Couverture pour L'île des Esclaves

Marivaux, L’Île des Esclaves
Scène 1 (Le naufrage sur l’île)
Explication linéaire



Extrait étudié




  Iphicrate, à part les premiers mots.
(Le coquin abuse de ma situation ; j'ai mal fait de lui dire où nous sommes.) Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté.

  Arlequin
J'ai les jambes si engourdies.

  Iphicrate
Avançons, je t'en prie.

  Arlequin
Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c'est l'air du pays qui fait cela.

  Iphicrate
Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.

  Arlequin, en badinant.
Badin, comme vous tournez cela !
Il chante :
L'embarquement est divin
Quand on vogue, vogue, vogue,
L'embarquement est divin,
Quand on vogue avec Catin.

  Iphicrate, retenant sa colère.
Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.

  Arlequin
Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.

  Iphicrate
Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?

  Arlequin
Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge.

  Iphicrate, un peu ému.
Mais j'ai besoin d'eux, moi.

  Arlequin, indifféremment.
Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !

  Iphicrate
Esclave insolent !

  Arlequin, riant.
Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ; mauvais jargon que je n'entends plus.

  Iphicrate
Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?

  Arlequin, se reculant d'un air sérieux.
Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. Il s'éloigne.

  Iphicrate, au désespoir, courant après lui l'épée à la main.
Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.


Introduction



Pour mettre en place l'inversion des rôles dans L'île des esclaves sans choquer le spectateur et pour éviter la censure, Marivaux utilise un cadre antique et fictif. Les spectateurs de l'époque reconnaissent le lieu commun de l'île déserte qui était à la mode.

Il faut savoir que Daniel Defoe publie son Robinson Crusoé en 1719, c'est à dire tout juste 6 ans avant L'Île des Esclaves, et c'est un succès immédiat et sans précédent.

Par ailleurs, l'inversion des rôles repose aussi sur le folklore du carnaval qui a donné naissance aux personnages de la commedia dell'arte.

Mais Marivaux mélange ces influences avec la comédie classique qu'il hérite de Molière : cela lui permet d'aborder un thème particulièrement sérieux et polémique, l'organisation sociale, à travers une comédie à la fois profonde et divertissante.

Problématique


Comment Marivaux met-il en scène dès le début de la pièce l'inversion des rôles qui lui permet de mener de façon divertissante une réflexion sociale et morale ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Le basculement des rôles qui fonde l'intrigue de la pièce se produit sous les yeux du spectateur.
> Une situation comique où un valet cesse d'obéir à son maître.
> Le thème de l'esclavage permet une réflexion critique sur la société de ce début de XVIIIe siècle.
> Les enjeux du langage dans les rapports sociaux.
> La mise en place d'un discours moral et philosophique.
> Une expérimentation qui utilise les ressources de représentation du théâtre.
> Une domination qui repose sur un ordre symbolique.

Premier mouvement :
Un renversement de rôles subversif



Iphicrate, à part les premiers mots.
(Le coquin abuse de ma situation ; j'ai mal fait de lui dire où nous sommes.) Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté.
Arlequin
J'ai les jambes si engourdies.
Iphicrate
Avançons, je t'en prie.
Arlequin
Je t'en prie, je t'en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c'est l'air du pays qui fait cela.


Dès les premières répliques de la pièce, Iphicrate révèle à Arlequin qu'ils se trouvent sur l'île des esclaves, où les rôles sociaux sont inversés. Toute la pièce prend place sur cette île. C'est un lieu symbolique, qui permet à Marivaux de parler de la société de son époque sans la dépeindre directement. Il évite ainsi la censure.

Il faut savoir que c'est un lieu commun littéraire que le spectateur de l'époque reconnaît immédiatement : l'utopie, d'après l'ouvrage très célèbre de Thomas More, Utopia. Ce mot est inventé par Thomas More lui-même à partir du grec ancien, et signifie étymologiquement : un lieu qui n'existe pas. Dans son Utopie, Thomas More fait une satire morale de la société de son époque. On peut donc tout de suite s'attendre à un discours moral et philosophique.

Le début de cette pièce est surprenant, car le spectateur arrive au milieu d'une intrigue bloquée : les personnages sont immobilisés car les ordres du maître ne sont plus écoutés. Iphicrate répète ses ordres à l'impératif « marchons … avançons » mais Arlequin n'obéit plus « j'ai les jambes si engourdies ». C'est bien une expérimentation théâtrale qui se déroule sous nos yeux : la réflexion sociale passe par le jeu des acteurs et la mise en scène.

L'inversion des rôles est progressive. D'abord le maître ordonne « marchons » puis il est obligé d'utiliser des formules de politesse « je t'en prie ». Pour l'instant, Arlequin ne s'oppose pas directement à son maître, il donne un prétexte, ce n'est pas un refus frontal. Le basculement des rôles s'opère bien sous les yeux du spectateur.

Arlequin souligne le changement d'attitude en imitant son maître et en répétant comme un écho « je t'en prie, je t'en prie ». Il est déjà à la limite de la chanson. Cette résistance par la moquerie participe au comique de ce début de pièce.

Le valet n'obéit plus, et pourtant, qu'est-ce qui a changé ? « le coquin abuse de ma situation, j'ai mal fait de lui dire où nous sommes ». C'est ce qu'on appelle un aparté : une réplique destinée aux spectateurs uniquement. Iphicrate révèle au spectateur qu'il n'est pas sincère à l'égard de son valet. Le rapport social repose d'abord sur un langage manipulateur, qui manque de sincérité.

Arlequin change de comportement, non pas parce que le rapport de force a changé, mais sur une simple parole. La domination est établie dans la loi, qui elle-même dépend du lieu « où nous sommes ». Pour ainsi dire, c'est « l'air du pays qui fait cela » on dirait que ça repose sur du vent. Arlequin révèle ainsi que cette domination sociale repose en fait uniquement sur une organisation symbolique de la société.

C'est un discours assez subversif pour l'époque, où il est admis que la domination est innée, issue de l'hérédité : certains naissent nobles, d'autres pas. Mais cette idée est progressivement remise en question. Quarante ans plus tard, Beaumarchais fera dire à Figaro :
« vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus »

En ce début de pièce, Marivaux annonce déjà un véritable débat de société.

Iphicrate
Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
Arlequin, en badinant.
Badin, comme vous tournez cela !
Il chante :
L'embarquement est divin
Quand on vogue, vogue, vogue,
L'embarquement est divin,
Quand on vogue avec Catin.
Iphicrate, retenant sa colère.
Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.


Le comportement des personnages continue d'évoluer : le maître essaye de reprendre le dessus avec des impératifs : « hâtons-nous, faisons une demi-lieue » il planifie, avec le futur « nous trouverons … nous rembarquerons ». Mais en même temps, il utilise la première personne du pluriel pour inclure Arlequin et il atténue ses ordres : « seulement … peut-être ». C'est une utilisation de la parole détournée pour mieux manipuler Arlequin.

Mais Arlequin devient de plus en plus insolent, il reprend les mots de son maître en improvisant une chanson. L'embarquement devient même le thème de sa chanson Ces différents jeux de langage montrent au spectateur un basculement des rôles qui est progressif.

Au théâtre, les didascalies donnent des indications de mise en scène. Ici, on voit qu'Iphicrate est obligé de retenir sa colère. Malgré son ressentiment, il se montre encore plus poli « mon cher Arlequin ». Peu sincère, il utilise le langage pour manipuler Arlequin.

Le jeu d'acteur est particulièrement intéressant à ce moment-là, car l'attitude du personnage entre en contraste avec ses paroles. Le théâtre est comme un laboratoire qui permet d'observer les réactions des personnages. Ce basculement des rôles est une véritable expérimentation théâtrale.

L'opposition des deux personnages est comique. Iphicrate utilise des verbes de mouvement, mais Arlequin montre que les actions restent des paroles : vogue, vogue vogue. L'intrigue est bloquée, alors que la pièce n'a pas commencé. Tout cela contribue au comique de la situation.

Depuis le début de la pièce, l'espace géographique symbolise le rapport de domination. Iphicrate veut repartir : la chaloupe représente son seul lien avec son autorité passée. Le verbe « nous rembarquerons » est quasiment un équivalent de « reprendre mon autorité ». Le rapport de domination est construit de manière symbolique.

Deuxième mouvement :
Du conflit à la polémique



Arlequin
Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
Iphicrate
Eh ! ne sais-tu pas que je t'aime ?
Arlequin
Oui ; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse ! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps ; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge.
Iphicrate, un peu ému.
Mais j'ai besoin d'eux, moi.
Arlequin, indifféremment.
Oh ! cela se peut bien, chacun a ses affaires : que je ne vous dérange pas !


Arlequin se moque de son ancien maître qui l'appelle « mon cher Arlequin » il lui renvoie « mon cher patron ». Iphicrate tente une nouvelle stratégie, il essaye de prendre son ancien valet par les émotions « ne sais-tu pas que je t'aime ? ». C’est l’exemple d’un langage non sincère et manipulateur qui va évoluer au fil de la pièce. À la fin, Iphicrate fera à son valet une véritable déclaration d’amitié, qui sera révélatrice du chemin parcouru.

Mais en attendant, cela renforce le conflit entre les deux personnages. C’est une question rhétorique : la réponse est implicite. Arlequin est obligé de répondre « oui » mais il s'oppose immédiatement de façon beaucoup plus forte avec le lien logique d'opposition. Ces marques d’amitié ne sont pas bonnes à recevoir ! Le basculement des rôles continue de s'accentuer.

Dans une métaphore filée, les coups de gourdin sont assimilés à des compliments. Arlequin joue sur la polysémie du mot « marques » dans une métaphore particulièrement originale. Les marques d'amitié sont comparées aux bleus qu'il a sur les épaules à force d'être frappé. Quel est le point commun entre ces éléments ? Hé bien justement ils sont totalement opposés : c'est un cas très particulier de métaphore ironique, qui contribue au comique de la scène.

Ce thème du valet battu est récurrent au théâtre, notamment dans la farce. Marivaux utilise des ressorts comiques bien connus des spectateurs pour mener sa réflexion sur la société. Pour ainsi dire, la société est un théâtre, et la scène ressemble à un laboratoire social où le dramaturge se contente d'observer l'expérimentation en train de se réaliser.

Le gourdin, symbole de l'autorité du maître, se trouve dans la chaloupe, symbole de l'ancien monde. On voit bien que le rapport de domination est inscrit de manière symbolique dans l'espace théâtral, et dans les accessoires.

Il faut savoir que pendant l'Ancien Régime, un serviteur pouvait être battu, il n'avait aucun recours légal à sa disposition. Mais en même temps, les maîtres dépendent complètement de leurs domestiques : « mais j'ai besoin d'eux, moi ». Ainsi, Marivaux utilise le théâtre pour faire une critique audacieuse de la société de son époque.

Il est intéressant de voir les sentiments que les personnages inspirent au spectateur, regardez. Arlequin se montre particulièrement insensible : indifférent, il va presque jusqu'à souhaiter la mort des autres serviteurs de la maison. Iphicrate, malgré sa réaction égoïste « Mais j'ai besoin d'eux, moi » montre en même temps une certaine empathie « un peu ému ». Tout cela prépare un discours moral : les personnages qui arrivent sur l'île vont évoluer en bien. Chez Marivaux le théâtre a un rôle édifiant.

Iphicrate
Esclave insolent !
Arlequin, riant.
Ah ! ah ! vous parlez la langue d'Athènes ; mauvais jargon que je n'entends plus.
Iphicrate
Méconnais-tu ton maître, et n'es-tu plus mon esclave ?
Arlequin, se reculant d'un air sérieux.
Je l'ai été, je le confesse à ta honte ; mais va, je te le pardonne ; les hommes ne valent rien.


Ces répliques représentent un véritable moment de rupture. La stagnation de l'intrigue s'accompagne d'une communication impossible. « Je n'entends plus » les émotions se succèdent : colère, rire, sérieux, ce qui implique un jeu d'acteur très vif pour illustrer l'évolution psychologique des personnages : c'est une véritable expérimentation théâtrale.

La colère d'Iphicrate est une dernière tentative pour reprendre le dessus et garder Arlequin dans sa position subordonnée : « Esclave insolent », mais les rôles ont définitivement été abolis : le présent est toujours associé à la tournure négative « je n'entends plus … n'es-tu plus » qui font écho au passé composé « je l'ai été » pour une action terminée dans le passé qui a des conséquences présentes : désormais, Arlequin est libre. Pour la première, il se met à tutoyer son maître, c'est significatif. Les rôles ne sont pas encore intervertis, mais ils sont déjà complètement remis en cause.

Le mot « esclave » revient deux fois. Et Arlequin resitue pour nous le contexte : la langue d'Athènes. La scène se déroule dans l'antiquité, mais le spectateur reconnaît bien le lieux commun du maître et du valet. Les personnages peuvent être costumés selon la mode de l'époque, et Arlequin est immédiatement reconnaissable, puisque c'est un personnage traditionnel de la comedia del'Arte, complètement anachronique avec le monde antique où il est placé.

Athènes n'est donc pas à considérer comme un lieu historique, mais plutôt comme le symbole d'une cité organisée et hiérarchisée. Marivaux souligne ainsi qu'il souhaite mener une réflexion sociale complètement atemporelle.

Arlequin n'est pas dupe des flatteries de son maître. Il qualifie « la langue d'Athènes » de « jargon ». À travers les paroles de l'esclave, Marivaux, dénonce bien ici un langage manipulateur, qui manque de sincérité. Tout l'enjeu de la pièce est d'amener les personnages, non pas à inverser l'ordre social, mais à retrouver un langage sincère les uns avec les autres.

La colère d'Iphicrate rencontre le rire d'Arlequin. C'est un moment comique qui est suivi directement d'un moment plus sérieux, avec une réflexion quasiment philosophique au présent de vérité générale : les hommes ne valent rien. Tout cela annonce une réplique importante pour l'intrigue de la pièce. C'est la dernière réplique de la scène, qui pose enfin tous les enjeux moraux de la pièce.

Le verbe psychologique « méconnaître » est intéressant, car c'est par lui qu'Arlequin se libère. C'est une parole performative. La fonction performative du langage, c'est quand une parole a la valeur d'un acte. C'est le cas ici, quand Arlequin dit « je l'ai été » c'est également le cas quand il dit « je te pardonne ». On voit donc à quel point les relations entre les personnages sont davantage construites de façon symbolique, par les mots, que par de véritables rapports de force.

Troisième mouvement :
Une visée morale



Arlequin
Dans le pays d'Athènes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien ! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi ; on va te faire esclave à ton tour ; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là. Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ; tu sauras mieux ce qu'il est permis de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la même leçon que toi. Adieu, mon ami ; je vais trouver mes camarades et tes maîtres. Il s'éloigne.
Iphicrate, au désespoir, courant après lui l'épée à la main.
Juste ciel ! peut-on être plus malheureux et plus outragé que je le suis ? Misérable ! tu ne mérites pas de vivre.


Le discours d’Arlequin repose sur des effets de contraste : les maîtres, « ceux qui te ressemblent » sont opposés aux esclaves « mes camarades » notamment à travers les pronoms personnels de première et deuxième personne. Les mêmes mots sont répétés dans des contextes opposés « tu étais le plus fort » devient « plus fort que toi ». « J’étais ton esclave » devient « on va te faire esclave à ton tour ». Ces jeux d'opposition entérinent le basculement des rôles.

Mais le sens des mots semble décidé par celui qui a le plus de pouvoir « tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. » D’ailleurs Iphicrate signifie étymologiquement : celui qui gouverne par la force. L'étude des noms propres en littérature, c'est ce qu'on appelle l'onomastique. Iphicrate n'a plus son gourdin, mais il a toujours son épée ! Il pourrait s’en servir pour obliger Arlequin à lui obéir ! Tout cela permet de montrer que la véritable force se trouve en fait dans les conventions sociales.

À travers cette dernière réplique d'Arlequin, Marivaux aborde des questions philosophiques : la distinction entre l'homme et l'animal, avec des termes très génériques : « le monde ... les autres ... ceux qui te ressemblent ». Le mot « animal » est très fort, il indique que l'esclave est complètement déshumanisé. La tournure impersonnelle « ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres » pose ainsi une véritable question morale.

Les nombreux futurs programment déjà toute la réflexion qui sera illustrée sur scène : on te dira, nous verrons, tu penseras, etc. C'est ce qu'on appelle une prolepse : une annonce de la suite de la pièce. De même le conditionnel ouvre le champ des possibles et de la fiction : « Tout en irait mieux dans le monde ». Nous allons assister à une véritable « leçon » magistrale. Pour Marivaux, le théâtre est un espace où l'on peut faire vivre des exemples, une véritable expérimentation morale.

Un principe de sagesse émerge déjà : comme chez Molière, ce sont les comportements extrêmes qui empêchent la vie en société : « Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable ». Le mot clé ici, c’est le mot « raisonnable » : c’est à dire la raison, la tempérance, la mesure.

On retrouve ici un héritage typique des philosophes des Lumières, pour lesquels la connaissance et la raison sont intimement liées à la vertu. Écoutez par exemple ce que Diderot écrit dans l'article Encyclopédie de son encyclopédie :
« Le but d'une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses à la surface de la terre [...] afin que [...] que nos neveux, devenus plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux. »

Ce n'est donc pas la révolution, mais la tempérance que vise Marivaux. À la fin de la pièce, les maîtres redeviennent maîtres et les esclaves redeviennent esclaves, mais tout le monde est devenu plus vertueux.

Marivaux tient donc ici davantage un discours de moralisateur que de réformateur. Il demande aux maîtres d’avoir un peu plus d’humanité et de ne pas abuser de leur pouvoir. Avec cette pièce, il leur dit : « prenez garde » : votre pouvoir ne repose que sur un consentement, les esclaves pourraient bien un jour refuser d’obéir, et alors vous n’aurez plus de pouvoir.

Conclusion



En ce début de pièce, le basculement des rôles se déroule sous les yeux du spectateur, il est illustré de manière théâtrale. Le valet refuse d'obéir à son maître, et bloque d'emblée l'évolution de l'intrigue, tout cela contribue à la dimension comique de la pièce.

Mais au-delà d'un effet de comique, Marivaux soulève des questions de société. Sur quoi repose la domination des maîtres sur les esclaves ? C'est uniquement le fruit d'une législation humaine, le rapport de force est devenu symbolique. Marivaux a certainement à l'esprit les mots de La Boëtie dans son ouvrage de philosophie politique, De la servitude volontaire :
« soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres »

En inversant les rôles, Marivaux mène une véritable expérimentation sociale par le théâtre. Le personnage d'Iphicrate va apprendre à respecter son esclave, tandis qu'Arlequin, cruellement indifférent au sort de ses semblables, va également apprendre à se comporter avec humanité et humilité. L'enjeux de la pièce se trouve d'abord dans le langage, qui va évoluer progressivement de l'hypocrisie à la sincérité. Ainsi, le théâtre de Marivaux révèle davantage une leçon de tempérance et d'humanité qu'un discours révolutionnaire.


⇨ Marivaux, L'Île des Esclaves 💼 Scène 1 - Le naufrage (extrait étudié)

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