Couverture pour Les Contemplations

Victor Hugo, Les Contemplations,
(III,2) Melancholia
Explication linéaire



Extrait étudié




Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! La cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : — Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! —
Ô servitude infâme imposée à l’enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait — c’est là son fruit le plus certain ! —
D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !



Introduction



Au début du XIXe siècle, la première Révolution Industrielle bouleverse les modes de production : l’agriculture et l’artisanat reculent face à l’industrie. Pour faire tourner les nouvelles machines à vapeur, pour exploiter les mines de charbon, on fait appel à une main d’œuvre nombreuse qui déserte les campagnes. Souvent, les enfants eux-mêmes travaillent dans des conditions épuisantes et dangereuses.

Certains écrivains comme Victor Hugo s’élèvent tout de suite contre le travail des enfants, notamment à travers ce poème des Contemplations, « Melancholia ». Mais c’est une lutte de longue haleine. Ce poème date de 1838… En 1841, une loi fixera à 8 ans l'âge minimum pour travailler. En 1851 le temps de travail est limité à 10h par jour avant 14 ans. En 1874, le travail des enfants de moins de 12 ans est interdit.

Aujourd’hui depuis 1959 en France, le travail est interdit en dessous de 16 ans, et limité à 8h par jour avant 18 ans. Mais le travail des enfants est encore un sujet d'actualité à travers le monde.

Notre poème « Melancholia » se trouve dans le Livre Troisième des Contemplations : « Les Luttes et les Rêves ». Ce titre est révélateur : c’est le rêve, c’est à dire, la vision d’une société plus juste, qui alimente les luttes du poète. Le terme de « Melancholia » est aussi très significatif : souvent chez les romantiques, c’est une tristesse amoureuse, un vague à l’âme philosophique. Victor Hugo veut montrer que le poète est d'abord touché par la misère de ses semblables, il interroge le sens de la société et le destin de l'humanité.

Problématique


Comment Victor Hugo met-il en scène cette dénonciation du travail des enfants, pour émouvoir son lecteur, et l’inviter à réfléchir d’un point de vue plus intemporel, sur le véritable sens du travail et du progrès ?

Axes utiles pour un commentaire composé


Dans ce poème, Victor Hugo met en scène la voix du poète qui accuse et dénonce, le lecteur est saisi par des images fortes et contrastées qui rendent visible toute l’absurdité de ce travail destructeur. Mais il montre aussi que ce tableau tragique n’a pourtant rien de fatal : ce n’est pas une volonté divine, mais bien un choix humain de société.

Premier mouvement :
Une accusation violente



Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ?
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.


Tout de suite, trois questions se succèdent… En fait, plus que des questions, ce sont surtout des accusations : Où vont tous ces enfants ? elles nous mettent la situation sous les yeux. Le verbe aller est au présent d'énonciation (l'action est vraie au moment où l'on parle). « Ces enfants » le déterminant démonstratif est ce qu'on appelle un déictique (il renvoie à la situation d'énonciation). Le poète prend l'industrialisation en flagrant délit, la main dans l'sac pour ainsi dire.

« Où » la question porte sur le lieu bien sûr, mais elle a aussi une valeur symbolique. « Où vont-ils ? » C'est à dire surtout, quel est leur avenir ? Quel est le sens de leur vie ? Quelle place leur réserve la société ? Si on y voit une question rhétorique (une question dont la réponse est implicite). Le lecteur peut deviner seul la réponse : « nulle part ».

En en effet, toute la suite du poème consistera justement à décrire ce « nulle part » : une ombre, un enfer. Mais dès l'apparition du mot « Où » Victor Hugo rend évidente l'absurdité du destin de ces enfants et prépare la suite du poème. On trouve ici les 2 premières parties du discours dans la rhétorique classique : l'exorde, qui expose le sujet et interpelle l'auditoire, la narration, qui présente les faits incriminés.

Ces trois questions sont donc surtout une première grande dénonciation. Des enfants qui ne rient pas, qui maigrissent au lieu de grandir, qui sont seuls et d'ailleurs, ne jouent pas… Ce sont les lieux communs habituels de l'enfance, niés directement. Le mot « enfant » est à peine prononcé qu'il est déjà nié par ces subordonnées qui les représentent.

Ce sont en plus trois accusations sous forme de gradation (elles sont de plus en plus fortes). D'abord l'absence de rire : un mal-être moral, un manque. Ensuite, la maigreur : un mal physique, et cette fois on leur enlève quelque chose. Et enfin, la solitude : le lien social est détruit. En maltraitant des enfants, c'est la société entière qu'on affecte.

En face de cette gradation dans la violence, on va trouver une gradation inverse : dans le sens de la douceur et de la fragilité. Les « enfants », les plus fragiles des humains, deviennent « ces doux êtres pensifs ». C'est une périphrase (une reformulation en plusieurs mots) : les deux adjectifs sont presque définitoires. Et dans le troisième vers, les enfants sont finalement représentés par les plus fragiles d'entre eux : ces filles de huit ans. Le contraste est de plus en plus cruel.

Plusieurs procédés rendent ces images particulièrement fortes. D'abord, le sujet « la fièvre maigrit » est particulièrement abstrait, insaisissable, mais il agit de façon très concrète avec le verbe maigrir : on dirait que la maladie attaque les enfants directement pour les vider de leur substance. C'est bien une allégorie (une idée abstraite représentée sous des traits concrets).

En face de cette fièvre personnifiée au singulier... Les enfants, les doux êtres pensifs, avec un pluriel insistant, nous dépeint la multitude des victimes. Cette opposition du singulier et du pluriel produit une image particulièrement vivante et cruelle : un fléau puissant et insaisissable, face à des victimes nombreuses mais fragiles. C'est une hypotypose : une image saisissante et animée, faite pour marquer le lecteur.

Mais en plus, ce verbe « maigrir » avec son COD, a un aspect un peu spécial, qu'on appelle inchoatif : il désigne un processus en cours, jamais terminé. Les enfants semblent disparaître progressivement sous nos yeux. Dans le même sens, le verbe cheminer nous laisse entendre, par homophonie (des mots qui se prononcent pareil) le nom commun « cheminée » : le symbole même de la première révolution industrielle au XIXe siècle. Ces enfants sont implicitement, pour ces usines, un véritable combustible, détruit dans le processus de production.

« Ces filles [...] qu'on voit cheminer seules » Avec le verbe « voir » le poète prend le lecteur à témoin, inclu dans le pronom indéfini. Ensuite, « on ne sait quoi » implique encore plus largement tous ceux qui constatent l'industrialisation du XIXe siècle. Et enfin « jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue » : par ce jeu des pronoms indéfinis, le lecteur finit par se trouver lui-même à la place des enfants.

Comme c'est souvent le cas suite à une série de questions rhétoriques, le poète répond lui-même. Mais alors qu'on attend un lieu (Où … ?) c'est en fait d'abord un verbe qui apparaît, un verbe d'action à l'infinitif (c'est à dire un mode intemporel et impersonnel qui déshumanise encore plus l'action). «Dans une proposition indépendante qui occupe un vers entier avec la ponctuation forte : Travailler résonne comme un reproche.

La réponse courte « ils s’en vont travailler » est reformulée en 2 vers, (c'est une épanorthose : une reformulation qui gagne en intensité) et se termine avec un rejet (la phrase se termine sur le vers suivant). On commence par le travail, on termine par le travail. C'est l'unité d'action. Avec ça, on trouve aussi l'unité de temps « 15h ... de l'aube au soir » et l'unité de lieu « la même prison ». Exactement comme dans un tragédie. Les enfants sont un peu comme les héros tragiques, écrasés par une force qui les dépasse.

D'abord, les meules qui écrasent, puis les dents qui tranchent. D'abord l'airain, solide, puis le fer, tranchant. En fait, l'airain, c'est le nom qu'on donnait dans l'antiquité à un alliage de cuivre, proche du bronze et du laiton d’aujourd’hui… Dans la mythologie grecque, c'est la matière des trois remparts de la prison du Tartare, le lieu de l'enfer où les coupables expient leurs fautes. En quelque sorte, un bagne au cœur des enfers…

Et justement tout au long de ce passage, Victor Hugo nous amène progressivement en enfer. Les compléments circonstanciels de lieu sont multipliés, d'abord avec avec les prépositions « sous » et « dans » : « sous des meules … sous les dents » devient ensuite « dans l'ombre … dans un bagne … dans un enfer ». Exactement comme dans la Divine Comédie, où Virgile prend Dante par la main et l'emmène jusqu'aux cercles les plus reculés des Enfers, Victor Hugo prend son lecteur par la main et lui montre un enfer pourtant bien réel.

« Dans la même prison, le même mouvement » le parallélisme (la répétition d'une même structure syntaxique) imite bien ce mouvement perpétuel qui caractérise les punitions qu'on trouve aux Enfers. Les Danaïdes, par exemple, sont condamnées à remplir éternellement un tonneau percé, symbole même du travail inutile…
De même, Sisyphe roule une pierre au sommet d'une montagne, mais la pierre finit toujours par retomber, et Sisyphe doit reprendre son escalade indéfiniment.

Comme ces personnages mythologiques, les enfants sont pris dans un mouvement répétitif. Les parallélismes sont multipliés « la même … la même » mais aussi « dans un bagne … dans un enfer » « tout est d'airain … tout est de fer » « jamais on ne s'arrête … jamais on ne joue ». Dans le même sens, les rimes plates assènent des sonorités en limitant au maximum les effets de progression. Même le verbe « mâcher » a un sens itératif (il présente une action qui se produit plusieurs fois). Tout est fait pour nous faire éprouver une sensation de répétition implacable, écrasante, comme dans une tragédie.

Dans ce passage, on dirait que Victor Hugo invente une nouvelle créature mythologique. L'industrialisation est comme un « monstre hideux » avec les allitérations en M qui rappellent le mot « meule ». C'est une métaphore filée : les dents sont des rouages qui écrasent et tranchent, avec en plus les prépositions « dans » qui jouent sur l'homophonie. Un monstre qui dévore des enfants… Chronos, le dieu du temps dans la mythologie grecque, représente justement cette dimension destructrice du temps qui engloutit sa propre progéniture.

On peut aussi penser au Minotaure auquel on livre tous les neuf ans 7 jeunes gens et 7 jeunes filles, envoyés dans le labyrinthe où il est enfermé. Le dédale, c'est justement l'image même d'un chemin qui n'a pas de sens, pas d'issue : la seule sortie, c'est la gueule du monstre…

Thésée, le prince qui tuera le minotaure, est d'ailleurs, comme le poète Orphée, l'un de ces Héros de la mythologie qui parvient à entrer, et ressortir des enfers… Dante lui-même, guidé par Virgile, rencontre le Minotaure aux Enfers dans La Divine Comédie…

En allant voir lui-même les hauts-fourneaux de la petite Flémalle sur le Rhin, Victor Hugo se voyait peut-être comme un moderne Orphée, Dante, ou Virgile, visitant les enfers :
Les roues, les scies, les chaudiè­res, [...] tous ces monstres [...] d'airain [...] que la vapeur fait vivre d'une vie effrayante et terrible, [...] déchirent le bronze, tordent le fer, mâchent le granit, et, par moments, au milieu des ouvriers [...] qui les harcèlent, hurlent avec douleur [...] comme des hydres et des dragons tourmentés par des démons dans un enfer.
Victor Hugo, Le Rhin, Lettres à un ami, 1839.

Au XIXe siècle, la révolution industrielle avec ses machines démesurées renouvelle ces mythes antiques. Zola s'en souviendra certainement quand il décrira le Voreux, la mine de Germinal qui engloutit les mineurs chaque matin.

Mais Victor Hugo, comme Zola d'ailleurs, malgré leur inspiration mythologique, s'éloignent à un moment donné du sentiment tragique qu'on trouve dans l'antiquité. Quand on y pense bien, Sisyphe, les Danaïdes, et les personnages rencontrés dans la Divine Comédie, ce sont tous des coupables qui payent pour leurs crimes.

Ici au contraire, les enfants sont « Innocents dans un bagne, anges dans un enfer ». La gradation (l'ange est plus qu'un innocent, l'enfer est pire que le bagne) se double d'un paradoxe : punir un innocent. L'injustice est inacceptable, mais en plus, elle n'a rien de fatal. Comparer l'enfer à un bagne, c'est le mettre sous la responsabilité des hommes. Pour Victor Hugo, mettre des enfants dans une usine inculpe la société entière : ce n'est pas une fatalité, c'est une tragédie créée par l'homme.

On dit bien une « loi d'airain » ou une « loi de fer » : ces métaux représentent implicitement un ordre des choses qui n'est pas divin, mais bien humain. Aux yeux de Victor Hugo, la force de la loi seule peut empêcher ces injustices. « huit ans … quinze heures » ce sont les paramètres à légiférer, qu'on retrouvera dans les lois de 1841 et 1851.

Enfin, ce que veut montrer Victor Hugo, c'est l'absurdité de ce travail, mouvement qui ne mène nulle part. Le verbe « aller » concerne toujours les enfants, tandis que le verbe « être » est réservé à « tout » (deux fois) c'est à dire : tout le reste, tout ce qui n'est pas humain. Dans cette image cruelle, les enfants sont broyés par le monde, alors qu'ils devraient au contraire le faire évoluer… Symboliquement, en condamnant les enfants, l'homme tue son propre avenir, il condamne la société… Ce n'est donc pas un fatum antique, inéluctable, c'est une fatalité artificielle.

La métaphore filée des meules est particulièrement révélatrice : elles représentent une industrie néfaste qui écrase les enfants, exactement comme des graines, qui ont pourtant un avenir en germe. Mais contrairement au moulin qui produit de la farine ou de l'huile, la machine mâche « on ne sait quoi » … Victor Hugo lui dénie toute utilité. Et justement, la suite du poème développe les conséquences néfastes de ce travail des enfants.

Deuxième mouvement :
Des conséquences impossibles à ignorer



Aussi quelle pâleur ! La cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : — Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! —
Ô servitude infâme imposée à l’enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait — c’est là son fruit le plus certain ! —
D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !


On commence avec un lien logique de conséquence « Aussi » qui annonce bien le but du passage : montrer toutes les conséquences néfastes du travail des enfants. On entre dans la troisième partie canonique du discours rhétorique : la confirmation (avancer et discuter les preuves).

Comme pour arriver plus vite aux conséquences, le temps est accéléré : « à peine jour … déjà » : la lassitude de la fin de la journée est visible dès le matin. C'est le principe de l'ironie tragique dans une tragédie : tous les éléments d'une mort inévitable sont perceptibles dès la scène d'exposition… On parle d'ailleurs parfois de machine infernale pour décrire ce mécanisme tragique qui se déroule en 24h.

La première exclamation insiste sur la pâleur des enfants, c'est déjà un indice de mort. En plus, c'est une phrase sans verbe, avec un adjectif substantivé. C'est à dire qu'au lieu d'avoir un attribut « les enfants sont pâles » ici, le sujet est évacué : la pâleur désigne directement les enfants eux-mêmes — leur présence est comme effacée par cette caractéristique — ce sont déjà presque des fantômes.

Dans le même sens, « la cendre » est un symbole de mortification : dans l'antiquité, on se couvrait la tête de cendre en signe de pénitence, pour implorer la clémence des dieux…
La « cendre » c'est aussi le résultat d'une incinération qui est terminée, elle rappelle le mot « cheminer » qui se trouve au-dessus : ces enfants sont en quelque sorte, le combustible de ces machines, le carburant de cette industrie déshumanisante…
La « cendre » c'est aussi tout simplement de la terre qui couvre le visage des enfants. Comme des mineurs, ou comme des cadavres, les enfants sont déjà enterrés, ensevelis sous la surface de la terre.

Victor Hugo veut convaincre, mais il veut aussi persuader : il fait appel aux émotions du lecteur dans son argumentation. Les exclamations expriment l'indignation « quelle pâleur ! … hélas ! » ; l'interjection est en plus une marque d'oralité : on entend la voix du poète qui se lamente et prend son lecteur à témoin. « C'est là son fruit le plus certain » : le présentatif est complété par un déictique : les conséquences sont représentées sous nos yeux, elles complètent l'hypotypose du début.

Le poète est aussi présent à travers les marques de subjectivité de son discours (on appelle ça des modalisateurs). Il donne son avis directement : « à peine … déjà... » c'est trop tôt ! Les adjectifs sont péjoratifs (ils émettent un jugement négatif) : « insensé … infâme ». Petit à petit, le poète nous fait entrer dans son point de vue et partage ses certitudes « son fruit le plus certain » : le mal apparaît dans toute son évidence quand on le voit.

« Ils semblent dire » : alors que le enfants n'ont pas de voix, le poète leur en donne une, en quelque sorte, il se fait leur avocat, il leur attribue cette injonction qui est en fait la sienne : « voyez » à l'impératif (pour un ordre, un souhait, un conseil).

Le discours direct (les paroles sont rapportées telles quelles) est particulièrement théâtral : on croirait entendre cette plainte des enfants comme s'ils étaient devant nous. Soudainement, on n’est plus dans la dénonciation, on passe à la supplication et à la prière « Notre père ». Le lecteur se trouve à la fois du côté de Dieu qui juge l'action des hommes, et des enfants qui disent « nous ». D’ailleurs, les deux verbes s’opposent complètement : être du côté de l'humilité et de l'innocence, faire du côté de l'injustice et de la démesure.

Le poète apostrophe directement l'idée de servitude, comme si c'était un personnage, un monstre avec un nom propre : « Rachitisme » ! Il est en plus animé, comme une allégorie vivante, sous nos yeux : il a un souffle qu'on entend avec l'assonance en f « infâme … souffle … étouffant … défait … fait … fruit ». Et chaque retour du son fricatif est comme une nouvelle journée de travail qui consume ces enfants.

Normalement, le souffle apporte la respiration, donc la vie… Ici au contraire, il est étouffant. C'est un oxymore : l'association de deux termes contradictoires. Tout ce passage est organisé autour de cette contradiction : le verbe « faire » est une destruction, un défaire. La figure de style est double ici : le polyptote (employer 2 mots de la même famille) est aussi une antithèse (le rapprochement de 2 mots opposés).

D'ailleurs l'oxymore est partout, dans des associations implicites : un travail qui défait, une œuvre insensée, un fruit qui tue… D'abord en incise, puis dans une parenthèse — Victor Hugo commente son propre discours et lui donne une dimension philosophique — la beauté, la pensée sont du côté du sens ; les tuer, c'est défaire quelque chose qui a un caractère divin, devenir responsable du mal. On retrouve d'ailleurs ce même raisonnement dans Le Dernier Jour d'un Condamné, pour dénoncer la peine de mort.

Le participe passé « imposée » a un sens passif mais pas de complément d'agent : imposé par qui ? Le lecteur doit restituer lui-même le responsable de ce rachitisme contre-nature : les hommes. D'ailleurs le mot n'est pas choisi au hasard : le « rachitisme » c'est une maladie de la croissance qui touche le squelette). Quand le corps des enfants est atrophié, c'est que la structure même du corps social est malade.

Victor Hugo multiplie les accusations, qui se complètent de façon symétrique, regardez. « Ils ne comprennent rien à leur destin » le destin, du côté de la servitude, de la mutilation, de la laideur, de l'infirmité… Tout cela s'accompagne d'une faute encore plus grave aux yeux de Hugo : l'incompréhension du côté de l'émotion (le cœur) inséparable pour lui de la pensée et de l'intelligence.

À la lecture de ce mot « bossu » les lecteurs de Victor Hugo pensent naturellement Quasimodo, le bossu de Notre-Dame de Paris, qui date de 1831. Le personnage est difforme, mais sensible, grotesque dans son apparence, mais sublime dans ses actes. Cela met bien en perspective cette représentations d'enfants abîmés par le travail : on leur enlève la beauté, mais aussi l'intelligence, la sensibilité, le courage, la pensée : le grotesque n'est même plus compensé par le sublime.

« La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée » les deux prépositions révèlent une progression cruelle : de l'extérieur vers l'intérieur… La beauté semble s'opposer à la pensée, mais la structure en miroir (le chiasme) révèle bien les deux faces d'une même réalité : détruire le corps, c'est aussi détruire le cœur.

La beauté d'Apollon, c'est implicitement aussi la beauté des arts, de la musique, de la poésie… L'intelligence de Voltaire, c'est aussi la vivacité de l'esprit, les Lumières : le progrès de la civilisation par la raison et la philosophie. Avec ces deux figures emblématiques, Victor Hugo résume son accusation : en soumettant les enfants à un travail destructeur, on se prive de leur intelligence, on met en péril la société dans son ensemble.

Troisième mouvement :
Un discours de plus en plus ample



Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !


Cette partie commence directement par un nom commun sans déterminant « Travail » qui devient plus loin « Progrès ». Pourquoi cette absence de déterminant ? D'abord, parce que ce sont des concepts abstraits. Victor Hugo s'attaque à une forme de travail et à une forme de progrès, qu'il va définir.

Ensuite, parce que ce sont deux apostrophes, qui font suite à une première « Ô servitude » (un peu plus haut) : ce travail mauvais, et ce progrès absurde sont en quelque sorte personnifiés pour être mieux accusés, complices qui participent à une même grande allégorie. On peut penser par exemple aux trois Parques de la mythologie grecque, qui dévident, filent et tranchent le destin des hommes aux enfers.

Et en effet, ces trois concepts : servitude, puis maintenant travail et progrès, sont à chaque fois définis par une série de subordonnées relatives, qui multiplient les verbes d'action : prendre, produire, se servir d'un côté, briser, donner, retirer de l'autre…. Ces verbes d'actions sont comme autant de têtes qui décident et de mains qui agissent, l'allégorie présente implicitement des personnages monstrueux...

Dans la mythologie grecque, les 3 Hécatonchires qui gardent les portes du Tartare possèdent 100 mains et 50 têtes. L'un d'eux, Briarée, est d'ailleurs mis en scène par Dante dans la Divine Comédie. En tout cas ici, comme c'est souvent le cas dans l'écriture de Victor Hugo, la structure syntaxique reprend, développe, et donne sans cesse de nouvelles proportions à ses images.

Pour le monstre moderne que Hugo veut représenter, la main humaine est remplacée par la serre du rapace… C'est une métaphore saisissante : le travail mauvais est comme un prédateur qui se nourrit des plus faibles — les enfants, la progéniture des autres. « L'âge tendre … la jeunesse en fleur » c'est-à-dire, une plante qui n'a pas encore donné de fruit. Les allitérations en R soulignent l'homophonie entre la « serre » et le verbe « servir » qui, conjugué, peut se confondre avec le verbe « serrer ».

« Il produit la richesse en créant la misère » le parallélisme permet de mieux opposer les deux verbes et de faire ressortir cette inanité : produire, ce n'est pas créer… D'ailleurs, « créer la misère » est en plus un oxymore, puisque la misère s'apparente davantage à la destruction qu'à la création. Ce sentiment d'aberration rend particulièrement perceptible l'évidence du mal tel que l'entend Hugo.

Dans le même sens, la valeur positive du verbe « servir » est inversée par la tournure pronominale. Il ne s'agit pas de servir une cause, mais bien au contraire de desservir la société humaine. On franchit bien une nouvelle étape du discours, la « servitude » évoquée plus haut trouve son accomplissement dans ce mot « outil ». C'est une véritable réification. Les enfants ont perdu toute humanité, ils sont devenus des objets.

Victor Hugo se situe ici dans la droite ligne de la pensée humaniste de Rabelais : « science sans conscience n'est que ruine de l'âme » c'est à dire que la technique et l'outil n'apportent un véritable progrès que s'ils ne portent pas atteinte à l'âme, la dignité humaine.

Ainsi, alors qu'un « outil » est normalement fait pour être « utile », il est remis en cause par la question rhétorique « que veut-il ? » avec une réponse implicite : rien, en tout cas, on ne sait pas… En plus la rime est étrangement visuelle sans être sonore, comme pour blesser l'oreille avec ce concept choquant d'outil inutile, puisque l'outil est ce qui est utile par excellence… On n'est donc pas seulement en présence d'une simple incohérence : c'est le comble de l'absurdité.

« Enfant ... outil » d'un côté, entre en écho avec « machine … homme » de l'autre. On reconnaît bien la structure en miroir, le chiasme. Ici, elle radicalise l'antithèse : si la machine est l'envers de l'homme, l'enfant est tout sauf un outil. Ce qui est en jeu, c'est bien la notion d'âme : c'est-à-dire, ce qui justement devrait distinguer l'homme de la machine par définition même… C'est une notion bien connue en philosophie, et qui conduit notamment Descartes à comparer les animaux à des machines, puisque pour lui, les animaux n'ont pas d'âme.

Ensuite, le COD « l'âme », est reporté au vers suivant : c'est un enjambement, une phrase se poursuit d'un vers à l'autre. L'effet de surprise exprime bien l'indignation du poète, et lui permet de mettre en balance, dans deux hémistiches séparés, ce qui est vraiment scandaleux, le COS : « à la machine… à l'homme. »

Ici, « l'homme » au singulier, généralisant, s'oppose à « les hommes » qu'on voit plus haut, avec le pluriel qui au contraire vise chaque individu. En raccourci : les hommes enlèvent son âme à l'homme. Ce que Victor Hugo dénonce à travers le travail des enfants prend alors des proportions prodigieuses : c'est un véritable suicide spirituel de l'humanité.

Le progrès, comme le travail d'ailleurs, ce sont normalement des mots connotés positivement, on pourrait donc feindre de croire que Victor Hugo est par principe contre ces deux notions. Voilà pourquoi il devance ces objections avec des subordonnées déterminatives (elles restreignent le sens de leur antécédent). Victor Hugo ne parle pas de n'importe quel travail, il parle du travail qui crée la misère. Derrière ces caractérisations se cache un dialogue implicite avec des contradicteurs.

Ce « travail mauvais » au début du passage s'oppose donc au « vrai travail » qui vient à la fin. Maudire le travail « au nom du travail même » n'est donc pas du tout contradictoire : c'est une figure de style qui s'appelle l'antanaclase : on utilise un même mot avec des sens différents. Cette évolution du discours révèle bien la stratégie de Victor Hugo : profiter des objections de ses contradicteurs, pour mieux montrer leurs failles et se réapproprier leur vocabulaire.

On reconnaît là les deux dernières parties de la rhétorique classique : la réfutation (répondre aux objections des contradicteurs) et enfin la péroraison (conclure en frappant l'imagination des auditeurs).
> Pendant la réfutation, le vocabulaire positif des contradicteurs « produire la richesse » « donner une âme » est tout de suite contredit par son pendant négatif « créer la misère … retire à l'homme ».
> Pendant la péroraison, le vocabulaire péjoratif : « vice … opprobre … blasphème » est systématiquement remplacé par des valeurs positives : « sain, fécond, généreux, libre, heureux ».

Le subjonctif utilisé tout seul dans une phrase indépendante « qu'il soit maudit » exprime un souhait proche d'un ordre, une volonté très forte. Le mot « maudit » répété en fin de vers puis en début de vers sous forme d'anaphore rhétorique, donne de l'ampleur au discours : le poète prend le rôle d'un imprécateur voire même, d'un prophète qui dénonce l'inanité du mal.

Ainsi, le « Travail mauvais » des adversaires devient « travail maudit », avec un jeu sur le morphème « mau- » qui est riche de sens : le mal pluriel est dénoncé par les mots du poète. C'est d'ailleurs dans leur étymologie : « mauvais » provient des mots latin malus et fatum (affecté d'un mauvais sort)... « maudire » est aussi construit à partir du mot malus associé au verbe dicere (tenir des propos accablants).

Victor Hugo implique sans cesse son lecteur « on demande » avec le pronom indéfini qui inclut son auditoire : ainsi, les deux interrogations au discours direct ne sont pas une simple demande du poète, mais bien un questionnement collectif.

Le poète met de son côté la voix des autres : « les mères » qui haïssent comme lui, « l'homme » qui perd son âme, et « Dieu » lui-même (qui ne peut que condamner ce travail, puisqu'il est cible du blasphème). Tout cela participe à la même stratégie de réfutation. Non, le destin de ces enfants n'a pas l'assentiment de Dieu, ni celui des parents, ni même de l'humanité à travers l'homme, elle est le choix des hommes, au pluriel, c'est à dire, un ensemble d'individus qui font les lois.

Tout au long du passage, les exclamations sont de plus en plus nombreuses, les subordonnées (relatives et circonstancielles) de plus en plus rapprochées. D'ailleurs on voit et on entend se détacher clairement l'interjection qui interpelle Dieu lui-même, au moment où l'émotion est la plus forte. Cette apostrophe est comme démultipliée par les assonances en O « Ô Dieu ! … mauvais … maudit … donne … somme … homme … comme … opprobre, etc. »

Victor Hugo prend une perspective de plus en plus large, regardez. « Le vice abâtardit » : il corrompt l'individu, c'est l'accusation d'un moraliste. Ensuite, l'opprobre consiste à mettre l'humiliation sous les yeux des autres hommes, elle a donc une dimension sociale. Enfin, le blasphème attaque la notion même d'un ordre divin dans l'univers. Le rôle du poète selon Hugo n'est donc pas seulement moral, il est aussi spirituel :
Lorsqu’il blâmerait çà et là une loi dans les codes humains, on saurait qu’il passe les nuits et les jours à étudier dans les choses éternelles le texte des codes divins. Rien ne le troublerait dans sa profonde et austère contemplation.
Victor Hugo, Préface pour Les Rayons et les Ombres, 1840.

On parle souvent de trois démarches argumentatives : convaincre, persuader, et enfin, délibérer. Délibérer, c'est-à-dire, parvenir à un jugement utile pour agir ensuite. Et voilà pourquoi le verbe « aller » qui n'a pas de but en soi, est remplacé par le verbe « vouloir » qui oriente les pas. Cette fin de poème appelle à la volonté et à l'action politique.

« sain, fécond, généreux » : la forme même de l'énumération est révélatrice : d'abord 1 , puis 2 et 3 syllabes. L'allongement du rythme illustre bien la gradation dans ce qui est bénéfique : le vrai travail est en fait surtout un vrai progrès, c'est-à-dire qu'il ajoute au lieu de soustraire. Et c'est exactement ce que font ces trois adjectifs : une graine saine en produit d'autres, et cela n'a pas de fin. C'est l'image même de la corne d'abondance, qui représente la richesse et la fertilité…

Dans ce dernier vers, Victor Hugo crée un effet de boucle, en partant de la société : le « peuple libre » (qui est presque un programme politique), pour arriver à « l'homme heureux » (l'aboutissement d'une vie affranchie du travail mauvais qui apporte la destruction). Cela nous invite à relire le premier vers du passage : l'absence de rire des enfants est certainement l'accusation la plus éloquente qu'un poète puisse imaginer…

Conclusion



Dans ce poème, Victor Hugo utilise des images puissantes et contrastées, il renouvelle des références mythologiques variées, pour mieux dénoncer un enfer moderne, impliquer le lecteur émotionnellement, mais aussi philosophiquement : le travail et le progrès ne méritent pas ce nom s’ils détruisent des vies humaines.

En mettant le lecteur de son côté, en montrant l’absurdité d’un travail destructeur, Victor Hugo veut montrer que la tragédie vécue par ces enfants n’a rien de fatal : elle n’est pas voulue par une divinité, il appartient aux hommes de passer à l’action et de légiférer…

Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance en ce monde, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut détruire la misère. [...] Je ne dis pas diminuer, amoindrir, [...] je dis détruire. [...] Ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; [...] la société doit dépenser toute sa force, [...] son intelligence, [...] sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas !
Victor Hugo, Discours à l'assemblée nationale, 9 juillet 1849.

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