Couverture pour XIXe siècle

Baudelaire, Les Fleurs du Mal
« Correspondances »
Explication linéaire



Introduction



Les Correspondances : ce poème est fondateur dans l’esthétique de Baudelaire, car c’est dans ce texte qu’il révèle l’importance de la figure de la synesthésie dans les Fleurs du Mal « Les couleurs, les parfums et les sons se répondent. »

Mais cela va plus loin qu’une simple association entre perceptions : chez Baudelaire ce n’est plus seulement l’Art qui décrit la Nature, mais un dialogue où la Nature tient aussi un discours sur l’Art. Le Poète est alors celui qui est capable de déchiffrer les signes cachés de l’univers. Cette idée va marquer les artistes qui viennent après lui, car elle est à la fois musicale, picturale, architecturale...

Rimbaud est l’un de ces poètes immédiatement influencés par Baudelaire. Il écrit par exemple, dans sa Lettre dite du Voyant :
Inspecter l'invisible et entendre l'inouï étant autre chose que reprendre l'esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu.

Baudelaire a conscience de l’originalité de sa poésie, et de sa dimension picturale. Dans sa critique de l’Exposition Universelle de 1855, il trouve chez le peintre Delacroix le principe qu’il met en place dans ses Correspondances :
Qui n'a connu ces admirables heures, [...] où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d'un azur plus transparent s'enfonce dans un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, et où les parfums racontent des mondes d'idées ? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de l'esprit.

Problématique


Comment Baudelaire propose-t-il dans ce poème une esthétique nouvelle, faisant de la poésie un moyen privilégié de déchiffrement du monde ?

Axes utiles pour un commentaire composé :


> Un poème philosophique qui explore les relations de l’homme au monde.
> La poésie est proposée comme moyen de déchiffrement de l’univers.
> Des correspondances qui créent des associations entre perceptions.
> Un poème polyphonique où les paroles s’échangent.
> Un poème qui s’inscrit en rupture et en continuité dans l’Histoire de l’Art.
> Un manifeste poétique qui éclaire l’esthétique des Fleurs du Mal.



Premier mouvement :
Plusieurs formes de correspondances



La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.


On reconnaît dans ce poème un sonnet, avec deux quatrains et deux tercets. Le sonnet est une forme canonique en poésie qui permet de mettre en valeur un basculement et une pointe. D’ailleurs, rien qu’en regardant les rimes, on voit déjà comment le poème évolue du début jusqu’à la fin. Les rimes embrassées servent à mettre en relation, les rimes croisées manifestent un moment de basculement, les rimes plates annoncent une pointe à la fin du poème.

Dès les premiers vers, on voit que le poème va traiter de thèmes philosophiques. Tous les verbes sont au présent de vérité générale : ce n’est pas une histoire ou une anecdote, mais bien un propos qui se veut universel.

Le mot Nature a une majuscule, nous indiquant que c’est un concept général.
« La Nature … l’homme » de par leur disposition en tête de vers, ces deux éléments sont mis en opposition. La Nature est du côté de la stabilité et de l’éternité, avec le verbe d’état et l’image atemporelle du temple, tandis que l’homme est du côté de l’éphémère, avec le verbe passer : qui est un euphémisme pour le verbe mourir. Un euphémisme, c’est l’expression atténuée d’une idée désagréable.

Revenons alors sur le titre. Le mot Correspondance possède en un premier sens, philosophique et mathématique, pour désigner le rapport logique entre deux ensembles. C’est exactement le mécanisme de la métaphore et de la personnification, qui sont des figures d’analogie : ils rapprochent deux ensembles différents.

« La Nature est un temple » c’est une métaphore, avec un comparé et un comparant. Quel est le point commun entre les deux ? La spiritualité. Sans parler directement d’un Dieu ou d’un créateur, le poème assimile déjà la Nature à un être vivant, avec la personnification des forêts qui observent les hommes.

Mais ce discours spirituel est aussi un discours sur l’art. « De vivants piliers » la métaphore est filée, on peut deviner qu’il s’agit des arbres. La nature devient architecture, elle est mise en correspondance avec le monde de l’art.

Baudelaire nous retrace une évolution des sensibilités artistiques. Le temple représente la beauté antique, figée, atemporelle, qui inspire l’art classique, avec les proportions équilibrées et rigoureuses des tragédies. Puis les vivants piliers transforment ce décor en cathédrales gothiques, qui correspondent à l’imaginaire romantique.

On peut penser par exemple à Châteaubriand, grand précurseur du romantisme, qui écrit dans Le Génie du Christianisme :
L'architecte chrétien, non content de bâtir des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en conserver les murmures, et au moyen de l'orgue et du bronze suspendu, il a attaché au temple gothique, jusqu'au bruit des vents et des tonnerres, qui roule dans la profondeur des bois.

Ces mêmes arbres deviennent des forêts de symboles à la fin du quatrain : Baudelaire vient de faire un pas supplémentaire, passant du romantisme au symbolisme. Vous allez voir que ce poème est véritablement un manifeste de l’art symboliste.

En effet, la « forêt de symboles » devient comme un immense poème qui recèle un sens caché « de confuses paroles ». Le mot « confus » crée un effet de flou visuel, en peinture, on dirait un sfumato, une continuité entre les couleurs, qui participe à une esthétique du mystère. Symboliquement, cela signifie qu’il faut apprendre à déchiffrer les signes.

Cette idée est reprise par toute une génération de poètes. Pour Stéphane Mallarmée par exemple, la poésie doit rester hermétique, compréhensible uniquement pour certains initiés.

Chez Baudelaire, le déchiffrement symbolique n’est pas à sens unique : c’est un échange.
« Les vivants piliers laissent sortir de confuses paroles » on dirait que les paroles possèdent leur propre énergie, c’est un mouvement dirigé vers l’extérieur.
Puis « les forêts de symbole observent l’homme ». Tous les regards convergent vers l’homme.

Ces jeux de mouvement révèlent donc un dialogue, où les paroles et les regards sont un même moyen de déchiffrer et de comprendre. D’ailleurs c’est là un deuxième sens du mot Correspondance : un échange épistolaire, par lettres.

Deuxième mouvement :
Un symbolisme revendiqué



Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.


Regardez la syntaxe de ce quatrain : un complément circonstanciel de manière contenant un complément circonstanciel de temps, retarde la proposition principale jusqu’au dernier vers. Cela crée un effet de convergence vers le sujet principal du poème : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

C’est une définition poétique d’une figure de style qui s’appelle la synesthésie : l’association entre des perceptions différentes : la vue et l’ouïe, le parfum et le toucher, le goût, etc. Vous allez voir que ce poème est très riche en synesthésies. Par exemple ici « les échos » sont « longs et ténébreux » des éléments sonores, les échos sont devenus visuels : longs et ténébreux.

On retrouve ici l’idée d’un dialogue, d’un échange, avec le mot « écho ». Tout au long du quatrain, des sonorités imitent ces échos : « comme … échos .. confondent … comme … comme … couleurs ».

Les deux verbes « se confondent … se répondent » riment entre eux, avec en plus une rime interne avec « profonde ». Les deux verbes sont à la voix pronominale, avec un sens réciproque : les perceptions se confondent et se répondent entre elles. Personnifiées, elles agissent et subissent l’action de l’autre en même temps. Cela crée un effet de mélange et de continuité. Le verbe « confondre » entre d’ailleurs en résonance avec l’adjectif « confuses » utilisé plus haut.

En fait, cette continuité est aussi et surtout une complémentarité.

En effet regardez cette double comparaison « Vaste comme la nuit et comme la clarté » c’est un paradoxe : deux éléments normalement opposés sont ici rapprochés. D’ailleurs le mot unité, qui rime avec clarté, contient le mot nuit en anagramme. Cela illustre l’idée de complémentarité entre tout et son inverse. On peut penser aux couleurs complémentaires qui permettent de composer toutes les autres couleurs.

En passant de l’ombre à la clarté, Baudelaire crée une palette de sensations que l’artiste peut utiliser pour recréer son univers. La nuit est vaste : un adjectif spatial est utilisé pour un élément temporel.

L’unité est profonde : habituellement, c’est la multiplicité ou la diversité qui sont profondes. On peut parler ici d’un oxymore : l’association de termes qui semblent contradictoires. En fait, cela devient compréhensible à partir du moment où l’unité désigne une création, un univers, ou encore une œuvre d’art.

Pour Baudelaire, la beauté se trouve dans cette profondeur. L’artiste va la chercher en des lieux lointains, sombres et tourmentés. Souvenez-vous, dans l’Albatros, le poète hante la tempête. Dans À une passante, le poète boit dans son regard le ciel livide où germe l’ouragan. Ici, Baudelaire réalise un manifeste esthétique de la poésie symboliste.

Troisième mouvement :
Une poésie novatrice



Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
— Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,


Ce premier tercet commence avec une tournure impersonnelle où le verbe être signifie « il existe » c’est un sens philosophique. On peut même dire ontologique : il révèle une réflexion sur l’être et l’existence. Après avoir exposé son propos principal : les parfums, les couleurs et les sons se répondent, le poète va énumérer des exemples : c’est bien un tournant dans le poème.

Regardez comment les sens sont mélangés ici : les parfums (olfactifs), sont frais (c’est le sens du toucher), doux (encore le toucher) comme les hautbois (c’est un instrument de musique, donc c’est le sens de l’ouïe), vert comme les prairies (une couleur et un paysage, c’est la vue). Nous avons une belle figure de synesthésie en action !

Mais cela va plus loin, car Baudelaire mélange des éléments qui relèvent de domaines différents, regardez. Les parfums sont comme des chairs d’enfants. Ce qui est non consistant et non-humain, devient très concret, et humain. De même les adjectifs utilisés pour les parfums : corrompus, riches et triomphants sont d’habitude utilisés pour des êtres humains. Une personnification vient doubler la synesthésie.

Soudainement, « Et d’autres » vient créer une opposition. Le tiret semble mettre en place un dialogue, donnant la parole à une deuxième voix. Cela justifie la polysémie du titre : la correspondance épistolaire. Regardons maintenant comment fonctionne cette opposition de deux voix.

D’un côté, les parfums « frais, doux, verts » avec des adjectifs très courts, séparés les uns des autres. De l’autre côté, des adjectifs longs, coordonnés entre eux « corrompus, riches et triomphants » allongés encore par la prononciation triomphants : la métrique nous oblige à prononcer séparément le son ON, c’est une diérèse : 1 voyelle compte pour 1 pied.

Cet effet d’allongement continue avec un enjambement : la phrase se poursuit sur le vers suivant. En plus, cet enjambement est assez audacieux, car il crée une continuité entre les deux tercets. Et on retrouve encore une diérèse : ayant l’expansion des choses infinies, dont la richesse est renforcée par l’assonance en i. On retrouve bien l’idée d’expansion dans la forme même du poème. Cette image d’un infini en expansion donne le vertige, on entre dans l’hyperbole : une expression exagérée, une image excessive.

Pourquoi Baudelaire prend-il autant de soin à construire cette opposition ? Il essaye sans doute de nous faire passer un message. Au niveau du sens, qu’est-ce qui est opposé ? Les enfants sont du côté de l’innocence et de la simplicité. La corruption se trouve du côté de la culpabilité et du mal. Cela guide le système d’oppositions regardez :

Dans la première partie du quatrain, on trouve des thèmes qui renvoient plutôt à des esthétiques traditionnelles :

Les chairs d’enfants constituent en effet un objet d’étude très important dans l’Histoire de la peinture, avec les madones et les scènes de nativité issues du nouveau testament, ou encore les amours représentés par le personnage mythologique de cupidon.

Les hauts-bois représentent bien l’idéal d’ordre et de modération de la musique classique, avec son timbre chaleureux et raffiné

Les prairies renvoient à un genre particulier dans l’histoire de la poésie, il s’agit du genre bucolique. Il trouve son origine dans l’antiquité, avec Les Bucoliques, un recueil du poète latin Virgile, qui chante la douceur de la vie champêtre. Chez Baudelaire, la Nature est bien différente. Présente dès le titre de son recueil Les Fleurs du Mal, elle est souvent orageuse, profonde, tourmentée.

Ainsi, à partir de la deuxième partie du quatrain, on bascule dans une autre esthétique : les parfums sont « corrompus, riches et triomphants ». Corrompus comme le mal, triomphants comme l’artiste qui y trouve de la beauté, riche comme la beauté elle-même. Ces parfums sont Les Fleurs du Mal, à travers eux, Baudelaire nous parle en fait de poésie et d’Histoire de l’Art. Le poète ose désormais utiliser des matériaux corrompus, comme le mal et la mort, et c’est cela qui le rend riche et triomphant.

Dans la mythologie latine, celui qu’on appelle « le Riche », c’est Pluton, le Dieu des Morts, qui règne sur les enfers, et dont le royaume, qui ne cesse d’accueillir de nouveaux venus, est à la fois infini et en expansion. Par ce choix de mots, Baudelaire construit une esthétique à la fois en rupture et en continuité avec des références traditionnelles. Il opère une bifurcation dans l’Histoire des Arts.

D’ailleurs, le mot Correspondance prend un sens nouveau au 19e siècle, avec l’essor du chemin de fer : c’est une bifurcation dans un voyage. Baudelaire ne pouvait ignorer la polysémie de ce titre, choisi pour un poème manifeste du symbolisme.

Quatrième mouvement :
Le rôle du poète



Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.


On est partis d’une expression très générale, imprécise, les « choses infinies » pour arriver maintenant à des parfums spécifiques, très précis : « l’ambre, le musc, le benjoin, et l’encens » : c’est cela qui constitue la pointe du sonnet, un mouvement du général au particulier. Les perceptions les plus singulières déploient un univers.

L’énumération des parfums suit une logique. L’ambre est une matière solide, une résine minéralisée, tandis que le musc est liquide, il appartient au règne animal, le benjoin et l’encens appartiennent au règne végétal, et sont brûlés pour produire une fumée odorante.

Nous avons donc des matières qui représentent des éléments naturels variés, organisés du plus solide au plus évanescent. L’encens est en plus utilisé lors des cérémonies religieuses : c’est le parfum le plus spirituel. Cette fin de poème nous invite à l’élévation.

Les noms utilisés : l’expansion, les transports, traduisent une mise en mouvement du poème. L’esprit et les sens sont coordonnés : ils vont ensemble. La perception du monde est transformée en compréhension spirituelle du monde. Or, cela se fait à travers le chant. La poésie est issue de la musique. Les parfums chantent : dans cette ultime synesthésie, Baudelaire donne au poète le rôle d’intermédiaire entre le monde sensible et son sens caché.

Conclusion



Dans ce poème, Baudelaire aborde directement un sujet philosophique : le rapport que l'homme entretient avec le monde. À travers le regard de l'artiste, la Nature est esthétisée : elle devient comme une architecture ou une œuvre d'art. Des jeux de mouvement vont donc révéler un dialogue entre le poète et l'univers qui l'entoure. Les perceptions sont mélangées, de manière à montrer leur complémentarité. Ces correspondances sont autant de symboles qui demandent à être déchiffrés.

Alors Baudelaire va proposer la poésie comme une manière de mieux comprendre le monde. Les synesthésies sont un moyen de créer des associations entre les perceptions. Mais il va plus loin, en créant des liens entre la matière et l'esprit, entre les règnes naturels et ce qui relève de l'humain. Le poème retrace un mouvement en raccourci du général au particulier, où les parfums cristallisent une nouvelle esthétique poétique.

En effet, avec ce poème, Baudelaire souhaite s'inscrire en rupture et en continuité avec l'Histoire des Arts. On y retrouve des thématiques traditionnelles du classicisme et du romantisme, allant de la musique à la peinture, en passant par l’architecture. Mais les images modernes et tourmentées des Fleurs du Mal vont les détourner et les renouveler. Avec Les Correspondances, Baudelaire fait passer un message, il réalise un véritable manifeste du symbolisme.