l'introduit avec un lien logique d'opposition « mais plutôt » et un verbe « considérer » : exactement comme un bon avocat qui invite son auditoire à examiner la situation rationnellement.

Vous avez remarqué que l'agneau utilise exactement le même verbe que le fabuliste lui-même : il se désaltère. Il dit ce qu'on sait déjà, cela donne au discours une dimension d'évidence et de vérité. On ne peut l'accuser que de boire de l’eau, un geste vital et universel. Pour ainsi dire, l’agneau n’apparaît coupable que d’exister. Avec ces indices, le fabuliste implique le lecteur et donne raison à l'agneau.

Le verbe aller qui introduit le gérondif ici peut sembler mal conjugué, mais c'est en fait une tournure qui signalait alors un usage de la cour : La Fontaine vise un milieu social particulier. Voilà ce qu'en dit Vaugelas, un grammairien très reconnu au XVIIe siècle :
Tous ceux qui savent écrire et qui ont étudié, disent "je vais" [...] mais toute la cour dit "je va", et ne peut souffrir "je vais", qui passe pour un mot provincial ou du peuple de Paris.
Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, 1647.

Ensuite, la troisième partie du discours, c'est la confirmation : les arguments sont explicités et amplifiés. L'agneau donne des faits précis et mesurables « plus de vingt pas en dessous d'elle » il prend même par précaution, l'estimation la plus basse. Avec le lien de conséquence, l'agneau fait de la rivière une métaphore de son raisonnement, implacable comme les lois de la nature : les causes sont du côté de la source, les conséquences sont en aval : elles viennent forcément après.

La quatrième partie canonique du discours, c'est la réfutation : on invalide les arguments de l'adversaire, ou encore, on les concède ou on les conteste d'avance. En bon rhétoricien, c'est exactement ce que fait l'agneau ici, il reprend précisément le verbe employé par le loup « en aucune façon, je ne puis troubler sa boisson »

Enfin, la péroraison : c'est un envoi pour laisser une impression décisive. Ici, je vois deux interprétations possibles. Soit on considère que le verbe « pouvoir » à la forme négative constitue en soi une pointe qui confirme l'innocence de l'agneau. Soit on considère que le loup coupe la parole de l'agneau, et l'empêche de terminer sa tirade. Le lecteur du XVIIe siècle qui connaît bien règles rhétoriques perçoit bien l'impolitesse et l'impatience du loup.

L'agneau a une attitude particulièrement humble. Les rimes en -ère imitent le bêlement. On trouve même des rimes internes qui augmentent l'harmonie de son discours « que je me vas … plus de vingt pas » ou encore « dans le courant … par conséquent » qui soulignent la structure de son raisonnement. La Fontaine utilise les ressources de la poésie pour donner de la crédibilité au discours de l'Agneau.

On peut certainement voir dans ce discours de l'Agneau, des arguments cachés en faveur de Fouquet, que La Fontaine continue de défendre indirectement : Fouquet ne pouvait pas porter ombrage à Louis XIV, puisqu'il était en contrebas : dans une situation d'infériorité.

Troisième mouvement :
Le triomphe de la force ?



— Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
— Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ?
Reprit l'Agneau, je tette encor ma mère.
— Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
— Je n'en ai point. — C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit : il faut que je me venge.


Ici, le dialogue s'accélère, c'est ce qu'on appellerait au théâtre des stichomythies : les répliques s'enchaînent rapidement. En plus, le hiatus (deux voyelles qui se suivent) est prononcé dans la même syllabe, c'est ce qu'on appelle une synérèse : ça accélère encore le rythme. La forme et la musicalité du vers révèlent un duel verbal où le loup finit par prendre tout l'espace sonore.

Dans le schéma narratif, on peut dire que ce dialogue mouvementé prend la place des péripéties. C'est souvent le cas dans la fable : les paroles sont comme des actions, la parole est en soi une aventure. Comme dans un procès, le lecteur est mis à la place d'un juge ou d'un juré, qui évalue la cause de l'agneau et celle du loup.

Le lecteur est aussi guidé par les appréciations du fabuliste lui-même. Le loup, qui était un « animal plein de rage » est maintenant une « bête cruelle » : c'est une gradation, une évolution en intensité, vers le pire. La bête a une connotation négative que n'a pas le terme animal. De même, dans la cruauté, il y a une notion de plaisir qu'on n'a pas dans la rage. Le jugement est plus sévère.

Le jeu avec les pronoms personnels est intéressant ici : la première personne du loup encadre la première personne de l'Agneau. Au fur et à mesure du dialogue, le lecteur réalise que le jugement sera finalement rendu par l'accusation : le loup est juge et partie. Ce n'est donc pas à un procès mais bien une vengeance personnelle.

La deuxième personne sert exclusivement à accuser l'agneau. « Tu la troubles … tu médis, etc. » Il y en a de plus en plus : on comprend que le loup est obligé de multiplier les accusations, parce que chaque argument n'est pas assez solide tout seul.

Le rythme aussi est comme gonflé artificiellement : « vous, / vos bergers / et vos chiens, / on me l'a dit, / il faut que je me venge. » La parole du loup est déjà implicitement discréditée par la musicalité du langage.

Au lieu de démonter les preuves de l'agneau, le loup se contente de les contredire : « Tu la troubles ». C’est un peu court, il est obligé de trouver une autre accusation. Ici, le lien logique d'addition est utilisé faute d'avoir une cause-conséquence. Le seul lien logique de conséquence qu'il utilise est vide de sens « c’est donc quelqu’un des tiens ». Impossible de retrouver la cause logique de cette affirmation.

Dans la version de Phèdre, le fabuliste intervient directement pour montrer l’effet du discours de vérité sur le loup. Vous allez voir que par comparaison, La Fontaine laisse à son lecteur une plus grande marge pour exercer son esprit critique :
Repoussé par la force de la vérité, le loup se mit à dire : « Il y a six mois tu as médit de moi. » — « Moi ? répliqua l'agneau, je n'étais pas né. » — Ma foi, dit le loup, c'est ton père qui a médit de moi. » Et là-dessus il saisit l'agneau, le déchire et le tue au mépris de la justice.
Phèdre, Fables, « Le Loup et l’Agneau », Ier siècle après J.-C.

Autre élément accablant pour le loup : il n'a aucune source. « Je sais que » est détaché de tout contexte. Encore pire, la tournure impersonnelle « il faut que » lui enlève carrément toute responsabilité.

Dans le même sens : « On me l'a dit » : ça ressemble à un argument d'autorité (rapporter les paroles d'une personne reconnue comme fiable) mais comme le pronom indéfini ne renvoie à personne, son témoignage retombe au niveau d'une simple rumeur.

On peut aussi voir dans ce « On me l’a dit » une plaidoirie en faveur de Fouquet : est-ce Colbert, n'avaient pas tout intérêt à monter le roi contre lui ? Fouquet a été condamné notamment pour crime de lèse-majesté : est-ce que ce ne sont pas des intentions qui lui ont été prêtées par d'autres ?

Contrairement au Loup, la logique est très présente dans les répliques de l'Agneau : le mode conditionnel implique la nécessité d’une condition. Le pronom interrogatif « Comment » permet de poser une véritable question ouverte, sans présupposé. L'Agneau présente des faits « je n’étais pas né » suivis d'une preuve facilement vérifiable « je tette encore ma mère ».

L'Agneau ne peut pas médire, puisqu'il tette encore sa mère. Métaphoriquement, la nourriture et le langage sont liés : le lait et l’eau représentent la pureté de la vérité qui sort de la bouche de l'Agneau. Symboliquement le loup représente au contraire celui dont la parole est dévoratrice.

Et en effet, toute l'argumentation du loup consiste à élargir au maximum le champ des coupables à punir : l'agneau, son frère, quelqu'un des tiens, c'est à dire « l'un des tiens »… La tournure est un peu vieillie ici : en fait, le déterminant indéfini insiste sur le caractère imprécis de l'accusation : il devient impossible de retrouver qui a bien pu prononcer cette médisance.

Cette logique d'amalgame est particulièrement visible dans le jeux des pronoms personnels : le singulier fait progressivement place au pluriel. Ce type de raisonnement par proximité est un biais bien connu de l'argumentation : à la fin du raisonnement, les pronoms possessifs ont perdu toute raison d'être : évidemment, les bergers et les chiens n'appartiennent pas à l'agneau.

C'est intéressant aussi parce que ce raisonnement par proximité n’était pas dans les versions d’origine : ce raisonnement biaisé est ajouté par La Fontaine :
Le loup [...] reprit : « Mais l’an passé tu as insulté mon père. — Je n’étais pas même né à cette époque, » répondit l’agneau. Alors le loup reprit : « Quelle que soit ta facilité à te justifier, je ne t’en mangerai pas moins. »
Ésope, Fables « Le Loup et l’Agneau », VIe siècle avant J.-C.

En dénonçant ce raisonnement qui étend la culpabilité à des groupes entiers, La Fontaine pense certainement aux persécutions religieuses qui reprennent sous Louis XIV. En 1665 (trois ans avant la parution des fables) les dossiers en justice ne peuvent plus être instruits que par des catholiques. En 1685 Louis XIV révoque l’Édit de Nantes : c'est la fin de la politique de tolérance, les protestants doivent fuir, ou se convertir.

Autre caractéristique de l'argumentation du loup : il inverse les rôles « vous ne m’épargnez guère » : il devient le seul persécuté. Mais pour le coup, si on regarde d'autres fables, comme « Le Loup et les Bergers » ou « L'Homme et la Couleuvre », il semblerait que le grand persécuteur, ce n'est pas le loup, mais bien l'homme lui-même. La Fontaine invite son lecteur à chercher au-delà du seul cadre de cette fable.

Autre élément intéressant au regard de la morale : le loup n'est le plus fort que dans cette situation, car un certain ordre collectif « vos bergers et vos chiens » permet de limiter les abus de la force. La Fontaine semble donner un conseil de gouvernement ici : quand certains grands seigneurs deviennent trop puissants, leur pouvoir de nuisance est limité par la capacité du roi à fédérer les chiens et les agneaux, c'est-à-dire, les Seigneurs qui ont moins d'envergure.

Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.


« Là-dessus » si on regarde notre schéma narratif, le dénouement est déclenché par les dernières paroles du loup : les mots ont ici une valeur performative : ils valent pour un acte. L'affirmation « Il faut que je me venge » est déjà une mise en scène de la vengeance. D'ailleurs, ce qui se passe après est caché « au fond des forêts » derrière le rideau qui est déjà tombé. Comme au théâtre, par bienséance, le meurtre ne peut pas être représenté sur scène.

Alors qu'on attendrait naturellement le passé simple, les deux derniers verbes sont au présent de l'indicatif : « emporte … mange ». Ces dernières actions ressortent alors par leur violence : c'est la situation finale de notre schéma narratif.

Avec ce présent de l'indicatif, on dirait que cette situation finale est comme figée dans une image d'épinal toujours vraie au moment où l'on parle. C'est souvent le cas quand un poème développe un symbole : le présent de narration pour relater des événements passés tend vers le présent de vérité générale pour des actions vraies en tout temps.

« Sans autre forme de procès » : le dernier mot nous replonge dans la société humaine et vient pratiquement contredire la morale qui ouvre la fable : la raison du plus fort ne tient pas face à un procès en bonne et due forme : la justice est justement un outil collectif qui permet de surpasser les abus de pouvoir d'un particulier.

Avec ce mot final, La Fontaine pense certainement au procès de Fouquet, qui a eu un grand retentissement à l'époque. Voltaire en parle dans son Siècle de Louis XIV :
Cette sévérité n’était conforme ni aux anciennes lois du royaume, ni à celles de l’humanité. Ce qui révolta le plus l’esprit des citoyens, c’est que le chancelier fit exiler l’un des juges, [...] déterminé [...] à l’indulgence. Fouquet fut enfermé au château de Pignerol. Tous les historiens disent qu’il y mourut en 1680.
Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, 1878.

Alors que La Fontaine laisse tout le soin au lecteur de contredire la morale initiale, Ésope et Phèdre terminent leurs fables sur des morales explicites et sans appel :
Cette fable montre qu’auprès des gens décidés à faire le mal la plus juste défense reste sans effet.
Ésope, Fables « Le Loup et l’Agneau », VIe siècle avant J.-C.

Cette fable est pour certaines gens qui, sous de faux prétextes, accablent les innocents.
Phèdre, Fables, « Le Loup et l’Agneau », Ier siècle après J.-C.

Ésope insiste sur la justesse de la défense de l’Agneau, tandis que Phèdre insiste sur les faux prétextes du loup. La Fontaine au contraire donne ironiquement raison au plus fort, mais laisse au lecteur le soin de déceler les failles de son argumentation, et de ressentir l’injustice de la situation.

Conclusion



Dans cette fable, la morale révèle d'emblée avec cynisme la victoire imminente du plus fort… Mais la mise en scène du récit et les effets poétiques du langage nous impliquent émotionnellement et intellectuellement : le lecteur réalise progressivement que ce n'est pourtant pas le plus fort qui possède les meilleures raisons.

Ce débat entre deux animaux que tout oppose soulève alors de véritables questions de société : comment éviter les abus de tel ou tel seigneur ou particulier devenu trop puissant ? Comment éviter que l'homme devienne un loup pour l'homme ? Le fabuliste ne fait qu'ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur les choix collectifs à mener, sur le rôle de la justice et des contre-pouvoirs.

⇨ * La Fontaine, Les Fables 🃏 Le Loup et l'Agneau (axes de lecture) *

⇨ * La Fontaine, Les Fables - Le Loup et l'Agneau (texte) *

⇨ * Les Fables de La Fontaine - 🔎 (I,10) Le Loup et l'Agneau (analyse en PDF) *

⇨ La Fontaine, Les Fables ✔️ Le Loup et l'Agneau (guide pour un commentaire composé)

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