Les Fleurs du Mal de Baudelaire
« Parfum exotique »
Commentaire linéaire
Introduction
Bonjour, je vous propose de dĂ©couvrir avec moi le Parfum Exotique, un poĂšme de Baudelaire qui se trouve dans Les Fleurs du Mal. Câest le poĂšme numĂ©ro 23 du recueil, il est situĂ© dans la premiĂšre partie : Spleen et IdĂ©al.
Baudelaire sâest un jour embarquĂ© pour les Indes, mais il fut contraint dâinterrompre son voyage sur lâĂźle Maurice, oĂč lâon trouve des tamariniers, ces arbres singuliers aux fruits savoureux. Peut-ĂȘtre que notre poĂšme fut inspirĂ© par ce voyage ?
Chez Baudelaire, lâidĂ©al est intimement liĂ© Ă lâidĂ©e dâun ailleurs, toujours plus lointain, sans doute inatteignable...
Par exemple, dans le sonnet « à une Passante », le poÚte décrit une femme, qui incarne la beauté :
Ne te verrais-je plus que dans lâĂ©ternitĂ©
Ailleurs, bien loin dâici, trop tard, jamais peut-ĂȘtre.
Bien loin dâici⊠Câest cela qui rend toute son importance au thĂšme du voyage.
Dans notre poĂšme, Baudelaire semble aussi sâadresser Ă une femme, mais il dĂ©ploie tout de suite, Ă travers son parfum, un paysage exotique extrĂȘmement riche, oĂč les perceptions crĂ©ent des rĂ©seaux de symboles, dĂ©crivant un certaine forme dâidĂ©al.
Problématique
Comment notre sonnet transmet-il une vision de lâidĂ©al baudelairien Ă travers la description dâun paysage exotique, vivant, et plein de sensualitĂ©.
Axes pour un commentaire composé :
> Lâexotisme et le voyage, dans lâidĂ©al baudelairien.
> Le dĂ©ploiement dâun paysage intĂ©rieur.
> Un mélange de perceptions qui construit une synesthésie.
> Un dialogue entre le poÚte et un paysage personnifié.
Premier mouvement :
Un paysage enchanteur
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;
PremiĂšre chose quâon peut remarquer, ce poĂšme est un sonnet, avec la structure canonique : deux quatrains et deux tercets. Les rimes sont dâabord embrassĂ©es, puis plates, et enfin croisĂ©es.
Je vous propose un petit rappel sur la qualité des rimes :
> Rime pauvre : une seule voyelle en commun seulement.
> Rime suffisante : deux phonĂšmes identiques.
- Ici par exemple « donne / étonne » avec une voyelle et une consonne, sachant que le dernier -e est muet.
- Autre exemple, « mùts / climats » avec une consonne et une voyelle.
> Rime riche : au moins trois phonĂšmes identiques.
Par exemple ici « chaleureux / heureux » avec deux voyelles et une consonne.
Dans notre poÚme les rimes sont encore plus riches que ça la plupart du temps, regardez par exemple : « automne / monotone » nous avons 2 consonnes et 2 voyelles en commun !
Un exemple hors du commun se trouve Ă la fin du sonnet avec « tamarinier / marinier » M, A, R, I, N, I, ER, nous avons 7 phonĂšmes en commun ! Cette richesse particuliĂšre des rimes est un fait exprĂšs : Baudelaire souligne la richesse de cette Ăźle idĂ©ale quâil dĂ©crit, câest pour nous un premier axe de lecture qui se dĂ©gage.
« Les deux yeux fermĂ©s / je vois » Cela peut sembler paradoxal ! En fait, Baudelaire veut nous montrer un paysage intĂ©rieur. Il insiste sur le verbe « voir » qui revient deux fois dans le poĂšme, renforcĂ© avec le son voi qui se trouve dans les « voiles ». Cette volontĂ© de donner Ă voir une scĂšne animĂ©e et frappante, câest ce quâon appelle une hypotypose.
MĂȘme insistance sur les « deux yeux », qui entre en Ă©cho avec les rimes en « eu ». Le mot deux nâĂ©tant pas absolument nĂ©cessaire dĂšs lors quâon utilise le pluriel : les yeux fermĂ©s, on est presque dans le plĂ©onasme, c'est-Ă -dire lâexpression redoublĂ©e dâune mĂȘme idĂ©e, parfois de façon inutile. Un exemple trĂšs connu, câest la phrase « monter en haut ».
Mais Baudelaire nâutilise pas seulement la vue. Dans ce sonnet, les sens sont croisĂ©s. « lâodeur » est du cĂŽtĂ© de la perception olfactive, annoncĂ©e par le titre du sonnet « Parfum Exotique ».
Vous voyez comment la perception de lâodeur est mise en parallĂšle avec le sens de la vue ? « Je respire / Je vois. » On peut parler dâune asyndĂšte : la suppression dâun lien logique. Ici, on devrait normalement avoir un lien de cause consĂ©quence car câest bien lâodeur qui provoque la vision intĂ©rieure.
Ainsi, les sens sont intriquĂ©s : odeur, vue, mais aussi le toucher, avec les mots : chaud, chaleureux, soleil. En plus, les allitĂ©rations en R donnent Ă entendre la mer avec le ressac des vagues, câest le sens de lâouĂŻe. Nous avons donc ce quâon appelle une synesthĂ©sie : une association entre perceptions diffĂ©rentes.
Cette synesthésie est inscrite dans un dialogue avec une deuxiÚme personne mystérieuse : « ton sein ».
Les rivages sont Ă©blouis par le soleil : ils sont personnifiĂ©s, le poĂšte semble sâadresser Ă la fois Ă une personne et Ă un paysage. Une mĂ©taphore est ici Ă peine esquissĂ©e, le sein chaleureux Ă©tant devenu un relief de ce paysage, une dune de sable, une vague, ou simplement la partie Ă©mergĂ©e de lâĂźle.
Avec le verbe dĂ©rouler Ă la voix pronominale, on a lâimpression que lâaction se rĂ©alise dâelle mĂȘme, le paysage intĂ©rieur se dĂ©ploie tout seul, sans effort. Cela est illustrĂ© par lâallongement du rythme créé par la ponctuation : 1 pied, 5 pieds, 6 pieds, 1 alexandrin, 2 alexandrins.
Le soir chaud dâautomne va bien dans le sens de lâallongement dâune saison qui tire sur sa fin, dâun long Ă©tĂ© qui ne veut pas finir.
Dâailleurs, le soleil est monotone, et pourtant Ă©blouissant. La lumiĂšre est trĂšs forte pour un soleil qui est faible, cela donne une impression de facilitĂ© : peu dâefforts sont nĂ©cessaires pour profiter de la beautĂ© de ce paysage.
DeuxiĂšme mouvement :
Un déploiement symbolique
Une Ăźle paresseuse oĂč la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l'Ćil par sa franchise Ă©tonne.
LâĂźle paresseuse est toujours lâobjet du verbe dĂ©rouler qui se trouve au-dessus. La personnification est prolongĂ©e, avec cet adjectif paresseuse. Le poĂšte qui sâadressait directement Ă elle, se met alors Ă en faire une description.
La synesthĂ©sie est elle aussi prolongĂ©e, car le sens du goĂ»t fait son apparition avec lâadjectif savoureux. Mais comme câest toujours le cas chez Baudelaire, la synesthĂ©sie ne se limite pas Ă une association de perceptions. Je vous renvoie au poĂšme Correspondances, que jâai analysĂ© par ailleurs, oĂč Baudelaire rĂ©vĂšle la richesse symbolique que cette figure de style reprĂ©sente pour lui.
Par exemple ici, le non humain, les arbres et les fruits, deviennent de lâhumain, puis lâaspect physique, le corps mince et vigoureux, devient une qualitĂ© morale, la franchise. Les deux Ă©lĂ©ments, lâhomme et la femme, le physique et le moral entretiennent une relation de complĂ©mentaritĂ©. Nous sommes bien du cĂŽtĂ© de lâIdĂ©al.
En plus, cette richesse du dĂ©ploiement se fait en cascade, regardez : la nature donne des arbres, qui donnent des fruits. Mais elle donne aussi des hommes et des femmes, qui sont complĂ©mentaires. Implicitement, on comprend quâils peuvent Ă leur tour donner le fruit de leur union.
Cette impression de dĂ©ploiement infini est parfaitement illustrĂ©e par la syntaxe, regardez. Les deux premiers complĂ©ments sont simplement coordonnĂ©s. Puis la phrase est prolongĂ©e de façon surprenante avec le point-virgule. Pour ceux qui aiment les figures avec des noms barbares, celle-ci sâappelle lâhyperbate : on prolonge une phrase de façon inattendue.
Les deux derniers complĂ©ments surnumĂ©raires contiennent en plus eux-mĂȘmes des subordonnĂ©es. Le point final met alors un terme Ă la premiĂšre phrase du poĂšme, qui dure deux quatrains.
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mĂąts
Encor tout fatigués par la vague marine,
Dans ce tercet, on retrouve la deuxiĂšme personne du singulier, qui met en place un dialogue entre le poĂšte, et la personne mystĂ©rieuse qui lui inspire ce paysage. La personnification de lâĂźle dĂ©teint sur celle des bateaux, qui sont fatiguĂ©s par la vague marine, comme sâils Ă©taient vivants.
Ce tercet contient deux participes passĂ©s de sens passif, qui renforcent lâimpression de paresse. Pour le poĂšte, il suffit de suivre une odeur. Pour les bateaux, le moment de lâeffort est passĂ©. Comme tout Ă lâheure avec lâĂ©tĂ© qui se prolonge dans lâautomne, nous sommes dans un aprĂšs. Le voyage se prolonge naturellement aprĂšs lâamarrage dans le port, par la dĂ©couverte de lâĂźle.
On peut aussi mettre notre sonnet en relation avec le poĂšme « Lâinvitation au Voyage » qui contient ces vers trĂšs cĂ©lĂšbres :
LĂ , tout nâest quâordre et beautĂ©,
Luxe, calme et volupté.
Ces vers Ă©voquent bien une forme de lâidĂ©al baudelairien, en relation avec lâailleurs, lâexotisme.
Tout cela explique le champ lexical du voyage présent dans notre poÚme : les climats, le port, les voiles, les mats.
Le froissement des voiles sous lâaction du vent est imitĂ© par lâallitĂ©ration en V : « vois ⊠voiles ⊠vagues ».
Cela participe Ă lâhypotypose : le poĂšte veut nous faire une description vivante de ce port.
Lâadjectif « marine » nâest pas anodin, il sâagit dâun genre de peinture, qui prend la mer comme sujet principal. Le peintre reprĂ©sente des rivages, des marins, des pĂȘcheurs, des bateaux. Baudelaire sâinscrit dans une tradition picturale.
Mais il ne nous montre pas tout, et câest cela aussi qui est intĂ©ressant dans ce poĂšme. Le port nâest pas seulement le lieu dâarrivĂ©e, mais aussi le lieu de tous les dĂ©parts. Le pluriel des voiles et des mĂąts Ă©voque la variĂ©tĂ© des ailleurs. Lâinvitation au voyage est aussi une invitation Ă lâimagination de tous les voyages possibles.
Dâailleurs les bateaux ne sont pas directement visibles. Il faut les imaginer, car ils sont uniquement dĂ©signĂ©s par les parties les plus Ă©levĂ©es, les voiles, les mĂąts. Ce sont les parties qui disparaissent en dernier lorsquâils atteignent lâhorizon. DĂ©signer un bateau avec une voile, câest une figure de style quâon appelle la synecdoque : la partie dĂ©signe le tout. Pour ceux qui veulent tout savoir : la synecdoque est une forme de mĂ©tonymie, car la partie pour le tout, câest une forme de relation de contiguĂŻtĂ©.
TroisiĂšme mouvement :
Une fin sans fin
Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
Se mĂȘle dans mon Ăąme au chant des mariniers.
Pas de chute, pas de basculement, ce dernier tercet est tout entier un complément circonstanciel de temps. Baudelaire réalise là un petit poÚme tableau, comme une carte postale animée et parfumée.
Le parfum est le sujet des verbes dâaction « circuler ⊠enfler », tandis que le poĂšte est prĂ©sent uniquement Ă travers la mĂ©tonymie de la narine, qui est objet du verbe « enfler ». La paresse de lâĂźle est devenue la paresse du poĂšte qui se laisse enivrer par le parfum.
Les tamariniers illustrent bien ce qui Ă©tait Ă©voquĂ© plus tĂŽt, les arbres singuliers qui donnent des fruits savoureux. En effet, les tamariniers sont des arbres impressionnants, quâon trouve sous les tropiques. Ă Madagascar, on lâappelle mĂȘme le « roi des arbres » !
Lâarbre Tamarinier contient dans son nom celui des mariniers. Cette rime trĂšs riche est presque un jeu de mot trop facile. Mais câest justement cette marque dâhumour qui constitue la pointe de ce sonnet, et qui rassemble tous les thĂšmes que nous avons vus jusqu'ici.
On peut y voir la paresse dâun poĂšte qui rĂ©pĂšte une rime sans se soucier de la faire trop riche.
On peut y voir aussi lâallongement dâun mot dont on rĂ©pĂšte la fin, toujours dans cette mĂȘme logique de faire traĂźner en longueur la fin dâune saison chaleureuse.
On y trouve le thÚme pictural de la marine, avec la végétation exotique, la couleur verte, et la présence des métiers en lien avec la mer.
On y trouve une synesthĂ©sie finale, oĂč la couleur, le parfum et le chant deviennent indissociables, et oĂč le rĂšgne vĂ©gĂ©tal sâentremĂȘle avec le monde des humains, quâil entoure et envahit de ses effluves.
Enfin, on peut y trouver le pronom possessif à la deuxiÚme personne du singulier : « ta marine » qui entre en écho avec la premiÚre personne « ma narine, mon ùme » dans un dernier échange destiné à clore le dialogue ouvert au début du poÚme.
Conclusion
Dans ce poĂšme, Baudelaire semble sâadresser directement Ă un paysage, une Ăźle paresseuse qui incarne une deuxiĂšme personne mystĂ©rieuse. Ă partir dâun parfum, le dĂ©cor se dĂ©roule sous nos yeux, en cascade, et se prolonge sans effort, presque passivement. La variĂ©tĂ© des adjectifs, la richesse des rimes, lâallongement des constructions syntaxiques, tout cela contribue Ă une impression de dĂ©ploiement infini. On retrouve bien dans cette description animĂ©e et vivante les procĂ©dĂ©s de l'hypotypose.
Mais pour Baudelaire, il sâagit surtout dâillustrer une certaine vision de lâidĂ©al. Lâhumain et la nature, lâhomme et la femme, les caractĂ©ristiques physiques et morales entretiennent des relations de complĂ©mentaritĂ©. Lâexotisme symbolise un ailleurs, peut-ĂȘtre inatteignable, qui nous enchante par sa beautĂ©. Ainsi, le port est une vĂ©ritable invitation Ă tous les voyages possibles, et par consĂ©quent, une invitation Ă l'imagination.
En effet, toute cette vision est dĂ©clenchĂ©e par le parfum exotique, qui donne son titre au poĂšme. Les perceptions sont alors croisĂ©es, mĂ©langĂ©es, pour constituer ce quâon appelle une synesthĂ©sie.
Le parfum est le premier sens, celui qui génÚre le paysage intérieur.
Le toucher est présent à travers la chaleur de l'automne finissant.
La vue est présente à travers la dimension picturale du sonnet, faisant référence à un genre de peinture qu'on appelle les marines.
L'ouïe est présente tout au long du poÚme dans la musicalité de l'écriture et dans le chant final des mariniers.
â Super : voir les conditions pour accĂ©der Ă tout ! â