Ponge, La Rage de l’expression
Dissertation sur l’atelier du poète
✍️ Le parcours « L'atelier du poète » permet d’explorer l’originalité de Francis Ponge ! Car en effet, il propose ses textes sous la forme d’un « journal de bord » qui nous donne un accès à son processus créatif.
💡 Le sujet de dissertation au bac portera donc probablement sur les caractéristiques de sa méthode de travail et sa démarche d’artisan-poète…
🎯 Afin de te donner un maximum d’éléments pour comprendre la cohérence du projet littéraire de Ponge, je te propose un sujet de dissertation où l’on va interroger cette démarche d’artisan-poète au regard de son ambition : changer notre regard sur le monde.
Sujet
Dans quelle mesure ce recueil La Rage de l’expression de Francis Ponge permet-il au poète-artisan de renouveler notre regard sur le monde ?
Introduction
Accroche
• Francis Ponge est un poète particulièrement original : il qualifie la poésie lyrique de « ronron » poétique et rejette même régulièrement le qualificatif de « poète ».
• En effet, l'important pour lui, ce n’est pas l’émotion subjective du poète, plaquée sur un objet ou un paysage, mais plutôt les qualités poétiques de l’objet ou du paysage lui-même.
• En cela, sa démarche est comparable à celle de son ami Georges Braque (peintre cubiste) : comme lui, Ponge juxtapose les différentes facettes de l’objet, nous proposant un regard nouveau et multiple sur un même objet.
• Ce regard, qui se veut débarrassé des émotions du poète, plus objectif, constituerait un véritable progrès pour la pensée humaine : c’est une ambition élevée !
Présentation
• Dans son recueil La Rage de L’expression, Ponge poursuit ce projet poétique tout en restituant les étapes de son travail.
• Il se présente comme un artisan du langage ou un chercheur, un savant, au service de l’objet.
• Cette démarche, qu’il mène le plus loin possible, bouleverse notre regard sur les choses, et prend même une dimension éthique et politique.
Problématique
• Dès lors, on peut se demander : cette remise en cause d’une poésie traditionnelle permet-elle vraiment à Francis Ponge de renouveler notre regard sur le monde ?
• Cette posture du poète-artisan des mots parvient-elle à bouleverser notre vision du monde ?
• Peut-on dire que cette démarche poétique innovante de Ponge permet de dépasser le simple jeu avec le langage, pour modifier profondément notre rapport au monde ?
Annonce du plan
I. — Tout d’abord, cette démarche est en effet profondément innovante : elle remet en cause la posture traditionnelle des poètes qui décrivent le monde à travers leur subjectivité.
II. — Cependant, ce nouveau rapport aux objets implique d’abord une rénovation du langage lui-même : il bouleverse notre rapport aux mots avant de modifier notre regard sur le monde.
III. — Enfin, nous verrons comment ce jeu avec le langage modifie effectivement, dans une certaine mesure, notre perception du monde, en posant des questions éthiques, voire politiques.
Première partie :
Ponge conteste le regard traditionnel des poètes
1) Le rejet du lyrisme et du « ronron » poétique
• À l’origine de la démarche de Francis Ponge se trouve le rejet du lyrisme traditionnel, dont il se moque ouvertement. Dans « Berges de la Loire », il se démarque de cette poésie qui recherche avant tout l’harmonie et la musicalité :
Peu m'importe après cela que l'on veuille nommer poème ce qui va en résulter. Quant à moi, le moindre soupçon de ronron poétique m'avertit seulement que je rentre dans le manège, et provoque mon coup de reins pour en sortir.
Ponge, La rage de l’expression, « Berges de la Loire », 1952.
• Loin d’être fluide, l’expression tâtonne, s’élabore lentement. Elle se confronte même à l’objet comme dans « l’Oeillet » :
Relever le défi des choses au langage. Par exemple, ces œillets défient le langage.
Ponge, La Rage de l’Expression, « L'oeillet », 1952.
• En renonçant aux codes lyriques, dans un souci de précision et de justesse, Ponge adopte une méthode d'écriture exigeante parce qu’elle doit avant tout respecter son objet.
2) Prendre le parti de l’objet
• En effet, dès Le Parti Pris des Choses, Ponge donnait la priorité aux objets du quotidien, délaissés par la poésie traditionnelle : le pain, le cageot, le galet. Dans La Rage de l’expression, il radicalise cette démarche, car il veut :
Reconnaître le plus grand droit de l'objet, son droit imprescriptible, opposable à tout poème... Aucun poème n'étant jamais sans appel de la part de l'objet du poème.
Francis Ponge, La Rage de l’expression, « Berges de la Loire », 1952.
• À l’instar de ses amis peintres cubistes, il doit s’atteler à cet objet « tourner autour » comme il le dit dans « Le Mimosa », car l'objet se dérobe parfois :
Ainsi, après avoir beaucoup tourné autour de cet arbuste, m'être égaré souvent, [...] en reviens-je (me trompé-je encore ?) à considérer la qualité caractéristique du mimosa comme celle-ci : « glorieux, vite découragé ».
Francis Ponge, La Rage de l’expression, «Le Mimosa », 1952.
• Mais ce respect absolu pour l’objet vient en quelque sorte s’opposer à l’harmonie du texte, aux règles musicales traditionnelles. De ce point de vue, la démarche de Ponge est un véritable attentat contre la poésie.
3) L’assassinat du poème par son objet
• Cette priorité donnée à l’objet va très loin : Ponge parle d’un véritable « assassinat du poème par l’objet » (dans « Le Carnet du Bois de Pin »)
Il s’agit (…) au coin de ce bois, bien moins de la naissance d’un poème que d’une tentative (bien loin d’être réussie) d’assassinat d’un poème par son objet.
Francis Ponge, La Rage de l’Expression, « Le Carnet du Bois de Pin », 1952.
• Cela signifie que la finalité n’est plus de produire un poème harmonieux. L’écriture devient un terrain d’affrontement entre les exigences du réel et celles du langage.
• Ainsi, dans L’Œillet, ces fleurs défient le langage lui-même. Le poète-artisan doit alors se battre contre les mots et son texte garde la trace de sa « rage de l’expression » :
Ces œillets défient le langage. Je n'aurai de cesse avant d'avoir assemblé quelques mots [...] desquels l'on doive s'écrier : [...] c'est de quelque chose comme un œillet qu'il s'agit. [...] Pour moi c'est [...] un engagement, une colère, une affaire d'amour-propre et voilà tout.
Francis Ponge, La Rage de l’expression, « L’œillet », 1952.
Transition
Lorsqu’il met en avant l’objet,, Ponge est amené à adopter une posture de poète-artisan, qui entre donc d’abord en lutte avec le langage.
Deuxième partie :
Le poète-artisan change notre rapport aux mots
1) Un travail de recherche et de rectification
• D’abord, la rage de l’expression de Ponge est d’abord une rage de la correction, une lutte contre l’imprécision du langage :
Que mon travail soit celui d'une rectification continuelle de mon expression (sans souci a priori de la forme de cette expression) en faveur de l'objet brut.
Ponge, La rage de l’expression, « Berges de la Loire », 1952.
• La recherche devient alors plus importante que le résultat. Ponge, en explorant l'objet, s'interroge constamment sur le langage. Sa démarche se fait quasiment scientifique :
Qu’entends-tu par « métier poétique » ? [...] Je suis de plus en plus convaincu que mon affaire est plus scientifique que poétique. Il s’agit d’aboutir à des formules claires [...] : Patience et longueur de temps etc…
Ponge, La rage de l’expression, « Appendice au Carnet du bois de pins », 1952.
• Voilà pourquoi la forme du « journal de bord » s’impose : elle lui permet de recueillir ses recherches au jour le jour, en incluant notes et carnets.
2) L’invention par le travail de la langue
• Dans cette démarche offerte aux regards du lecteur, Ponge utilise souvent Le Littré comme point de départ.
Que dit Littré de l'oiseau ? [...] Allons-y voir. Un effort. [...] OISEAU (impossible à recopier, il y en a trois colonnes).
Francis Ponge, La Rage de l’Expression, « Notes prises pour un oiseau », 1952.
• Ensuite, il travaille par associations d’idées, notamment en cherchant des ressemblances entre la sonorité et la forme du mot (c’est ce qu’on appelle le cratylisme).
Le mot OISEAU [...] contient toutes les voyelles. [...] J'approuve. Mais à la place de l's, [...] j'aurais préféré l'L de l'aile : OILEAU, ou [...] le v des ailes déployées, le v d'avis : OIVEAU.
Francis Ponge, La Rage de l’Expression, « Notes prises pour un oiseau », 1952.
• Les images et procédés s'imposent alors et s’enchaînent parfois d’une façon déroutante. Dans « La Mounine », l’image du poulpe devient ainsi une audacieuse métaphore de l’écriture :
La plus fluide des encres [...] est-elle vraiment la bleue noire ? Azur à mine de plomb : quel poulpe reculant au fond du ciel de Provence a provoqué ce tragique encrage de la situation ?
Ponge, La Rage de l’Expression, « La Mounine », 1952.
• En effet, loin d’imposer au lecteur ses propres images et métaphores, Francis Ponge met en place une écriture ouverte, où il invite son lecteur à participer aux images.
3) Une écriture ouverte, complice du lecteur
• Cette complicité avec le lecteur se trouve d’abord dans les aléas de la recherche. Ponge semble même voyager aux côtés de son lecteur dans « La Mounine » :
L’autobus (autocar) (au lieu dit « La Mounine » [...] ) avançait (assez lentement il est vrai).
Ponge, La Rage de l’Expression, « La Mounine », 1952.
• Ponge invite son lecteur à terminer lui-même des poèmes inachevés, comme « La Guêpe » par exemple :
Et caetera… Et enfin, pour le reste, pour un certain nombre de qualités que j'aurais omis d'expliciter, eh bien, cher lecteur, patience !
Francis Ponge, La Rage de l’Expression, « La guêpe », 1952.
• On comprend bien comment ce mode d’écriture suppose en effet la complicité du lecteur ! Il doit partager les tâtonnements du poète avant d’atteindre une destination gratifiante :
Il faut que je prenne le lecteur par la main, que je sollicite de sa part une assez longue complaisance, (...) en lui affirmant qu'il goûtera sa récompense lorsqu'il se trouvera enfin au cœur du bosquet de mimosas.
Francis Ponge, La Rage de l’Expression, « Le Mimosa », 1952.
Transition
• Enfin, on commence à le percevoir : ce travail, fondé sur l’humilité et la patience, n’est pas qu’une méthode d’écriture, il soulève de nouvelles questions dans notre rapport au monde.
Troisième partie :
Une poésie qui change notre regard sur monde
1) Une exploration éthique de la langue
• Tout d’abord, pour Ponge, écrire, c’est chercher sans tricher. Refuser de soumettre l’objet à ce qu’il appelle des « trouvailles » :
Ne sacrifier jamais l'objet de mon étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j'aurais faite à son propos.
Francis Ponge, La Rage de l’Expression, « Berges de la Loire », 1952.
• Ne pas tricher, c’est viser un idéal de clarté, et le « progrès de l’esprit » (comme les auteurs classiques qu’il admire) :
Il s'agit de savoir si l'on veut faire un poème ou rendre compte d'une chose [...] C’est le second terme de l'alternative que mon goût ([...] des progrès de l'esprit) sans hésitation me fait choisir.
Francis Ponge, La Rage de l’Expression, « Berges de la Loire », 1952.
• Mais cet idéal est difficile à atteindre. Comment tout dire ? Il va donc avoir recours à des procédés originaux, des listes, des accolades (dans « Le Carnet du Bois de Pins »)
Publier l’histoire complète de sa recherche, le journal de son exploration.
Ponge, La Rage de l’Expression, « La Mounine », 1952.
• Cette honnêteté du poète devient alors une partie intégrante de sa méthode de travail, un moteur de création.
2) Un langage rénové pour une perception renouvelée
• Cette dynamique est créatrice parce qu’elle aboutit à une véritable multiplication d’images et d’interprétations.
— La floraison est une valeur esthétique, la fructification une valeur morale : l’une précède l’autre.
Francis Ponge, La Rage de l’Expression, « Le Mimosa », 1952.
• Cette démarche a bien une dimension morale, car elle redonne une voix aux objets les plus humbles :
Je choisis comme sujets […] des objets les plus indifférents possibles, où il m’apparaît […] que [...] la nécessité d’expression se trouve dans le mutisme de l’objet […]
Francis Ponge, La Rage de l’expression, « L’œillet », 1952.
• De cette façon, le poète-artisan — et son lecteur — peuvent sortir du rapport continu, habituel des mots avec les choses.
Je me fais tirer, par les objets, hors du vieil humanisme, hors de l’homme actuel et en avant de lui . J’ajoute à l’homme des nouvelles qualités que je nomme.
Francis Ponge, ProĂŞmes,1948.
• Ponge considère en effet que le sens des mots peut être altéré par un usage quotidien, politique ou idéologique, ce qui fausse notre rapport à la réalité.
3) Une visée politique et poétique
• La poésie nous ouvre alors à une conception nouvelle du langage. La Guêpe par exemple devient symbole d’un monde dangereux, menaçant de basculer dans la violence :
D’abord le brasier pétillant, crépitant, puis les vols s’accomplissent, vols de durée, avec offensives brusques de temps à autre, [...] où la guêpe accomplit son devoir- c’est-à -dire son crime.
Francis Ponge, La rage de l’expression, « La guêpe », 1952.
• En échappant aux « grands mots » véhiculés par les idéologies, le poète saisit la réalité avec plus de lucidité :
…La naissance au monde humain des choses les plus simples, leur prise de possession par l’esprit de l’homme [...] : voilà mon but poétique et politique.
Francis Ponge, La Rage de l’Expression, « Le Carnet du Bois de Pin », 1952.
• Cette volonté de privilégier les « choses les plus humbles » participe donc enfin à un véritable progrès politique :
Nous ferons des pas merveilleux, l’homme fera des pas merveilleux s’il redescend aux choses [...] et s’applique à les étudier et les exprimer [...].
Francis Ponge, La Rage de l’expression, « Notes pour un oiseau », 1952.
• Ainsi, le poète-artisan devient bâtisseur d’avenir, il poursuit, à sa manière, l’idéal de rigueur des classiques et de liberté des Lumières. Le poète est un artisan et un militant du langage !
Conclusion
Bilan
• La démarche du poète-artisan, défendue par Francis Ponge dans La Rage de l’expression, offre un regard nouveau sur le monde, d’abord parce qu’elle tient à respecter son objet, à le libérer du regard subjectif du poète.
• Ainsi, en s’appropriant des objets insignifiants, Ponge redéfinit la poésie comme un travail d’observation minutieuse, qui vient d’abord bouleverser notre rapport au langage et aux mots.
• Cette nouvelle forme de poésie nous invite enfin à reconsidérer la réalité d’une manière humble et attentive. La poésie revient alors à son sens originel en grec : « poiein » (créer, fabriquer).
Ouverture
Cette ambition de Francis Ponge prolonge celle que Rimbaud exprime dans sa Lettre dite du voyant :
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète [...] donnerait plus que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Lettre de Rimbaud Ă Paul Demeny 15 mai 1871.