Couverture du livre Les Contemplations de Hugo

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Couverture pour Les Contemplations

Victor Hugo, Les Contemplations,
(1,7) Réponse à un acte d’accusation
Explication linéaire



Extrait étudié




Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le bouc émissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre cœur se serre,
J’ai foulé le bon goût et l’ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit à l’ombre : Sois !
Et l’ombre fut. — Voilà votre réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,
Toute cette clarté s’est éteinte, et je suis
Le responsable, et j’ai vidé l’urne des nuits.
De la chute de tout je suis la pioche inepte ;
C’est votre point de vue. Eh bien, soit, je l’accepte ;
[...]
Causons.
Quand je sortis du collège, du thème,
Des vers latins, farouche, espèce d’enfant blême
Et grave, au front penchant, aux membres appauvris,
Quand, tâchant de comprendre et de juger, j’ouvris
Les yeux sur la nature et sur l’art, l’idiome,
Peuple et noblesse, était l’image du royaume ;
La poésie était la monarchie ; un mot
Était un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud ;
[...]
Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?
Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l’encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées ;
Et je dis : Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d'azur !
[...]
Et, ce que je faisais, d’autres l’ont fait aussi ;
Mieux que moi. Calliope, Euterpe au ton transi,
Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.
Nous faisons basculer la balance hémistiche.
C’est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s’échappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.


Tous les mots à présent planent dans la clarté.
Les écrivains ont mis la langue en liberté.
[...]



Introduction



Ce poème est daté par Victor Hugo lui-même de janvier 1834, c'est à dire, 4 ans après la bataille d'Hernani ! Mais on sait que les dates des Contemplations sont plus symboliques que réelles : dans la première partie du recueil, « Autrefois », Victor Hugo revient sur sa jeunesse, et dans ce poème, il fait le bilan de la révolution littéraire romantique initiée avec Hernani...

En 1830, Victor Hugo présentait Hernani, un drame haut en couleurs, où un bandit et un roi se disputent le cœur de la belle Doña Sol… Le jeune Hugo affirme que la liberté au théâtre, c'est la liberté politique : il mélange les registres, brise les trois unités, disloque les alexandrins, prête à ses personnages des expressions parfois courantes ou argotiques…

Dès la première représentation, c'est une véritable bataille, les amis de Hugo applaudissent à tout rompre, les autres s'indignent… Et bien sûr, on retrouve les mêmes avis très divergents dans les journaux sur cette pièce incroyable.
Elle m'a semblé un tissu d'extravagance, auxquelles l'auteur s'efforce vainement de donner un caractère d'élévation, et qui ne sont que triviales et souvent grossières. Cette pièce abonde en inconvenances de toute nature. Le roi s'exprime souvent comme un bandit ; le bandit traite le roi comme un brigand. La fille d'un grand d'Espagne n'est qu'une dévergondée sans dignité ni pudeur, etc.
Charles Brifaut, Rapport de censure d'Hernani, 1830.

Mais on est maintenant en 1856, 26 ans plus tard : les innovations littéraires des romantiques ont fait leur chemin, et quand Hugo publie cette « réponse à un acte d'accusation » il veut surtout montrer une Révolution littéraire accomplie…

Problématique


Comment Victor Hugo revient-il sur ces controverses littéraires de sa jeunesse, pour se présenter comme le chef de file d'un mouvement romantique qui aurait révolutionné la littérature ?

Axes utiles pour un commentaire composé


Victor Hugo répond à ses détracteurs présents et passés en dépassant les anciennes règles classiques. Avec un ton polémique, il défend les innovations du mouvement romantique : la liberté en littérature est pour lui la conséquence d'une liberté politique.

Premier mouvement :
Un réquisitoire caricatural



Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le bouc émissaire.
Dans ce chaos du siècle où votre cœur se serre,
J’ai foulé le bon goût et l’ancien vers françois
Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit à l’ombre : Sois !
Et l’ombre fut. — Voilà votre réquisitoire.
Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire,
Toute cette clarté s’est éteinte, et je suis
Le responsable, et j’ai vidé l’urne des nuits.
De la chute de tout je suis la pioche inepte ;
C’est votre point de vue. Eh bien, soit, je l’accepte ;


Voilà quelque chose d'assez rare : un poème dont le premier mot est... donc ! Normalement, le discours rhétorique classique commence par un exorde pour s'attirer la bienveillance et l'intérêt de l'auditoire. Ici Victor Hugo préfère commencer par la fin du raisonnement de ses adversaires.

On entre donc par surprise dans un véritable discours indirect libre (les paroles sont rapportées sans marqueurs particuliers). Les présentatifs révèlent seulement après coup que cette argumentation est en fait la thèse adverse : « voilà votre réquisitoire … c'est votre point de vue ».

Le jeu des pronoms revient sur une véritable confrontation : la 1ère personne est accusée « c'est moi… j'ai foulé… mes pieds… j'ai dit… je suis… etc. ». Et elle s'oppose sans cesse à la 2e personne « votre cœur… votre réquisitoire… votre point de vue ». D'ailleurs, on peut interroger ce pluriel : ce n'est pas tant un vouvoiement qu'une interpellation collective.

On trouve aussi les éléments d'un véritable procès : un réquisitoire où on accuse un responsable. D'ailleurs, le titre du poème annonçait bien une plaidoirie : avocat de lui-même, Hugo répond à un acte d'accusation.

Mais paradoxalement, Hugo ne cherche pas à contredire ses adversaires : il préfère montrer l'exagération de leur discours. À les entendre, c'est un « ogre » qui écrase tout avec ses pieds (comme dans les contes pour enfants). D'ailleurs, l'expression fouler aux pieds est étrangement disloquée pour insister maladroitement sur le CCM.

« J'ai dit à l'ombre : Sois // Et l'ombre fut »... C'est Dieu normalement, qui dit fiat lux (que la lumière soit). Victor Hugo devient Satan en personne ! Le « chaos du siècle ... la chute de tout » : ce sont des hyperboles, des figures d'exagération. L'acte d'accusation est démesuré.

On pourrait d'ailleurs filer cette métaphore biblique, mais on continue sur des objets avec cette étrange « urne des nuits » (du côté de la mythologie grecque) qui se transforme en « pioche inepte » : ces images donnent surtout l'impression que ces accusateurs font feu de tout bois.

Ils utilisent en plus des effets d'accumulation qui sonnent faux : les conjonctions de coordination sont multipliées (c'est une polysyndète) : « Et hideux … et l'ombre … et je suis … et j'ai vidé » autant de reproches jetés sans logique ni progression.

Ici par exemple, on peut supposer le début d'une gradation (une augmentation en intensité) : la tragédie au-dessus de la langue, l'art devant la tragédie… Mais alors, les dogmes dominent de l'art, et le conservatoire contrôle les dogmes ! C'est exactement ce que Hugo reproche à ses adversaires : ils créent des règles qui vont à l'encontre de l'art et de la simple expression des idées.

« Toute cette clarté s'est éteinte » : le déterminant démonstratif « cette » renvoie aux dogmes et au conservatoire : c'est ironique (l'auteur laisse entendre l'inverse de ce qu'il dit). Ces « clartés » ne sont à ses yeux que des règles poussiéreuses qui empêchent la liberté en art, la véritable clarté.

« L'ancien vers françois » non seulement est ancien (comme l'Ancien Régime) mais en plus, ne se prononce plus « françois » depuis la fin du XVIIe siècle. Victor Hugo n'a besoin que d'une rime pour faire ressentir l'archaïsme de ce soi-disant bon goût.

Au lieu de se défendre, Victor Hugo va au contraire poursuivre les procédés qu'on lui reproche : « je suis // Le responsable » : la phrase est prolongée sur le vers suivant, c'est un enjambement qui sépare le sujet et son attribut : c'est une faute dans la prosodie classique... « Eh bien, soit, je l'accepte » : les marques d'oralité représente précisément ici une revendication de liberté.

Victor Hugo n'est donc pas tant un ogre qu'un bouc-émissaire, c'est à dire, l'animal qu'on sacrifie dans l'espoir d'expier une calamité... C'est d'ailleurs l'origine même de la tragédie : le chant rituel qui accompagnait le sacrifice du bouc aux fêtes dionysiaques de la grèce archaïque.

Or justement, la tragédie était un outil politique dans la République athénienne : elle aidait les citoyens à comprendre les enjeux de la vie de la cité. Hugo va donc assimiler ses adversaires aux royalistes, pour qui le « chaos du siècle où votre cœur se serre » est surtout un siècle où le pouvoir aristocratique laisse une place grandissante à la démocratie.

On devine alors que le « conservatoire » est surtout un outil de conservatisme politique, que la « pioche inepte » fait allusion à la destruction de la bastille, et que la « chute de tout », c'est surtout la chute de l'Ancien Régime. En quelques mots, Victor Hugo relie la révolution romantique à la révolution française.

Deuxième mouvement :
Une langue morte



Causons.
Quand je sortis du collège, du thème,
Des vers latins, farouche, espèce d’enfant blême
Et grave, au front penchant, aux membres appauvris,
Quand, tâchant de comprendre et de juger, j’ouvris
Les yeux sur la nature et sur l’art, l’idiome,
Peuple et noblesse, était l’image du royaume ;
La poésie était la monarchie ; un mot
Était un duc et pair, ou n’était qu’un grimaud ;


« Causons » : la situation d'énonciation évolue de manière légèrement provocatrice : ce n'est pas "discutons" ou "parlons" : le registre courant annonce, non pas une discussion entre académiciens, mais plutôt un débat dans un cabaret, où le critique littéraire est invité à s’encanailler…

On est bien dans la première partie des Contemplations « Autrefois » : Hugo remonte le temps avec deux CCT : « Quand » est répété deux fois, c'est une anaphore rhétorique (un même mot revient en tête d'un composant d'un discours).

Si on replace le CdN antéposé, cet « enfant des vers latins » semble lui-même issu d'une langue morte, l'image est plus frappante qu'un argument : le « thème » (traduire vers le latin) rime donc significativement avec « blème ».

Dans ce portrait, le registre pathétique permet d'apitoyer le lecteur. Il ne s'agit plus seulement de convaincre, mais aussi de persuader, en faisant appel aux émotions. Son front n'est pas penché mais « penchant », ses membres ne sont pas pauvres, ils sont « appauvris » (avec le préfixe a- qui révèle un processus). Pour Hugo cette faiblesse n'est pas innée, elle est le résultat d’une éducation néfaste.

Et voilà pourquoi « comprendre et juger » sont retardés par le verbe « tâcher » au participe présent (qui insiste sur la durée de l'action) : cette formation limitée à la traduction des Anciens, ne permet pas de comprendre et de juger, c’est à dire qu’elle ne rend pas autonome, elle ne libère pas.

Si l'enfant « ouvre les yeux » c'est qu'il était aveugle à deux choses : la nature et l’art (le modèle et sa représentation, c'est à dire tout). Victor Hugo dénonce des règles qui produisent une littérature en vase clos, un « idiome », c'est à dire, une langue parlée uniquement dans une communauté précise. Ce souvenir d’enfance est donc un reproche adressé à ses anciens maîtres, qu'il assimile à ceux qui l’accusent aujourd’hui.

On retrouve la même colère plus loin dans Les Contemplations :
Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues !
Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues ! [...]
Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles !
Car, avec l’air profond, vous êtes imbéciles !
Car vous enseignez tout, et vous ignorez tout !
Car vous êtes mauvais et méchants ! – Mon sang bout
Rien qu’à songer au temps où, rêveuse bourrique,
Grand diable de seize ans, j’étais en rhétorique !

Victor Hugo, Les Contemplations, (I,13 À Propos d'Horace), 1856.

Ensuite, Hugo relie son propre passé au contexte historique : le passé simple pour des verbes d'actions, laisse place aux verbes d'état à l'imparfait (pour des actions révolues qui ont duré dans le passé). Ce qui n'était qu'une comparaison (le langage littéraire ressemblait à l'Ancien Régime) devient bientôt une véritable construction attributive : la poésie incarnait le régime, un mot était noble ou roturier. C'est donc une analyse politique : l'injustice sociale est concrètement entretenue par le langage.

« Duc et pair » : c'est un double titre de noblesse, qui occupe à lui seul 4 syllabes. Il s’oppose à « grimaud » en 2 syllabes avec la restriction qui le réduit encore plus. Un grimaud, c'est un enfant ignorant : avec ce mot un peu suranné, Victor Hugo fait une citation implicite : ce sont les gardiens du bon goût qui utilisent ce mot méprisant pour infantiliser le peuple.

Quasimodo, Gwynplaine, Gavroche... Souvent, les héros de Victor Hugo peuvent être qualifiés de « grimauds » par ceux qui appartiennent à la bonne société... Alors que lui met le peuple en premier « peuple et noblesse » ; ses adversaires le mettent en dernière position « duc ou grimaud ». Cette structure en miroir, le chiasme, révèle bien la confrontation sous-jacente.

Dans cette plaidoirie, Victor Hugo assume les entorses à la prosodie classique : l'alexandrin est disloqué par des enjambements significatifs : la gravité est excessive... Les yeux brusquement ouverts invitent le lecteur à se libérer du texte pour regarder la nature… Le idiome (avec la diérèse qui détache le mot idiot) rime avec Royaume : la monarchie produit une langue élitiste réservée à une aristocratie aveugle.

Troisième mouvement :
Un poète révolutionnaire



Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?
Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier !
Je fis une tempête au fond de l’encrier,
Et je mêlai, parmi les ombres débordées,
Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées;
Et je dis : Pas de mot où l'idée au vol pur
Ne puisse se poser, tout humide d'azur !


Maintenant, l'enfant blème est devenu un véritable brigand : bien sûr, c'est une manière de revenir sur la bataille d'Hernani :
Ah ! Qu'Hernani vaut mieux cent fois ! Roi, je proclame
Que si l'homme naissait où le place son âme,
Si le coeur seul faisait le brigand et le roi,
À lui serait le sceptre et le poignard à toi.

Victor Hugo, Hernani, 1830.

Ce vers est aussi une parodie de L'Art Poétique de Boileau, pour qui, le modèle à suivre, c'est Malherbe, poète qui a rangé les alexandrins en hémistiches :
Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la Muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.

Nicolas Boileau, Art Poétique, 1674.

Loin de cette pureté et de cette sagesse, Victor Hugo prend un ton passionné, avec des exclamations nombreuses, des interrogations : ce « Pourquoi » en fin de vers qui aurait fait dresser les cheveux sur la tête de Boileau insiste précisément sur la réponse implicite de la question rhétorique...
— Non ; il n'y a pas de raison de mettre les mots du peuple derrière ; c'est une injustice et une absurdité littéraire : soyons libre de mettre en avant les mots, même argotiques, qui disent au mieux l'idée qu'on veut exprimer !...

L'Académie est « aïeule », le dictionnaire est « vieux » (on peut d'ailleurs mettre la diérèse sur l'un ou l'autre mot) : Victor Hugo prend bien la parole au nom d'une jeunesse qui s'émancipe de règles anciennes. Mais il ne renie pas le dictionnaire : il lui met un bonnet phrygien, le bonnet des esclaves affranchis dans l'antiquité : c'est avant tout un symbole de liberté.

D'ailleurs, la rime, avec les deux diérèses insiste bien sur cette dimension politique : le dictionnaire n'est pas un obstacle à la liberté, il faut désormais et à l'avenir, l'enrichir de ces mots roturiers. La perspective historique est profonde : avec l'impression de la bible, les réformistes ont revendiqué le droit le lire eux-mêmes les évangiles ; les romantiques revendiquent maintenant le droit d'écrire le dictionnaire.

Vient ensuite une image où l'Académie est comparée à une douairière, c'est à dire, une vieille dame vivant sur les rentes constituées par son défunt mari : sous-entendu, les académiciens vivent sur le talent des génies du passé.

Ici la virtuosité de l'écriture est un argument en soi : Le double CCL : « sur l'académie … sur les bataillons » retarde longuement le verbe « je fis souffler », et nous oblige justement à retenir notre respiration. Ici, Hugo reprend exprès l'image initiale un peu naïve de l'ogre, pour lui donner une dimension épique et parodique, comme dans les meilleures pages de Rabelais : un géant souffle sur une armée en déroute.

Les « tropes » (les figures de style qui utilisent des images) sont personnifiés : ce sont des enfants « effarés » que l'Académie protège dans ses jupons, comme une vieille dame qui ne voudrait pas laisser ses enfants grandir… Victor Hugo va nous montrer que lui au contraire n'hésite pas à laisser grandir ses images en toute liberté.

On retrouve la figure du polyptote (l'accumulation de conjonctions de coordinations) sauf que cette fois, chaque conjonction annonce une véritable évolution de l'image. La première métaphore satanique un peu naïve du début prend enfin des proportions bibliques : l'essaim blanc des idées s'abat sur les mots comme un fléau sur l'Égypte ou comme le déluge sur le monde…

Dans la bible, la colombe, oiseau qui symbolise la pureté, peut enfin se poser, parce qu'un monde neuf vient d'émerger : l'azur encore humide produit l'arc-en-ciel, qui a une forte dimension symbolique dans l'Ancien Testament.

Mais aux couleurs de l'arc-en-ciel, Victor Hugo préfère le contraste du noir et blanc, pourquoi ? Parce que pour lui le message important de la bible, c'est la dualité humaine de l'âme et du corps, qui bouleverse les repères de l'antiquité. Ainsi, le peuple noir des mots du côté du sol, de la matière, représente le corps ; tandis que l'essaim blanc des idées du côté du ciel, de l'abstraction, représente l'âme.

Pour refléter cette dualité, le poète romantique mélange les registres, et donc, il brise les catégories traditionnelles de la littérature classique. C'est toute la théorie du grotesque et du sublime qu'on trouve dans la préface de Cromwell :
[Le christianisme montre à l'homme] qu’il y a en lui [...] une âme et un corps. […] Comme lui, la muse moderne [...] sentira que [...] dans la création [...] le laid existe à côté du beau, le difforme près du gracieux. [...] Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler [...] sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit.
Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827.

Quatrième mouvement :
Un mouvement romantique



Et, ce que je faisais, d’autres l’ont fait aussi ;
Mieux que moi. Calliope, Euterpe au ton transi,
Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.
Nous faisons basculer la balance hémistiche.
C’est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu’on nomme prosodie et qu’on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s’échappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.

Tous les mots à présent planent dans la clarté.
Les écrivains ont mis la langue en liberté.


L'enjambement, « Mieux que moi » participe bien sûr d'une certaine démonstration de modestie, mais surtout, il permet le passage au pluriel « d'autres … que moi » : Victor Hugo fait entrer ses propres innovations poétiques dans une dimension collective.

Et voilà pourquoi il utilise ensuite la première personne du pluriel : d'une intuition diffuse parmi les poètes, on assiste à la naissance d'un véritable mouvement artistique. Au point que ces pratiques se généralisent à tous « les écrivains » : sous-entendu, ceux qui sont restés dans les carcans de l'ancienne littérature ne sont même plus des écrivains à ses yeux.

Cette évolution des pronoms coïncide avec les changements de temps : l'imparfait « ce que je faisais » (pour des actions qui durent dans le passé) laisse place au passé composé « ont fait … ont perdu » (pour des actions révolues qui ont des conséquences dans le présent). Et on arrive enfin au présent d'énonciation « Nous faisons » (les actions sont vraies au moment où l'on parle). L'ancienne littérature du côté de « jadis » s'oppose à une nouvelle littérature : « désormais » et « à présent ».

Le passage se termine sur un foisonnement d'allégories (des idées abstraites prennent des traits humains). D'abord, les trois muses « Calliope » muse de la poésie épique, « Euterpe » muse de la musique, « Polymnie » muse de la rhétorique sont libérées par les romantiques de leur « gravité postiche » c'est à dire, un objet artificiel qui remplacerait leur grâce naturelle, une coiffe par exemple.

Ces allégories conventionnelles laissent place à une nouvelle personnification originale : le vers devient lui-même une muse dans un costume étrange… Chaque plume représente une syllabe de l'alexandrin. Elle les porte très sagement « en rond ». Dans ces conditions, elle ne vole pas, elle saute d'une raquette à l'autre, limitée aussi bien par la forme que par le fond.

L'image se transforme alors, on passe du grotesque au sublime. L'ancien vers était comme un volant, limité par les règles d'un jeu de raquettes. Le nouveau vers est un oiseau, qui peut prendre son envol de manière autonome. Les romantiques, en s'autorisant les coupes en dehors des césures, ont brisé la cage, et ont redonné vie à la poésie.

La métaphore provoque plein d'analogies nouvelles : la règle et le ciseaux font des académiciens des taxidermistes qui plument l'oiseau. La césure devient le nom d'une cage. Les cieux et la ravine, très élevés ou au contraire très profonds renforcent le jeu de contraste. L'alouette est d'ailleurs un oiseau connu pour être capable de monter très haut et de redescendre à toute vitesse.

Et enfin, cette métaphore contient des allusions politiques. L'étiquette, c'est le nom donné à l'ordre des préséances à la cour depuis le règne de Louis XIV : qui était assis, debout, devant ou derrière, en présence du roi…

Victor Hugo est trop imprégné par l'Histoire de la Révolution française pour ne pas avoir mis de sous-entendus dans cette scène où le volant s'échappe du jeu de raquettes... C'est précisément dans la salle du jeu de paume (qui se jouait d'ailleurs à l'époque avec des raquettes) que les députés du Tiers-États décident d'élaborer une nouvelle constitution, moment emblématique d'une libération politique.

Conclusion



Dans ce poème, Victor Hugo entend renouveler profondément la littérature en dépassant les limites imposées par les règles classiques : il invente de nouvelles métaphores audacieuses, utilise un vocabulaire inattendu, mélange des registres sous une dominante polémique…

Bref, il multiplie les audaces, pour mieux répondre aux détracteurs de ses œuvres de jeunesse, et défendre les innovations du mouvement romantique : pour lui, la liberté en littérature était nécessaire, pour exprimer de nouvelles idées qui sont à l'origine de la révolution française.

[...]



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