Ămile Zola, LâAssommoir
Chapitre 13 (le dĂźner)
Explication linéaire
Extrait étudié
Ah ! Nom de dieu ! Oui, on sâen flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, nâest-ce pas ? et si lâon ne se paie quâun gueuleton par-ci par-lĂ , on serait joliment godiche de ne pas sâen fourrer jusquâaux oreilles.
Vrai, on voyait les bedons se gonfler Ă mesure. Les dames Ă©taient grosses. Ils pĂ©taient dans leur peau, les sacrĂ©s goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillĂ© de graisse, ils avaient des faces pareilles Ă des derriĂšres, et si rouges, quâon aurait dit des derriĂšres de gens riches, crevant de prospĂ©ritĂ©.
Et le vin donc, mes enfants ! ça coulait autour de la table comme lâeau coule Ă la Seine. Un vrai ruisseau, lorsquâil a plu et que la terre a soif. Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge Ă©cumer ; et quand un litre Ă©tait vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser du geste familier aux femmes qui traient les vaches.
Introduction
13 chapitres dans le roman, et 13 invités à table, c'est un chiffre bancal, de mauvaise augure. Il est vrai que Gervaise invite le pÚre Bru, qui fera le 14e convive, mais ce personnage n'est-il pas d'une certaine maniÚre le double de Gervaise, celui qui la précÚde dans la niche sous l'escalier ?
Nous sommes dans le chapitre 7 : c'est le chapitre pivot, et souvent, on a tendance à dessiner le schéma du roman en faisant du chapitre 7 le sommet de la pyramide. C'est en effet le moment d'apogée de la réussite de Gervaise, mais aussi le début de sa descente aux enfers.
Pourtant, de nombreux signes avant-coureurs préparent ce basculement. Le mariage avec Coupeau, bùclé, déjà placé sous le signe de l'alcool, la chute de Coupeau au chapitre 4, qui l'installe dans l'alcoolisme et la fainéantise, l'arrivée de Virginie au chapitre 6, prépare le retour de Lantier, qui signe véritablement le renversement de la situation, à la fin du dßner.
Problématique
Comment ce dßner qui marque l'apogée de la réussite de Gervaise illustre-t-il déjà les dérives inévitables qui provoqueront sa déchéance finale ?
Axes de lectures pour un commentaire composé
> Une polyphonie qui permet d'explorer le langage parlé populaire.
> Un effet de brouillage de la situation d'énonciation qui crée un effet d'ivresse.
> Les effets de l'alcoolisme visibles dans l'humour des convives et leur passivité.
> Des figures d'exagération qui dénoncent la démesure.
> Des références bibliques et antiques qui préparent la fin tragique de Gervaise.
Premier mouvement :
La reprĂ©sentation dâune ivresse collective
Ah ! Nom de dieu ! Oui, on sâen flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, nâest-ce pas ? et si lâon ne se paie quâun gueuleton par-ci par-lĂ , on serait joliment godiche de ne pas sâen fourrer jusquâaux oreilles.
Toute la scĂšne est racontĂ©e avec un langage parlĂ©, il y a de nombreuses exclamations, et des expressions orales « on s'en flanqua une bosse ⊠on se paie un gueuleton ⊠s'en fourrer jusqu'aux oreilles » qui sont en fait trois expressions qui signifient la mĂȘme chose : on mange trop ! Ce sont bien des hyperboles, c'est-Ă -dire, des figures d'amplification, d'exagĂ©ration. L'estomac devient une bosse qui dĂ©borde jusqu'aux oreilles !
Cette redondance d'expressions qui disent la mĂȘme chose participe Ă un jeu de polyphonie, une juxtaposition de paroles rapportĂ©es de façon directe libre. Le discours direct libre, ce sont des paroles rapportĂ©es telles quelles, mais sans aucune marque spĂ©ciale, pas de guillemets, pas de tiret, pas de verbe introducteur.
Nous avons ici comme un collage, une mosaĂŻque de voix.
Dans la préface de l'Assommoir, Zola écrit :
« La forme seule a effarĂ©. On s'est fĂąchĂ© contre les mots. [...] personne n'a entrevu que ma volontĂ© Ă©tait de faire un travail purement philologique, que je crois d'un vif intĂ©rĂȘt historique et social. »
Qu'est-ce que la philologie ? C'est une science linguistique qui consiste à retrouver un discours original et authentique à partir de plusieurs sources. Le romancier observe le langage du peuple, qui est réellement parlé dans les milieux sociaux qu'il observe.
Autre aspect particulier de ce passage : on dirait que le narrateur s'adresse directement au lecteur : « Oui ⊠n'est-ce pas ? » L'interrogation est une question rhétorique, une question qui n'attend pas vraiment de réponse, parce que la réponse est évidente. D'ailleurs, « Quand on y est, on y est » ne nous laisse en effet pas beaucoup de choix de réponse ! C'est ce qu'on appelle un truisme : une affirmation qui est exagérément évidente.
On peut donc se demander quelle est la situation d'énonciation : qui parle, et à qui ? Hé bien, c'est trÚs flou... Regardez les pronoms personnels : ce sont tous des pronoms indéfinis. « on s'en flanqua ⊠on y est ... on se paie ⊠on serait »
Essayons de clarifier avec un petit schéma. Nous avons donc au moins 3 acteurs : le narrateur, le lecteur, et les convives du dßner. Mais on peut aussi ajouter le reste de l'humanité si on veut.
Dans la phrase « on s'en flanqua une bosse » c'est forcĂ©ment les convives qui Ă©taient lĂ pour manger et peut-ĂȘtre aussi le narrateur s'il Ă©tait l'un d'eux.
Par contre, dans la phrase « Si on ne se paie qu'un gueuleton ⊠on serait godiche de ne pas en profiter » Ce « on » peut désigner tout le monde, à cause du présent de vérité générale.
Le but de Zola n'est pas d'ĂȘtre clair, au contraire, il brouille de plus en plus les rĂ©fĂ©rents. Comment comprendre ces procĂ©dĂ©s ? On est en plein milieu d'un dĂźner trĂšs arrosĂ©, l'effet de confusion mime les effets de l'alcool, et donne au lecteur l'impression d'une ivresse gĂ©nĂ©ralisĂ©e.
DeuxiĂšme mouvement :
Une démesure pratiquement obscÚne
Vrai, on voyait les bedons se gonfler Ă mesure. Les dames Ă©taient grosses. Ils pĂ©taient dans leur peau, les sacrĂ©s goinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillĂ© de graisse, ils avaient des faces pareilles Ă des derriĂšres, et si rouges, quâon aurait dit des derriĂšres de gens riches, crevant de prospĂ©ritĂ©.
On retrouve dans ce passage le mĂȘme langage oral, avec des mots familiers, on peut citer par exemple « bedon ⊠goinfres ». On a aussi des interjections et des exclamations « Vrai ⊠sacrĂ©s goinfres ! » On croirait entendre les convives se moquer les uns des autres, avec le mĂȘme flou sur les sujets, les rĂ©fĂ©rents changent d'une phrase Ă l'autre « on ⊠les dames ⊠ils ».
On retrouve aussi la figure de l'hyperbole, avec les ventres qui gonflent Ă mesure comme des ballons de baudruche prĂȘts pĂ©ter dans leur peau. L'allitĂ©ration en P vient renforcer l'image comique des personnages sur le point de crever. Ce verbe est intĂ©ressant car il fonctionne aussi bien pour les objets que pour les ĂȘtres vivants.
On dirait que les personnages subissent l'action, dans une passivité générale : « les bedons se gonflent » la voix pronominale donne l'impression que l'action s'opÚre toute seule.
La syntaxe illustre bien ce gonflement sans mesure, regardez : une phrase trÚs courte, 4 mots, une phrase moyenne, et une phrase trÚs longue, sans cesse prolongée par des propositions. C'est une figure qu'on appelle l'hyperbate : le prolongement d'une phrase qu'on croyait terminée.
à cÎté de ces effets d'exagération, Zola utilise une comparaison triviale : les faces sont comme des fesses, Zola insiste sur le mot « derriÚre » le point commun entre les deux, c'est l'aspect gonflé et rouge.
Comme on ne sait pas exactement qui est le narrateur, on comprend que cet humour graveleux est justement bien partagé autour de cette table. Ce n'est pas une exception, on a des exemples de blagues grivoises tout au long du roman.
Cet humour trivial, et le vocabulaire argotique rapprochent Zola de Rabelais. Et certains auteurs, qui ont particuliÚrement travaillé la langue orale, comme Céline, revendiquent cette filiation, basée sur le style, plus que sur les idées.
Les visages deviennent des fesses, comme s'ils portaient un masque. Et en effet, ils portent un masque de gens riches alors qu'ils ne sont pas si riches que ça, comme en témoigne le conditionnel « on aurait dit » Il faut savoir que Gervaise a déposé des robes et son alliance au mont-de-piété pour payer ce repas.
Mais on peut mĂȘme aller plus loin dans cette mĂ©taphore car le menton barbouillĂ© de graisse comparĂ© Ă un derriĂšre nous offre une image plus scatologique, oĂč finalement la nourriture et la richesse sont ramenĂ©es au rang de dĂ©jections. Zola, dans ce passage, nous montre que le dĂźner de Gervaise n'est en fait qu'une Ă©tape dans sa dĂ©chĂ©ance et l'oubli progressif des sentiments honnĂȘtes.
En effet, dans ce passage, tout est démesuré, Gervaise veut en faire trop, cela se voit notamment quand elle prépare son dßner, elle veut rendre les Lorilleux jaloux de sa réussite. C'est encore un aspect que ce roman emprunte à la tragédie grecque. Chez les anciens, il y a ce qu'on appelle l'hybris : le crime de démesure, est un défi adressé aux dieux, et il est sévÚrement puni par eux.
On peut penser Ă PromĂ©thĂ©e, qui a volĂ© le feu pour le donner aux hommes, et qui a Ă©tĂ© condamnĂ© par Zeus Ă avoir le foie dĂ©vorĂ© par son aigle. De mĂȘme, l'exagĂ©ration dans ce passage est le signal d'une tragĂ©die en marche.
TroisiĂšme mouvement :
Un alcoolisme inéluctable
Et le vin donc, mes enfants ! ça coulait autour de la table comme lâeau coule Ă la Seine. Un vrai ruisseau, lorsquâil a plu et que la terre a soif. Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge Ă©cumer ; et quand un litre Ă©tait vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser du geste familier aux femmes qui traient les vaches.
On revient sur le thÚme principal du roman, le vin et l'alcool, qui explique la déchéance des personnages.
Dans la préface de l'Assommoir, Zola écrit :
Au bout de l'ivrognerie et de la fainĂ©antise, il y a le relĂąchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuitĂ©, l'oubli progressif des sentiments honnĂȘtes, puis comme dĂ©nouement la honte et la mort. C'est la morale en action, simplement.
On retrouve tous ces Ă©lĂ©ments dans le chapitre 7, et notamment les jalousies entre les membres de la famille, les tas d'ordures et de bouteilles vides qui s'amoncellent, l'oubli des sentiments honnĂȘtes avec tous les dĂ©bordements que nous avons vus.
Zola utilise ici une comparaison qui est en mĂȘme temps une hyperbole, une figure d'amplification. Le vin coule comme un fleuve. Le point d'analogie, c'est la grande quantitĂ© du flux d'eau. Les convives sont dans l'excĂšs et l'alcoolisme. Cette fĂȘte, qui marque le succĂšs de Gervaise, est en mĂȘme temps le dĂ©but de la fin.
D'ailleurs regardez, ce n'est pas n'importe quel fleuve : la Seine. Gervaise a Ă©tĂ© obligĂ©e d'inviter le pĂšre Bru pour qu'ils ne soient pas treize Ă table, on sert du vin⊠Ăa ne vous rappelle rien ? On peut penser Ă la CĂšne, le dernier repas du Christ, dans le nouveau testament. La mĂȘme menace d'une fin tragique pĂšse sur Gervaise.
On peut aussi penser Ă un autre Ă©pisode biblique : les noces de Cana, oĂč JĂ©sus transforme l'eau en vin. Gervaise a vu le tableau monumental de VĂ©ronĂšse, justement, en visitant le Louvre le jour de son mariage.
Lors de cette fĂȘte, Coupeau insistait pour qu'on boive de l'eau. Maintenant, c'est le premier Ă servir le vin. Un peu plus loin dans le chapitre :
Madame Putois ayant demandĂ© de lâeau, le zingueur indignĂ© venait dâenlever lui-mĂȘme les carafes. Est-ce que les honnĂȘtes gens buvaient de lâeau ? Elle voulait donc avoir des grenouilles dans lâestomac ?
Pour ainsi dire, entre le moment des noces de Gervaise, et ce repas, l'eau a été littéralement transformée en vin.
La métaphore du ruissellement va encore plus loin : « lorsqu'il a plu et que la terre a soif » : le déversement du vin est comparé à un phénomÚne naturel, irrépressible. L'alcool fait partie du décor, il imprÚgne tout. Zola vise maintenant le milieu social, car la misÚre est bien ce qui favorise l'excÚs. Comme on l'entend au début du passage :
Si lâon ne se paie quâun gueuleton par-ci par-lĂ , on serait joliment godiche de ne pas sâen fourrer jusquâaux oreilles.
La blague de Coupeau qui sert le vin en faisant semblant de traire une vache va dans le mĂȘme sens, c'est une mĂ©taphore oĂč le vin est comparĂ© Ă du lait, et donc, oĂč les convives sont comparĂ©s Ă des veaux, ils biberonnent, ils sont infantilisĂ©s, ils sont nourris d'alcool. Ils dĂ©pendent de l'alcool comme un enfant qui dĂ©pend de sa mĂšre.
Coupeau semble vouloir extraire davantage de vin d'une bouteille vide : quand il n'y en a plus, il y en a encore. C'est le symbole mĂȘme de l'excĂšs. Ă partir de ce moment du repas, il n'y a plus de limite. C'est donc aussi une blague qui correspond bien Ă l'esprit de dĂ©bauche qui rĂšgne autour de la table.
Conclusion
La scÚne du dßner est racontée avec une juxtaposition d'expressions orales, comme une mosaïque de paroles rapportées. Cela crée un effet de flou, un brouillage des référents qui fait plonger le lecteur au milieu d'un repas trÚs arrosé. Mais cela participe aussi au projet naturaliste de Zola, qui consiste à observer des milieux populaires et la langue parlée, avec une visée philologique.
Le dßner de Gervaise est à la fois son plus grand succÚs et le début de sa chute. Les figures d'exagération dénoncent les excÚs de nourriture et d'alcool. Le relùchement des moeurs, l'absence de limite et l'esprit de débauche se manifestent à travers les grosses blagues et l'humour trivial. Cela correspond bien à la démesure, ce que les anciens appellent l'hybris.
On voit ainsi se mettre en place le schéma général du roman, selon lequel l'alcoolisme provoque la fainéantise, qui accentue la misÚre. Ainsi, les convives sont présentés de maniÚre passive, ils subissent l'action. Le mécanisme tragique poursuit son cours, le dßner constitue une étape de plus dans la déchéance de Gervaise.
â Super : voir les conditions pour accĂ©der Ă tout ! â