Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes.
Cinquième soir, explication linéaire
Extrait étudié
— Ne me trompai-je point, s’écria la Marquise, ou si je vois où vous me voulez mener ? M’allez-vous dire : Les étoiles fixes sont autant de Soleils, notre Soleil est le centre d’un tourbillon qui tourne autour de lui ; pourquoi chaque étoile fixe ne serait-elle pas aussi le centre d’un tourbillon qui aurait un mouvement autour d’elle ? Notre Soleil a des planètes qu’il éclaire, pourquoi chaque étoile fixe n’en aurait-elle pas aussi qu’elle éclairerait ?
Je n’ai à vous répondre, lui dis-je, que ce que répondit Phèdre à Oenone : C’est toi qui l’as nommé.
Mais, reprit-elle, voilà l’univers si grand que je m’y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en tourbillons jetés confusément les uns parmi les autres ? Chaque étoile serai le centre d’un tourbillon, peut-être aussi grand que celui où nous sommes ? Tout cet espace immense qui comprend notre Soleil et nos planètes, ne sera qu’une petite parcelle de l’univers ? Autant d’espaces pareils que d’étoiles fixes ? Cela me confond, me trouble, m’épouvante.
Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n’était que cette voûte bleue, où les étoiles étaient clouées, l’univers me paraissait petit et étroit, je m’y sentais comme oppressé ; présentement qu’on a donné infiniment plus d’étendue et de profondeur à cette voûte en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l’univers a toute une autre magnificence. La nature n’a rien épargné en le produisant, elle a fait une profusion de richesses tout à fait digne d’elle. Rien n’est si beau à se représenter que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est occupé par un Soleil qui fait tourner des planètes autour de lui.
Introduction
Accroche
• Au XVIIe siècle, les découvertes scientifiques bouleversent la vision du monde. Copernic puis Galilée démontrent que la Terre n’est pas au centre de l’univers, et que notre soleil n’est qu’une étoile parmi des milliers d’autres…
• Ces révélations suscitent des inquiétudes, voire des angoisses comme l’exprime le philosophe Pascal.
• Dans un texte célèbre, il déclare :
Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
Pascal, Pensées, Disproportion de l'Homme,1670.
Situation
• Contrairement à Pascal, Fontenelle, dans ses Entretiens sur la Pluralité des Mondes fait de cet univers nouveau une source d’émerveillement.
• Son ouvrage de vulgarisation scientifique prend la forme d’un dialogue galant entre un philosophe et une marquise, qu’il initie en Six soirées à l’Astronomie.
• Dans notre extrait du Cinquième Soir, le philosophe lui ouvre les yeux sur cet univers infini, composé d’une multitude de mondes…
Problématique
Comment Fontenelle, par un dialogue vif et plaisant, transforme-t-il cette découverte scientifique vertigineuse en une expérience poétique plaisante et libératoire ?
Mouvements de l'explication linéaire
Le lien d’opposition « Mais », central, introduit un moment d’émotion qui fait ressortir 3 temps dans ce texte :
1) Temps du raisonnement : découvrir la pluralité des mondes
2) Temps des émotions : le vertige face à l’infini.
3) Temps d’apaisement : la Science source d’émerveillement.
Axes de lecture pour un commentaire composé
I. Un dialogue de vulgarisation scientifique plaisant
1) Un dialogue pédagogique efficace et vivant
2) un discours scientifique rigoureux
3) Le registre galant et mondain
II. Un jeu original avec des émotions forte
1) Des « ornements littéraires » inattendus
2) L’intrusion du registre tragique pour traduire l’angoisse
3) Une vision du chaos inquiétante
III. Fontenelle transforme l’angoisse en émerveillement
1) L’Émerveillement s’oppose au tragique
2) La science est source de libération poétique
3) L’éloge de la Nature et de l’harmonie
Premier mouvement :
Temps du raisonnement : la pluralité des mondes
— Ne me trompai-je point, s’écria la Marquise, ou si je vois où vous me voulez mener ? M’allez-vous dire : Les étoiles fixes sont autant de Soleils, notre Soleil est le centre d’un tourbillon qui tourne autour de lui ; pourquoi chaque étoile fixe ne serait-elle pas aussi le centre d’un tourbillon qui aurait un mouvement autour d’elle ? Notre Soleil a des planètes qu’il éclaire, pourquoi chaque étoile fixe n’en aurait-elle pas aussi qu’elle éclairerait ?
Je n’ai à vous répondre, lui dis-je, que ce que répondit Phèdre à Oenone : C’est toi qui l’as nommé.
Un dialogue vif et passionnant
• La Marquise interrompt le philosophe : « s’écria la Marquise ». Le verbe de parole exprime une émotion : au théâtre, ce serait une didascalie. C’est du discours direct, comme des répliques.
• Le philosophe respecte un dialogue galant : « lui dis-je… reprit-elle… répondis-je ». Le discours direct et les incises en rendent la légèreté.
• La marquise est curieuse : « Ne me trompai-je point ?... M'allez- vous dire ?... Pourquoi chaque étoile fixe… (x2) » les questions sont démultipliées.
⇨ Tout notre passage est plaisant pour le lecteur, qui suit un dialogue pratiquement théâtralisé.
La marquise prend l’initiative du raisonnement
• Le philosophe était le guide : « où vous voulez me mener » (la métaphore du chemin illustre sa démarche pédagogique).
• Maintenant, elle le devance : « M’allez-vous dire ». Le verbe de parole est lui aussi interrogé de manière comique, avec une mise en abyme de la parole.
• La marquise commente son propre raisonnement : « Ne me trompai-je point […] ou si je vois ». La négation et l’alternative expriment bien une pensée en élaboration.
⇨ Sous un discours vif et séduisant, la marquise découvre elle-même le cheminement de la connaissance et de la raison.
Un raisonnement rigoureux par analogies
• La Marquise fait un raisonnement logique complet : « Les étoiles fixes sont autant de soleil » or « notre Soleil est au centre d’un tourbillon » donc « chaque étoile fixe serait aussi le centre d’un tourbillon ». C’est un syllogisme (A et B partagent des caractéristiques qui impliquent les mêmes conséquences).
• La marquise fait deux hypothèses : « pourquoi [...] ne serait-elle pas » et « pourquoi [...] n’en aurait-elle pas ? ». Ce parallélisme fait suivre l’outil interrogatif « pourquoi » par le conditionnel.
• Elle fait deux déductions : « qui tourne autour… qui aurait un mouvement » ou encore « qu’il éclaire… qu’elle éclairerait… ». Les subordonnées relatives se suivent sans lien logique (asyndète).
⇨ Le raisonnement de la Marquise est correct, fluide, élégant, il va ainsi bien plus loin qu’il n’y paraît au premier abord.
Un raisonnement qui enrichit notre connaissance
• La Marquise commence par ce qu’elle connaît : « notre Soleil » (possessif) pour aller vers l’inconnu « chaque étoile fixes » (on dit que le déterminant « chaque » est distributif).
• La Marquise passe même du visible à l’invisible « notre Soleil a des planètes ». Le verbe « avoir » introduit les planètes qui n’émettent pas de lumière par elles-mêmes.
• La lumière traverse ainsi tout son raisonnement « des Soleils… qu’il éclaire… qu’elle éclairerait ». Cette métaphore implicite illustre le parcours de la vérité.
⇨ C’est donc la Marquise elle-même qui parvient à formuler la fameuse théorie de la pluralité des mondes qui se trouve dans le titre même de l’ouvrage !
La validation humoristique du maître
• Au lieu de répondre directement, le philosophe cite Phèdre, de Racine : « Je n’ai qu’à vous répondre ce que répondit Phèdre ». La répétition du verbe de parole crée un effet humoristique.
• Le philosophe fait référence à « ce que répondit Phèdre à Œnone ». Que désigne réellement ce présentatif ?
• Dans la pièce de Racine, Œnone (suivante de Phèdre) devine le secret terrible de sa maîtresse (qui aime son beau-fils Hippolyte). Avec humour, Fontenelle dit que la Marquise vient elle aussi de découvrir un terrible secret !
• Il cite très exactement la réplique de Phèdre : « c’est toi qui l’as nommé » en jouant sur le discours rapporté et la deuxième personne du singulier.
⇨ En jouant avec les références au théâtre, l’auteur rend son discours plaisant et crée une complicité avec ses contemporains, et surtout, il introduit une référence à la tragédie…
Transition
Ce raisonnement très juste, mais vertigineux, va en effet produire dans un second temps une émotion forte chez la marquise (un sentiment pratiquement tragique).
Deuxième mouvement :
Temps des émotions : vertige face à l’infini
Mais, reprit-elle, voilà l’univers si grand que je m’y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en tourbillons jetés confusément les uns parmi les autres ? Chaque étoile sera le centre d’un tourbillon, peut-être aussi grand que celui où nous sommes ? Tout cet espace immense qui comprend notre Soleil et nos planètes, ne sera qu’une petite parcelle de l’univers ? Autant d’espaces pareils que d’étoiles fixes ? Cela me confond, me trouble, m’épouvante.
Une prise de conscience
• C’est un moment de prise de conscience pour la Marquise : « Mais reprit-elle ». La conjonction adversative « mais » marque une rupture, le début d’un conflit intérieur.
• La Marquise réalise les implications de son raisonnement : « voilà l’univers ». Le présentatif « Voilà » introduit une hypotypose (description particulièrement vivante).
• L’univers semble se dévoiler : « le voilà si grand que je m’y perds ». La subordonnée circonstancielle de conséquence exprime l’effet que cela a sur elle.
• Elle pousse un cri de surprise « Quoi » : l’interjection exprime bien la stupeur voire la révolte face à l’infini.
⇨ La Marquise voyant son raisonnement confirmé, cela lui provoque une émotion à la fois physique et métaphysique.
Un vertige métaphysique
• Son émotion évolue : « je m’y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien ». La gradation sur un rythme ternaire n’a pas de liens logiques (asyndète), imitant la respiration haletante.
• C’est d’abord une désorientation spatiale : « je me perds, je ne sais plus où je suis » avec la négation partielle.
• C’est alors une sensation de petitesse face à l’infini : « je ne suis plus rien ». Le doute a tout envahi : c’est une hyperbole.
• Pascal exprime ce vertige dans ses Pensées : « Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans le sein de la nature ».
⇨ Cette prise de conscience produit une émotion puissante, un vertige presque physique.
La représentation impossible de l’infini
• Pour décrire cet infini, la Marquise multiplie les questions : « Tout sera divisé… ? Chaque étoile sera… ? Tout cet espace ne sera… ? ». Le verbe être au futur, répété, anime l’hypotypose.
• Le lexique de l'astronomie est mêlé aux émotions : « univers, tourbillons, Soleil, planètes, étoiles fixes ».
• La représentation est chaotique : « jetés confusément les uns parmi les autres ». L’adverbe « confusément » renforce le participe de sens passif : qui a « jeté » ces corps célestes ?
• Tout est en expansion : « cet espace immense… petite parcelle de l’univers ». L’antithèse marque un contraste impressionnant.
• Ce qui est connu « nos planètes » (1ère pers. pluriel) est perdu dans l’inconnu « une parcelle de l’univers » (article indéfini).
⇨ Ces découvertes scientifiques sont bouleversantes, mais est-ce pour autant un événement tragique ?
Une théâtralisation empreinte d’ironie
• La représentation de l’univers est théâtralisée : « Cet espace immense ne sera qu’une petite parcelle de l’univers ». Le discours direct, le démonstratif « cet », l’hyperbole marquée par la restriction. Ces procédés participent au registre tragique.
• D’ailleurs la Marquise s’exprime comme une héroïne tragique : « Cela me confond, me trouble, m'épouvante ». Le rythme ternaire, l’asyndète, la répétition de la première personne « me » : tous les procédés renforcent l’emphase tragique.
• Le désarroi intellectuel « me confond » devient un « trouble » puis une « épouvante ». La gradation doit produire un mélange de terreur et de pitié, mais n’est-elle pas un peu exagérée ?
• La réplique rappelle un vers célèbre de Phèdre : « Tout m’afflige, et me nuit, et conspire à me nuire ». Fontenelle parodie Racine.
⇨ Sous le discours scientifique, Fontenelle fait poindre l’ironie pour rendre plus plaisant ce vertige de la connaissance.
Transition
Face à la vision tragique offerte par Pascal (pour qui le seul refuge est la foi) Fontenelle propose une alternative confiante où le plaisir vient récompenser le désir de savoir.
Troisième mouvement :
Temps d’apaisement : Science et émerveillement
Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n’était que cette voûte bleue, où les étoiles étaient clouées, l’univers me paraissait petit et étroit, je m’y sentais comme oppressé ; présentement qu’on a donné infiniment plus d’étendue et de profondeur à cette voûte en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assurément l’univers a toute une autre magnificence. La nature n’a rien épargné en le produisant, elle a fait une profusion de richesses tout à fait digne d’elle. Rien n’est si beau à se représenter que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est occupé par un Soleil qui fait tourner des planètes autour de lui.
Le renversement : une opposition ferme et rassurante
• Le philosophe reprend sa posture de maître : « Et moi… ». La conjonction de coordination « Et », suivie du pronom tonique « moi » mis en relief expriment une forte opposition.
• Alors que la marquise disait « cela m’épouvante », il retourne son propos : « Cela me met à mon aise ». La symétrie souligne la divergence de point de vue.
• On retrouve même l’idée du théâtre dans l’expression : « se mettre à l’aise » comme dans un fauteuil. Le contraste avec la gradation ternaire de la Marquise est comique.
⇨ Le philosophe ne se moque pas de la marquise : sa réaction reflète une réaction collective qu’il va tempérer.
C’est le cosmos ancien qui est angoissant
• Le philosophe oppose l’ancienne conception et la nouvelle : « Quand le ciel n’était que » s’oppose à « présentement ». Le basculement est marqué par un point-virgule.
• Il décrit d’abord un monde révolu : « n’était que, étaient, paraissais, sentais » (imparfaits d’habitude).
• C’est un monde très étriqué : « le ciel n’était que » (tournure restrictive) ; « petit et étroit » (adjectifs coordonnés).
• Il s'agit d’un monde clos « étoiles clouées » (champ lexical de l’immobilité) : vision médiévale de l’univers où les étoiles ne sont que des ornements artificiels.
• Cet univers est claustrophobique : « me paraissait petit et étroit… je m’y sentais comme oppressé ». Le point de vue subjectif est rendu par les perceptions et émotions.
⇨ Fontenelle dévalorise le point de vue ancien pour proposer une vision plus moderne et positive de l’univers.
La vision du cosmos nouveau est libératrice
• Il présente alors sa vision de l’univers : « il me semble… je respire… ». On passe au présent de l’indicatif après l’adverbe « présentement ».
• C’est une véritable libération : « je respire avec plus de liberté… je suis dans un plus grand air ». Les superlatifs « plus de… » filent la métaphore de la respiration (pour apaiser la Marquise !)
• Les scientifiques (ou la raison elle-même) ont produit ce changement « on a donné » (le pronom indéfini).
• Le progrès a ouvert un univers qui était clos : « en la partageant en mille et mille tourbillons ». L’hyperbole amplifie encore ce mouvement libératoire.
• Cette ouverture est euphorique : « infiniment, étendue et profondeur, un plus grand air… » (champ lexical de l’étendue connoté positivement).
• Cela conduit à un éblouissement nouveau : « assurément l’univers a une toute autre magnificence ». L’adverbe « assurément » s’oppose à celui de la marquise « confusément ».
⇨ Fontenelle présente une interprétation qui veut rassurer et surprendre également : une confiance dans le progrès qui annonce l’esprit des Lumières.
La célébration de la Nature et de l’harmonie cosmique
• Son discours devient un éloge poétique de l’univers élargi par la science : « La nature n’a rien épargné » est une litote (la double négation cache l’affirmation : « elle a tout donné »).
• La Nature a même « fait profusion de richesses ». Cette personnification de la Nature est subversive à l’époque, car elle entre en concurrence avec Dieu Créateur !
• La Nature est généreuse : « produire… profusion de richesse… si beau… nombre prodigieux » (champ lexical du luxe).
• Elle réalise un travail « tout à fait digne d’elle ». L’adverbe d’intensité rend compte de l’admiration de l’auteur.
• Il atteint même le sublime : « Rien n’est si beau que ». La litote équivaut à un superlatif absolu : sa beauté est au delà de tout (c’est qu’on appelle le sublime !)
⇨ La phrase finale nous invite à « se représenter » un tableau harmonieux : « tourbillons, Soleil, planètes » à leur place dans le système héliocentrique.
Conclusion
Bilan
• Dans cet extrait, Fontenelle met en scène de façon amusante et théâtrale deux réactions opposées face à l’infinité de l’univers.
• Tout d’abord, la Marquise construit son raisonnement avec plaisir, en mobilisant sa logique et son imagination.
• Cependant, cela produit un bouleversement, une perte de repères qui engendre un vertige, voire une angoisse métaphysique (telle que la décrit notamment Pascal).
• C’est pourquoi Fontenelle propose une autre posture : dans un langage élégant qui mêle rigueur scientifique et poésie, il fait du nouveau cosmos infini un espace de liberté et d’émerveillement.
• Cette attitude annonce l’optimisme du siècle des Lumières.
Ouverture
• Fontenelle a réussi son pari : transmettre un savoir scientifique tout en partageant un véritable plaisir de la connaissance.
• On retrouve cette ambition de nos jours chez des physiciens vulgarisateurs, comme Étienne Klein par exemple :
On peut littéralement se faire plaisir avec la science, vibrer grâce à elle, [...] d’ailleurs elle ne manque pas d’amants.
Étienne Klein, Allons nous liquider la Science ? Flammarion, 2013.
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