Couverture du livre Dom Juan de Molière

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Couverture pour Dom Juan

Molière, Dom Juan, 1665.
Acte I scène 2
Explication linéaire




Extrait étudié



DOM JUAN. — Quoi ? Tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux : non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules, toutes les Belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence, dont elle nous entraîne ; j'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle, n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme, qui a peine à rendre les armes ; à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir.


Introduction



Accroche


• 1665, premières représentations : mythe de Dom Juan, personnage légendaire. Personnage déjà mis en scène par Tirso de Molina.

Situation


• Acte I scène 1, Sganarelle décrit son maître comme un scélérat, un enragé et un hérétique.
• Acte I, scène 2 première apparition de personnage titre.
• Dom Juan prend la parole, fait l'éloge de l'inconstance : personnage redoutable, séduisant, dangereux pour la société, sans limites.
• La réaction de Sganarelle est révélatrice :
SGANARELLE. — Ma foi ! j’ai à dire…, je ne sais ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas.

Problématique


Comment cet éloge de l'inconstance permet à Molière de montrer à la fois l'art oratoire de Dom Juan, et la démesure du personnage, qui met en péril les relations humaines et la vie en société ?

Mouvements de l’explication linéaire


La tirade de Dom Juan est structurée autour de trois points de vue « tu veux » puis « pour moi » qui est ensuite généralisé « on goûte ».
1) L’éloge paradoxal commence par attaquer les valeurs de constance et de fidélité défendues par Sganarelle.
2) Ensuite, on découvre un personnage qui développe une brillante argumentation mais qui n’a pas de limites.
3) Enfin, la généralisation qu’il fait est particulièrement inquiétante, car elle met en péril les relations humaines en général.

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Un éloge paradoxal, qui contredit les valeurs communes.
> Un art oratoire qui repose sur la séduction du personnage.
> Une mise en scène des stratégies de manipulation.
> Le regard critique du dramaturge sur son propre personnage.
> Un personnage antisocial qui met en péril les relations humaines.
> Un personnage sans limites, possédé par une passion dévorante.



Premier mouvement :
Un éloge paradoxal inquiétant




DOM JUAN. — Quoi ? Tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux : non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules, toutes les Belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs.


Un éloge paradoxal : il vante une chose habituellement blâmée.


• Il rend l’argument adverse ridicule en le poussant à l’extrême : « tu veux qu'on se lie au premier objet qui nous prend ? »
• Ironie par l’antiphrase (il laisse entendre qu’il pense l’inverse de ce qu’il dit) « la belle chose ».
• La « belle chose » n’est en fait bonne que pour les « ridicules ».
⇨ Dom Juan va bien à l'encontre des principes habituellement valorisés par la société.

L’art oratoire passe par des métaphores frappantes


• Métaphore à travers le verbe « lier » compare la fidélité à l'esclavage.
• La fidélité est comparée à l’aveuglement « Qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ».
• Métaphore de l’enterrement : « s'ensevelir pour toujours dans une passion … être mort dès sa jeunesse » fidélité = fin définitive.
• Antithèse « mort … jeunesse »
• Présupposé caché dans ces métaphores : la séduction est une fin en soi, il n'y a rien après.
⇨ Molière nous fait comprendre à quel point les conceptions de ce personnage appauvrit les relations humaines.

Dom Juan a recours au langage juridique


•Il défend le « droit » de ses victimes en inversant les rôles « toutes les Belles ont le droit de nous charmer »
• Il se déresponsabilise avec la métaphore du vol : « la première ne doit point dérober au autres ». Comme si la fidélité était un vol par anticipation.
⇨ Il a le droit d'être charmé, mais il se donne le droit de toutes les épouser.

Un personnage coupable de démesure


• Répétition des mot « toutes » : il n’y a pas de limite.
• Le singulier « une passion … la première » s'oppose au pluriel « les autres beautés … toutes les Belles … les autres ».
• L’indignation révèle qu’il est l’objet d’une passion « Quoi ? ».
• Accumulation de tournures négatives : « renonce au monde ... n'ait plus d'yeux … non, non … la constance n'est bonne que ».
• Hyperbole « pour toujours » (figures d'exagération).
⇨ Molière nous invite à regarder ce propre personnage avec un regard critique.



Deuxième mouvement :
Un personnage qui n’a pas de limites




Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence, dont elle nous entraîne ; j'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle, n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous.

La persuasion : argumentation qui joue aussi sur les émotions


• Première personne du singulier « pour moi ».
• Phrase longue, d’une ampleur élégante (période)
• Musicalité : assonances en « ou » autour du mot « amour ».
⇨ Registre lyrique, pour mieux toucher son auditoire.

Un renversement des valeurs systématique


• Oxymore (association de termes contradictoires) « douce violence ».
• Cela inverse la relation, où celui qui prend est celui qui donne.
• Champ lexical du don : « cède, conserve, rend hommage, rend des tributs, ne peut refuser, donne. »
• Cela mène à des contradictions « j’ai beau être engagé … l’amour n’engage point mon âme ». Polyptote qui joue sur le verbe « engager ».
⇨ Personnage qui cache ses propres responsabilités

Dom Juan se déresponsabilise


• Dom Juan sujet de la voix passive : « ravi par la beauté … entraîné par la douce violence … son cœur est demandé par un beau visage … »
• Termes judiciaires : faire injustice ... être obligé … payer un tribut » : il se présente ainsi comme victime de ses propres conquêtes.
• Il est aussi le jouet de vérités générales : « la beauté nous entraîne … l'amour n'engage point … la nature nous oblige ».
• Mélange de première personne du singulier et du pluriel pour généraliser son cas : « je cède … elle nous entraîne » et plus loin « je rends les hommages … la nature nous oblige ».
⇨ Tout se passe comme s’il était écrasé par des forces qui le dépassent.

Un personnage qui joue au Héros tragique


• La négation porte sur le verbe « pouvoir » impuissance de Dom Juan.
• Il convoque sans cesse des notions très élevées, plus grandes que les hommes « la Beauté, la Nature ».
• Comme un héros tragique, il fait l’erreur de la démesure (hybris antique) avec l’hyperbole « Si j'en avais dix mille, je les donnerai tous ».
• Polyptote : la beauté revient sous toutes ses formes « la beauté … une belle … un beau visage »
⇨ Personnage dévoré par des passions qui le limitent aux apparences.

Un personnage qui reste à un niveau superficiel de la beauté


• La périphrase « une belle » désigne un être humain, réduit à son apparence physique.
• De même « un beau visage » par synecdoque, représente une femme.
• Il confond plusieurs valeurs « beauté … amabilité … mérite ».
• Importance de la vue « je conserve des yeux … je vois »
⇨ Le comportement superficiel de Dom Juan met en péril les véritables relations humaines, faites d'échange et de communication.




Troisième mouvement :
Un discours qui met à mal les relations humaines




Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme, qui a peine à rendre les armes ; à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir.

Un discours riche en paradoxes


• Exemple d’association de notions contradictoires : « réduire par cent hommages » le verbe « réduire » indique une domination, tandis que le nom « hommage » indique une soumission.
• La négation lexicale « inexplicable » ne l’empêche pas de développer justement ces charmes. C’est une prétérition : dire une chose en affirmant qu'on ne va pas le dire.
⇨ Dom Juan s’autorise à dire ce qui est parfaitement subversif.

Les métaphores transforment ses passions en forces magiques


• Les « inclinations » nous laissent voir des relations humaines qui ressemblent aux lois de l'attraction.
• Le mot « charme » provient du latin « carmen » qui signifie le chant, la formule, l'incantation magique.
• Dom Juan imite le scénario de l’Odyssée : Ulysse, grand voyageur, dont le retour est sans cesse repoussé, et qui est obligé de s'attacher au mât de son navire pour résister au chant des sirènes.

Un discours qui fonctionne comme un piège


• Imprécision « des charmes » avec l'article indéfini devient exclusif et de totalisant « tout le plaisir de l'amour ».
• L'aphorisme au présent de vérité générale « est dans le changement ».
• La structure attributive assimile complètement « le plaisir » au « changement ».
⇨ Un plaisir parmi d'autres devient unique et absolu.

On perçoit le regard de Molière sur son personnage


• Dom Juan choisit des femmes « jeunes » et « innocentes » : elles ne sont pas expérimentées. Il se montre manipulateur.
• Métaphore culinaire « On goûte une douceur » Dom Juan ressemble alors à l'ogre des contes.
• Lien entre deux péchés capitaux : la gourmandise et la luxure. On sait qu’il sera foudroyé pour ses péchés.
• Tous les sentiments honnêtes « scrupules, honneurs » sont considérés par Dom Juan comme des illusions « qu’elle se fait ».
⇨ Personnage qui met à mal toutes les valeurs humaines.

Un personnage qui détruit les relations humaines


• Pas de limite à ses désirs « Où nous avons envie »
• On s’interroge : épouser coucher avec une femme, l'asservir complètement à son influence ?
• Métaphore guerrière : « réduire … combattre … rendre les armes … forcer pied à pied … résistances … vaincre »
• Présage funeste : le mot « larmes » rime interne avec « armes ».
⇨ Personnage qui est délétère pour la société.



Conclusion




Bilan



Après l’éloge paradoxal du tabac, l’éloge paradoxal de l’inconstance. On découvre un personnage très inquiétant. Molière utilise tout son art littéraire à créer un personnage séduisant. Mais il parsème son discours d’indices qui permettent de voir que ce raisonnement est plus fascinant que cohérent.

Le dramaturge lui reproche trois choses : c’est un personnage fasciné par les apparences, il est superficiel. Son comportement met en péril les relations humaines, la vie harmonieuse en société. Ensuite, Dom Juan est un personnage sans limites : coupable de démesure, le spectateur sait déjà que le personnage sera puni à la fin.

Ouverture



Au XVIIIe siècle Choderlos de Laclos décrit d’inquiétants séducteurs sans scrupules dans son roman épistolaire Les Liaisons dangereuses :
La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu'elle pourrait me résister ! Oui, mon amie, elle est à moi, entièrement à moi ; et depuis hier, elle n'a plus rien à m'accorder.
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, 1782.

[...]



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⇨ Molière, Dom Juan 💼 Acte I, scène 2 - Éloge de l'inconstance (Extrait étudié)

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