Couverture pour Les Fables de La Fontaine

La Fontaine, Fables,
« La cigale et la fourmi »
Analyse au fil du texte



Notre Ă©tude porte sur la fable entiĂšre




La Cigale, ayant chanté
Tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prĂȘter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'Ă  la saison nouvelle.
« Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'Oût, foi d'animal,
IntĂ©rĂȘt et principal. »
La Fourmi n'est pas prĂȘteuse :
C'est là son moindre défaut.
« Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle Ă  cette emprunteuse.
— Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
— Vous chantiez ? J’en suis fort aise.
Eh bien ! Dansez maintenant. »



Introduction



Entre 1658 et 1661, La Fontaine était protégé par Nicolas Fouquet, le trÚs riche surintendant des finances de Louis XIV. Mais ce protecteur tombe en disgrùce et il finira ses jours enfermé dans la forteresse de Pignerol. Du jour au lendemain, La Fontaine se retrouve comme la cigale, pris au dépourvu : et comme elle, c'est un poÚte, pour ainsi dire, il chante des vers...

Le nouvel intendant des finances, c'est Colbert, qui est tout Ă  fait comme la fourmi de la fable, Ă©conome et pragmatique. Et maintenant, c'est lui qui accorde les pensions royales aux artistes et aux Ă©crivains, du coup, c'est lui qu'il faut se concilier
 Mais La Fontaine restera toujours suspect aux yeux de Louis XIV, et il n'obtiendra jamais de pension royale.

Ce contexte permet de mieux percevoir l'ambiguïté de cette fable : les animaux en disent beaucoup plus sur la société humaine qu'une simple opposition entre les épargnants et les artistes !

Sous Louis XIV, les nobles doivent se faire courtisans, il sont obligĂ©s de dĂ©penser des fortunes pour maintenir leur train de vie Ă  Versailles. Pendant ce temps, le pays connaĂźt une petite Ăšre glaciaire et les hivers sont de plus en plus rudes : on trouve de plus en plus de mendiants sur les routes, au point que le roi signe des dĂ©crets pour faire enfermer les vagabonds. En mĂȘme temps, les guerres imposent des rĂ©quisitions de plus importantes et appauvrissent les campagnes. Quand La Fontaine valorise la prĂ©voyance Ă  travers la fourmi, on voit bien que cette recommandation s'applique Ă  tous les niveaux de la sociĂ©tĂ©.

Problématique


Comment La Fontaine parvient-il à impliquer son lecteur dans ce conflit entre deux animaux, pour mieux l'inviter à interroger une morale ambiguë, qui en dit long sur la société humaine ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Un art du récit incisif, qui impressionne et implique le lecteur.
> Un art musical qui rapproche la poésie du chant.
> Une rĂ©Ă©criture de la fable d'Ésope, avec des Ă©carts qui rĂ©vĂšlent certains partis pris de l'auteur.
> Une morale implicite et ambiguë, qui peut se lire à différents niveaux.
> Des choix d'écriture qui révÚlent une certaine empathie à l'égard de la cigale.
> Une mise en scÚne plaisante d'animaux comme prétexte pour parler des hommes.
> Un discours moral sur la société du XVIIe siÚcle en France.
> Un message à portée universelle, qui sollicite le sens critique du lecteur.

Premier mouvement :
Une cigale présentée avec art



La cigale, ayant chanté
Tout l’étĂ©,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.


DĂšs les premiers vers, la fable frappe les esprits : elle est entiĂšrement en heptasyllabes (des vers de 7 syllabes). C’est trĂšs rare au XVIIe siĂšcle, oĂč tous les genres sont codifiĂ©s, notamment la tragĂ©die toujours rĂ©digĂ©e en alexandrins. La Fontaine trouve donc une certaine libertĂ© dans la fable, qui va lui permettre de varier les maniĂšres de raconter des histoires :
Il Ă©tait un gĂ©nie trĂšs libre, trĂšs indĂ©pendant [...] aimant ses coudĂ©es franches dans le genre qu'il adopterait. [...] Dans ce siĂšcle oĂč [...] tous les genres Ă©taient comme soumis aux faiseurs de rĂšgles [...] La fable [offrait] un cadre assez Ă©lastique [...] il n'y a pas de rĂšgles de la fable.
Émile Faguet, La Fontaine, 1887.

Ok, il n’y a pas beaucoup de rĂšgles dans la fable, mais il faut au moins suivre le premier prĂ©cepte d’Horace : instruire et plaire. On va voir que quand La Fontaine prend des libertĂ©s avec l'Ă©criture, c'est pour mieux suivre ce prĂ©cepte.
Pour instruire, sois concis ; l’esprit reçoit avec docilitĂ© et retient fidĂšlement un court prĂ©cepte ; s’il est trop long, il laisse Ă©chapper tout ce qu’il a reçu de trop. La fiction, imaginĂ©e pour amuser, doit, le plus possible, se rapprocher de la vĂ©ritĂ© ; [...] il obtient tous les suffrages celui qui unit l’utile Ă  l’agrĂ©able, et plaĂźt et instruit en mĂȘme temps...
Horace, Poétique, traduction de François Richard, 1944.

Le deuxiĂšme vers est carrĂ©ment un trisyllabe qui met en valeur la rime en « -tĂ© » : on peut dire que la musicalitĂ© du vers imite le chant de la cigale. D’ailleurs, on va retrouver cette rime en « -tĂ© » un peu plus loin quand la cigale va reprendre la parole. Chez La Fontaine, la Fable est avant tout un art musical.

C’est aussi une tournure exceptionnellement concise : le participe prĂ©sent « ayant chantĂ© » suffit Ă  inscrire l’étĂ© dans la durĂ©e, avec le dĂ©terminant « tout l’étĂ© ». On dirait que le vers est prolongĂ© exprĂšs pour donner Ă  percevoir la longueur et la langueur de l’étĂ©. Vous allez voir que tous ces effets sonores et rythmiques participent Ă  l’art du rĂ©cit chez La Fontaine.

La concision participe Ă  un rythme rapide : le passage de l’étĂ© Ă  l’hiver se fait dans la mĂȘme phrase, qui se prolonge d’un vers Ă  l’autre : c’est ce qu’on appelle un enjambement. Avec le complĂ©ment circonstanciel de temps qui est reportĂ© Ă  la fin de la phrase, le lecteur est surpris par l’arrivĂ©e de l’hiver, un peu comme la cigale elle-mĂȘme.

L’hiver est dĂ©signĂ© indirectement par la bise : un vent froid, sec et rapide
 C’est une mĂ©tonymie, un glissement de sens par proximitĂ©. Cela crĂ©e un effet de mouvement : la succession des saisons, la sensation de froid arrivent avec le verbe venir qui souligne les fricatives F et V . Le retour d’un son consonne, c’est ce qu’on appelle une allitĂ©ration.

L’adjectif « dĂ©pourvu » indique dĂ©jĂ  un dĂ©nuement extrĂȘme avec le prĂ©fixe privatif : du coup, l’adverbe d’intensitĂ© est de trop ici, c’est un plĂ©onasme, la rĂ©pĂ©tition d’une mĂȘme idĂ©e. En fait, ça permet Ă  La Fontaine de crĂ©er une hyperbole, un effet d’exagĂ©ration. Le dĂ©nuement de la cigale est total. D’ailleurs, on entend bien « nue » Ă  la rime : ce jeu sonore justifie bien la rime pauvre (un seul son en commun) : la musicalitĂ© du vers illustre parfaitement la pauvretĂ© de la cigale.

D’ailleurs, tout est fait pour nous faire partager la dĂ©tresse de la cigale ici : un morceau, c’est un dĂ©bris, un reste. Un petit morceau, c’est encore moins que ça, une miette. Une miette de quoi ? d’une mouche, voire mĂȘme d’un vermisseau, avec le diminutif qui rĂ©duit encore la portion. En plus, le morceau est sĂ©parĂ© de son complĂ©ment du nom, comme s’il Ă©tait lui-mĂȘme disloquĂ©. Et de toutes les façons, la nĂ©gation vient tout annuler, c’est une phrase nominale, une phrase sans verbe, ce qui accentue la brutalitĂ© de la nĂ©gation.

Vous savez certainement que pour cette fable, comme pour beaucoup d’autres, La Fontaine s’inspire d’un auteur de l’antiquitĂ©, Ésope, qui Ă©crivait en grec vers le VIe siĂšcle avant J.-C. C’est donc intĂ©ressant de jeter un coup d’oeil Ă  la version originale, qui commence comme ça :
C’était en hiver ; leur grain Ă©tant mouillĂ©, les fourmis le faisaient sĂ©cher. Une cigale qui avait faim leur demanda de quoi manger.

PremiĂšre grosse diffĂ©rence : Ésope commence avec les fourmis, tandis que La Fontaine commence avec la cigale qui meurt de faim : il renverse complĂštement le point de vue de dĂ©part. Autre diffĂ©rence : dans la fable d’Ésope, la cigale est indĂ©finie, alors que chez La Fontaine, le premier mot de la fable est un article dĂ©fini : cette cigale a une importance particuliĂšre aux yeux du fabuliste, elle prend une dimension symbolique beaucoup plus complexe que chez Ésope, vous allez voir comment.

D’abord, c’est intĂ©ressant d’interroger la reprĂ©sentation des animaux chez La Fontaine. Quand il dit que la cigale « chante », c’est dĂ©jĂ  une personnification : il lui donne un caractĂšre humain. Un zoologue dirait que la cigale cymbalise. La crainte de l’hiver est aussi une crainte humaine : en rĂ©alitĂ©, chaque gĂ©nĂ©ration de cigale disparaĂźt naturellement Ă  la fin de l’étĂ© en laissant des Ɠufs dans la terre. On a donc une cigale humanisĂ©e dans la fable.

Et pourtant, c’est une cigale qui mange des mouches et des vermisseaux : on est loin d’une nourriture humaine ! Mais on est loin aussi du rĂ©gime des cigales, qui se nourrissent de la sĂšve des arbres ! La Fontaine le sait parfaitement : son pĂšre Ă©tait maĂźtre des eaux et forĂȘts, et il a lui-mĂȘme a repris cette charge pendant plusieurs annĂ©es. Il ne fait donc un dĂ©tour par les animaux que pour parler des hommes.

Qu’est-ce que cela Ă©voque, pour un contemporain, cette cigale sur le point de mourir de froid ? Au XVIIe siĂšcle, la France est frappĂ©e par une petite Ăšre glaciaire, les hivers sont particuliĂšrement rudes. En plus, Louis XIV rĂ©quisitionne de grandes quantitĂ©s de vivres pour augmenter la taille de ses armĂ©es. Ainsi, cette cigale imprĂ©voyante peut reprĂ©senter une nation entiĂšre, un pays appauvri par l’imprĂ©voyance de son roi. Les fables de La Fontaine parlent Ă  tout le monde, mais elles parlent aussi au roi.


DeuxiĂšme mouvement :
Un regard de moraliste



Elle alla crier famine
Chez la fourmi, sa voisine,
La priant de lui prĂȘter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
— Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’oĂ»t, foi d’animal,
IntĂ©rĂȘt et principal.


La Fontaine choisit les verbes de paroles de la cigale avec soin : « prier », « crier », avec les allitĂ©rations en P et en R qui entrent en Ă©cho avec les autres verbes du passage : « prĂȘter 
 payer ». Tout se passe comme si la cigale adressait une complainte lyrique Ă  la fourmi : elle exprime une douleur personnelle de maniĂšre musicale, Ă  la premiĂšre personne. Comme La Fontaine, elle utilise les ressources de la poĂ©sie.

Regardez comment la parole de la cigale se rapproche du lecteur. D’abord, on a du discours narrativisĂ© : un verbe de parole, « crier famine » sans paroles rapportĂ©es.

Ensuite, on a du discours rapportĂ© indirect : les paroles sont adaptĂ©es mais on peut les restituer : « prĂȘtez moi quelque grain pour subsister ». En plus Ă  ce moment-lĂ , on retrouve les rimes en « -tĂ© » qui se trouvaient au tout dĂ©but de la fable. Cela nous fait entendre la cigale un peu plus.

Enfin, le discours est direct (il est rapporté tel quel, avec une ponctuation qui annonce bien la citation). Le fabuliste nous fait entrer progressivement dans le point de vue de la cigale.

Mais le discours direct intervient lĂ , non pas pour Ă©voquer des Ă©motions, mais pour parler d’argent. La Fontaine fait un dĂ©tour par les animaux, pour mieux nous replonger dans le monde des humains, avec un vocabulaire propre aux finances : intĂ©rĂȘt, principal. C’est particuliĂšrement frappant, parce que cette allusion Ă  un remboursement n’existe pas du tout dans la version d’Ésope, et elle peut sembler un peu Ă©trange.

En effet, Ă  l’époque, on rapproche volontiers la fonction morale de la fable Ă  celle de la parabole, comme on en trouve dans la bible. Vous savez que la France du XVIIe siĂšcle est trĂšs imprĂ©gnĂ©e de morale chrĂ©tienne... Du coup, quand La Fontaine montre la cigale faire un emprunt au lieu de demander la charitĂ©, c’est trĂšs Ă©trange. Normalement, le mendiant dit « Ă  votre bon cƓur, Dieu vous le rendra » et pas « je vous paierai intĂ©rĂȘt et principal. »

Avec cet effet de surprise, vous voyez que la question de la charitĂ© brille par son absence. D’autant que La Fontaine choisit des mots qui font allusion Ă  la religion : la cigale « prie » la fourmi
 « sa voisine ». On est trĂšs proche de la parabole du bon samaritain que JĂ©sus donne en exemple pour illustrer l’amour du prochain, et donc, de son voisin.

D’ailleurs, « un grain » Ă  l’échelle de l’insecte, autant dire que c’est un morceau de pain — qui est sous forme de boule Ă  l’époque (c’est de lĂ  que vient le terme de boulangerie). Le pain quotidien accordĂ© aux nĂ©cessiteux, c’est Ă©videmment un lieu commun de la morale chrĂ©tienne prĂ©sente dans tous les esprits.

En plus, la mendicitĂ© est bien un sujet d’actualitĂ© Ă  l’époque oĂč Ă©crit La Fontaine. Entre 1656 et 1672, la pauvretĂ© est tellement rĂ©pandue que Louis XIV publie une sĂ©rie de dĂ©crets pour punir les vagabonds, qui sont soit enfermĂ©s, soit envoyĂ©s aux travaux forcĂ©s, soit simplement mis Ă  mort. En abordant ces thĂšmes graves, avec des symboles universels, La Fontaine critique indirectement le pouvoir et la sociĂ©tĂ© de son Ă©poque.

En mĂȘme temps, quand il remplace la question de la charitĂ© par celle de l’emprunt, La Fontaine ne donne raison Ă  aucun de ses protagonistes. D’abord, la cigale semble peu digne de confiance. Elle utilise un futur « Je vous paierai », elle repousse l’échĂ©ance « Avant l’oĂ»t », c’est Ă  dire, avant les moissons, qui est en plus rejetĂ© en fin de phrase aprĂšs un enjambement.

La succession des saisons, avec le rythme des récoltes, porte une signification universelle.
Il me parut que le livre des Fables était, pour la vie morale, ce que sont, pour l'existence matérielle, certains almanachs fort répandus dans nos campagnes, qui donnent pour les travaux des champs, pour l'élevage du bétail, etc., un conseil pour chaque jour de l'année.
Marius Guinat, La Morale des Fables de La Fontaine, 1886.

Pour La Fontaine, ce n’est clairement pas une bonne idĂ©e de s’endetter, ni pour une cigale, ni pour un humain, ni pour un État. Et bien sĂ»r, on peut voir derriĂšre cette cigale dispendieuse, les fastes de la cour Ă  Versailles qui sont bien Ă©loignĂ©s de la sagesse des campagnes.

Mais en mĂȘme temps, la cigale reste humble, elle promet de rendre ce qu’elle emprunte. Elle demande trĂšs peu « Quelque grain ». L’article indĂ©fini introduit un nom singulier : un seul grain, qui lui permettra de subsister sur une longue pĂ©riode « jusqu’à la saison nouvelle ». La Fontaine joue sans cesse avec les deux points de vue, celle qui emprunte, et celle qui prĂȘte.

Le mot « subsister » est particuliĂšrement Ă©vocateur, d’un point de vue Ă©tymologique : il provient du latin sisto (se tenir, tenir bon, consolider), mais le prĂ©fixe « sub- » vient rĂ©duire et soustraire. La cigale demande seulement le minimum pour survivre avec peine.

Enfin, l’expression « foi d’animal » est particuliĂšrement ambiguĂ«. On peut l’interprĂ©ter Ă  charge, en disant, avec le philosophe RenĂ© Descartes, que l’animal n’a pas d’ñme : du coup la cigale jure sans prendre le risque de la damnation Ă©ternelle.
Il n’y a pas [d’erreur] qui Ă©loigne davantage les esprits faibles [...] de la vertu, que d’imaginer que l’ñme des bĂȘtes soit de mĂȘme nature que la nĂŽtre, et que par consĂ©quent nous n’avons rien ni Ă  craindre ni Ă  espĂ©rer aprĂšs cette vie, non plus que les mouches et les fourmis.
René Descartes, Discours de la méthode, 1637.

Mais on sait que justement, La Fontaine Ă©tait opposĂ© Ă  cette vision de Descartes, qu’il rĂ©fute dans son « Discours Ă  Madame de la SabliĂšre », oĂč il rĂ©habilite l'animal, en montrant notamment l’intelligence des constructions des castors :
[...] Ils disent donc
Que la bĂȘte est une machine ;
Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d'Ăąme, en elle tout est corps. [...]
Voici de la façon que Descartes l'expose ; [...]
Que [les] Castors ne soient qu'un corps vide d'esprit,
Jamais on ne pourra m'obliger Ă  le croire ;

Jean de La Fontaine, Discours Ă  Madame de la SabliĂšre, 1678.

Pour La Fontaine, la foi de l’animal n'est donc pas si sujette Ă  caution
 La cigale compte-t-elle rembourser la fourmi ? Il suffit de savoir que les deux sont voisines. MalgrĂ© tout, La Fontaine semble avoir une certaine sympathie pour la cigale.


TroisiĂšme mouvement :
Une fable nuancée et ambiguë



La fourmi n’est pas prĂȘteuse :
C’est lĂ  son moindre dĂ©faut.
— Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle Ă  cette emprunteuse.
— Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
— Vous chantiez, j’en suis fort aise !
Eh bien, dansez maintenant.


La fable se termine avec un dialogue trĂšs vif : Les incises disparaissent pour laisser la place uniquement aux rĂ©pliques, qui s’enchaĂźnent rapidement : au thĂ©Ăątre, on parle de stichomythies. En plus, l’alternance des pronoms personnels de premiĂšre et deuxiĂšme personne crĂ©e un rythme trĂšs vivant : le lecteur qui assiste Ă  la scĂšne voit les personnages s’animer devant lui.

Les deux personnages s’expriment trĂšs diffĂ©remment. La cigale montre un certain savoir vivre : elle « prie » la fourmi, avec des formules de politesse « ne vous dĂ©plaise ». MalgrĂ© sa situation de mendicitĂ©, l’attitude mesurĂ©e de la cigale est plus proche de l’idĂ©al de l’honnĂȘte homme tel qu’on le valorise Ă  la cour.

La fourmi est Ă  l’opposĂ© de ces attentes. D’abord, elle emploie l’impĂ©ratif et le sarcasme : un reproche fait de maniĂšre ironique. Sans prĂ©ambule, elle pose une question dont elle connaĂźt d’avance la rĂ©ponse, une question rhĂ©torique qui empĂȘche de fait tout Ă©change. Pour les lecteurs de La Fontaine, qui vivaient quotidiennement sous l’étiquette de la cour, cette rudesse Ă©tait trĂšs bourgeoise : la fourmi ne pouvait pas attirer la sympathie.

Le conflit entre les personnages se retrouve dans le schĂ©ma des rimes : jusqu’ici, l’histoire se dĂ©roulait avec des rimes suivies, mais on passe aux rimes embrassĂ©es. Les rimes fĂ©minines (celles qui se terminent avec un -e muet) se trouvent finalement entourĂ©es par les rimes masculines : symboliquement, le piĂšge se referme sur la cigale. Son sort final correspond alors Ă  des sonoritĂ©s nasales, IN, AN, IN, AN, dĂ©sagrĂ©ables Ă  l’oreille du lecteur.

« PrĂȘteuse » rime avec « emprunteuse » les deux mots sont trĂšs proches, on peut parler de paronomase : avec cette proximitĂ© sonore, La Fontaine englobe les deux animaux dans la mĂȘme critique : l’endettement n’est pas une solution. Il faut savoir qu’à l’époque, prĂȘter de l’argent contre intĂ©rĂȘt, c’est ce qu’on appelle l’usure : c’était trĂšs mal vu, et considĂ©rĂ© comme un pĂ©chĂ© dans la religion chrĂ©tienne, trĂšs prĂ©sente au XVIIe siĂšcle.

Donc, « La fourmi n’est pas prĂȘteuse » ce serait une qualitĂ© ? On ne peut pas dire ça, parce que si le prĂȘt est mal vu, c’est justement parce qu’il ne saurait remplacer la charité  Ici, le fabuliste intervient de maniĂšre exceptionnelle, comme en voix off, pour faire un jugement de valeur « c’est lĂ  son moindre dĂ©faut ». Comment comprendre ce vers ? Je vois 2 possibilitĂ©s.

Soit on l’interprĂšte littĂ©ralement : « ce n’est qu’un tout petit dĂ©faut, aprĂšs tout », soit on l’interprĂšte comme une litote : une double nĂ©gation qui renforce le propos : « c’est lĂ  sa plus grande qualitĂ© ». Dans les deux cas, vous voyez que la formule est ironique : elle laisse entendre l’inverse de ce qu’elle dit. Il est serait hypocrite de se considĂ©rer comme vertueux pour cette raison. Le vrai dĂ©faut est de manquer du sens de la charitĂ©, de n’ĂȘtre pas un mĂ©cĂšne des arts comme Fouquet. La Fontaine adresse peut-ĂȘtre lĂ  un message trop ambigu Ă  Colbert, qui ne lui accordera jamais de pension.

Le verbe « chanter » est rĂ©pĂ©tĂ© sous des formes diffĂ©rentes par les deux protagonistes, c’est ce qu’on appelle un polyptote. On voit bien que les deux personnages mettent un sens diffĂ©rent sous le mĂȘme verbe. Pour la cigale, « chanter » c’est une activitĂ© noble, dĂ©sintĂ©ressĂ©e, un cadeau qui profite Ă  tout le monde. Pour la fourmi, ce n’est qu’une activitĂ© oisive et improductive.

« À tout venant » signifie « pour toutes les personnes qui passent ». Et en effet, si la cigale ne gagne rien avec son chant, c’est qu’elle le dispense gracieusement. « Nuit et jour » : elle ne ne compte pas. Rien qu’avec ce vers, La Fontaine montre bien l’ambivalence morale de sa petite histoire : la cigale est beaucoup plus proche des valeurs de la noblesse de l’époque, qui justement n’exerce pas de mĂ©tiers rĂ©munĂ©rateurs.

D’ailleurs, la relation de La Fontaine avec son protecteur Fouquet Ă©tait assez reprĂ©sentative de cet Ă©tat d’esprit : dans leur contrat, ce n’est pas Fouquet qui paye ses vers. Non, La Fontaine donne une « pension poĂ©tique » Ă  son mĂ©cĂšne, pour le rĂ©compenser de son « mĂ©rite », et donc pas officiellement pour sa protection :
Je vous l'avoue, et c'est la vérité,
Que Monseigneur n'a que trop mérité
La pension qu'il veut que je lui donne.
En bonne foi je ne sache personne
À qui PhĂ©bus s'engageĂąt aujourd'hui
De la donner plus volontiers qu'Ă  lui.

La Fontaine, Épütre à Fouquet, 1659.

Maintenant, si on regarde la version d’Ésope, on se rend compte que La Fontaine a supprimĂ© la morale, regardez :
Les fourmis lui dirent : « Pourquoi, pendant l’étĂ©, n’amassais-tu pas, toi aussi, des provisions ? — Je n’en avais pas le temps, rĂ©pondit la cigale : je chantais mĂ©lodieusement. » Les fourmis lui rirent au nez : « Eh bien ! dirent-elles, si tu chantais en Ă©tĂ©, danse en hiver. » Cette fable montre qu’en toute affaire il faut se garder de la nĂ©gligence, si l’on veut Ă©viter le chagrin et le danger.

Si La Fontaine supprime la morale d’Ésope, c’est pour mieux laisser au lecteur le soin de tirer ses propres leçons, il ouvre le champ des interprĂ©tations. Il ne prend pas position explicitement.

Du coup, c’est le mot d’esprit des fourmis qui constitue la chute de la fable : « HĂ© bien, dansez maintenant » ; on est loin d’une morale canonique. On pourrait mĂȘme dire que c’est une anti-morale, regardez. D’abord, elle commence sur une interjection, qui contraste avec la forme habituelle des morales et des maximes. Ensuite, la dimension universelle est remplacĂ©e par un complĂ©ment circonstanciel trĂšs marquĂ© « maintenant ». Enfin, le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale est remplacĂ© par l’impĂ©ratif. Le souci d’instruire et de plaire du moraliste est remplacĂ© par un jeu de mot assassin.

Dans ce dernier vers, « chanter » devient « danser ». C’était une image courante Ă  l’époque : « danser » Ă©tait utilisĂ© pour parler des pendus, ou mĂȘme des suppliciĂ©s sur la roue. C’est d’ailleurs le sens cachĂ© de la chanson « Jean petit qui danse », qui est torturĂ© de sa main, de son pied, etc. Ici, danser vient Ă  la place de mourir de faim et de froid, la mĂ©taphore reprĂ©sente les mouvements rythmiques des spasmes de l’agonie.

Cette fable de « La Cigale et la Fourmi » se trouve juste avant « Le corbeau et le renard » : si la pitiĂ© inspirĂ©e par la cigale n’aura servi Ă  rien, la flatterie du renard sera plus efficace
 Mais est-ce que pour autant La Fontaine encourage les courtisans Ă  flatter le roi pour obtenir des faveurs ? On voit bien dĂ©jĂ  que, loin de prescrire des comportements systĂ©matiques, La Fontaine invite son lecteur Ă  utiliser sa sensibilitĂ© et son esprit critique pour mieux se guider dans le monde des humains, qui est parfois plus cruel que le monde des animaux.

Conclusion



La Fontaine utilise toutes les ressources du rĂ©cit et la musicalitĂ© du vers pour impliquer son lecteur, et marquer les esprits. Il part de la fable d'Ésope, mais il apporte tout un soin Ă  l'Ă©criture pour mieux instruire et plaire.

DerriÚre la morale apparente, qui valorise la prévoyance de la fourmi, contre la négligence de la cigale ; on trouve plusieurs dissonances. Le fabuliste montre une certaine bienveillance à l'égard de la cigale, et rend la morale suffisamment implicite pour obliger le lecteur à chercher plus loin.

Et en effet, Ă  travers cette mise en scĂšne des animaux, La Fontaine ne s'adresse pas tant aux petits Ă©pargnants et aux artistes, qu'au roi lui-mĂȘme et Ă  ses ministres. En obligeant son lecteur Ă  confronter cette petite histoire avec la sociĂ©tĂ© rĂ©elle, La Fontaine donne Ă  la fable une dimension profondĂ©ment humaine et universelle.

⇹ * La Fontaine, Les Fables - La Cigale et la Fourmi (texte) *

⇹ * La Fontaine, Les Fables 🃏 La Cigale et la Fourmi (axes de lecture) *

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