Couverture pour On ne badine pas avec l'amour

Musset, On ne badine pas avec l’amour, 1834. Résumé-analyse



1834, Musset publie cette pièce faussement légère, où les jeux de la parole et du cœur déchirent des personnages qui s'aiment pourtant… Nous allons la découvrir ensemble scène par scène, en expliquant les citations essentielles au fur et à mesure.

Commençons par le titre : On ne badine pas avec l'amour… proverbe au présent de vérité générale, qui fait resurgir un héritage littéraire du XVIIe siècle ! Dans les salons de la Préciosité, on improvise de courtes scènes pour faire deviner un proverbe, souvent pour parler d'amour…

Au XVIIIe siècle, ce langage de la galanterie inspire à Marivaux un badinage sophistiqué et léger : le marivaudage… Au XIXe siècle, Musset va au contraire lui donner une gravité particulière avec la négation totale qui annonce déjà que tout cela va mal se terminer…

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Acte I



Scène 1



La pièce commence avec un Chœur, groupe de personnages qui annonce l'arrivée de Maître Blazius, sur sa mule.
LE CHOEUR
Salut, maître Blazius, vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une amphore antique.


Musset fait allusion à l'origine même du théâtre, où le Chœur grec accueillait Dionysos, dieu du vin. Or voilà justement un personnage qui aime boire, et marmotte un Pater Noster : cette critique de l'Église est récurrente dans notre pièce.

Maître Blazius nous annonce avec fierté que son jeune élève, Perdican, le fils du Baron, est reçu docteur à Paris, on devine un jeune homme éloquent mais peu naturel.
MAÎTRE BLAZIUS
Il revient aujourd'hui même au château, la bouche toute pleine de façons de parler si belles et si fleuries qu'on ne sait que lui répondre les trois quarts du temps.


Le chœur présente aussi Dame Pluche, stéréotype de la dévote, portée par un âne, égrenant son chapelet. Elle annonce l'arrivée de Camille, la nièce du baron, qui été éduquée dans un couvent.
DAME PLUCHE
Ceux qui la verront auront la joie de respirer une [...] fleur de sagesse et de dévotion.


Musset partage cette idée de Rousseau : l'éducation et la société altèrent notre capacité à être sincère. Il faut savoir que le grand-père de Musset était spécialiste de Rousseau, et son père l'a même édité.

Scène 2



Le Baron annonce à son curé, le maître Bridaine, qu'il veut marier son fils avec sa nièce (il a obtenu les dispenses du Pape pour cela). On devine que ce mariage sera l'unité de l'action !
LE BARON
Ces enfants s’aimaient d’ailleurs fort tendrement dès le berceau. J'ai disposé les choses de manière à tout prévoir. Ma nièce sera introduite par cette porte à gauche, et mon fils par cette porte à droite.


Le baron joue les metteur en scène, avec des indications scéniques qui sont normalement des didascalies… Par ce procédé, Musset invite son lecteur à imaginer une véritable petite scène mentale !

Pourquoi mentale ? Parce que cette pièce n'est pas destinée à être jouée. En effet, La Nuit vénitienne, la première pièce de Musset, est un échec : il écrit alors son Spectacle dans un fauteuil. Il présente ainsi ce livre à son lecteur :
Ouvre-le sans colère, et lis-le d’un bon œil.
Qu’il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune ;
Un spectacle ennuyeux est chose assez commune,
Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil.

Musset, Le Spectacle dans un fauteuil, 1834.

Entrent alors Perdican et Camille, chacun par sa porte. On va voir que Musset multiplie ces effets de contraste et de symétrie.
PERDICAN
Comme te voilà grande, Camille, et belle comme le jour.

LE BARON
Camille, embrasse ton cousin. [...] Un compliment vaut un baiser.


Mais Camille refuse d'embrasser son cousin au grand dam du baron : l'intrigue est bloquée ! Pourquoi Camille refuse-t-elle ce mariage ?

Traditionnellement, dans la comédie, ce qui empêche le mariage des jeunes premiers, c'est un obstacle extérieur. Dans notre pièce, deux conceptions de l'amour séparent les jeunes gens qui se tourne le dos. Symboliquement, Camille regarde le portrait d'une aïeule en costume religieux, tandis que Perdican regarde une fleur, appelée héliotrope, parce qu'elle se tourne vers le soleil.

Scène 3



Perdican propose à Camille de descendre en bateau jusqu'au moulin, comme ils faisaient dans leur enfance. Mais Camille n'en a pas envie.
PERDICAN
Quoi ! Pas un souvenir Camille ? Pas un battement de cœur pour notre enfance, [...] ce pauvre temps passé [...] si plein de niaiseries délicieuses ?

CAMILLE
Je ne suis ni assez jeune pour m'amuser de mes poupées, ni assez vieille pour aimer le passé.


On trouve dans ce passage les inquiétudes d'une jeunesse désenchantée : Camille refuse la nostalgie de Perdican, mais aucun n'a une idée de l'avenir. C'est ce que Musset appelle « le mal du siècle ».

En 1836, en s'inspirant de sa propre vie, Musset écrit un roman La Confession d'un Enfant du siècle, où il théorise ce mal qui ronge sa génération, en lui donnant des causes historiques…

La Restauration a éteint l'élan de la Révolution française et des conquêtes napoléoniennes. Piégée entre un passé révolu et un avenir empêché, la jeunesse est désabusée :
Trois éléments partageaient [...] la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s’agitant encore sur [les] ruines [...] de l’absolutisme ; devant eux [...] les premières clartés de l’avenir. [...] Entre ces deux mondes… [...] Le présent, l’esprit du siècle, ange du crépuscule, qui n’est ni la nuit ni le jour.
Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle, 1836.

Le Baron qui a aperçu la scène de loin, prend dame Pluche à témoin : n'est-ce pas malheureux de les voir se parler si froidement ? Mais Dame Pluche n'est pas de cet avis :
DAME PLUCHE
Il est malséant de quitter la terre ferme seule avec un homme.

LE BARON
En vérité [...] vous êtes une pécore, Pluche ! Je ne sais que penser de vous.


Musset se moque de ces règles de morale, et passe rapidement d'un ton sérieux à un ton comique : on s'éloigne d'un vaudeville où les histoires d'amour sont toujours légères et truculentes, et du mélodrame, où elles les émotions fortes valorisent finalement la vertu.

Scène 4



Perdican, discute avec le Chœur, villageois et paysans qui l'ont connu enfant. Le Chœur incarne maintenant une certaine sagesse populaire.
PERDICAN
N'est-ce pas vous qui m'avez porté [...] pour passer les ruisseaux, [...] qui vous êtes serrés autour de vos tables pour me faire une place au souper.

LE CHŒUR
Nous nous en souvenons. [...] On nous a dit que vous êtes savant, monseigneur.

PERDICAN
On me l'a dit aussi. Les sciences sont une belle chose [...] mais ces prairies enseignent [...] la plus belle de toutes, l'oubli de ce qu'on sait.


Perdican se méfie de sa propre éducation… Arrive alors Rosette, la sœur de lait de Camille (c'est-à-dire la fille de la villageoise qui a allaité Camille). Il lui demande si elle est mariée. Elle répond que non.
PERDICAN
Pourquoi ? Il n'y a pas dans le village de plus jolie fille que toi. Nous te marierons mon enfant.


La beauté de Rosette est reconnue, plaît-elle vraiment à Perdican ? En parlant de son mariage au futur, il fait sans le savoir allusion à la fin funeste de la pièce : c'est de l'ironie tragique.

Scène 5



Maître Bridaine vient voir le Baron et accuse Maître Blazius de boire au lieu de s'occuper de son élève ; il montre par la fenêtre Perdican qui fait des ricochets, assis sur le bord du lavoir avec une paysanne.
LE BARON
Tout est perdu ! [...] Bridaine va de travers, Blazius sent le vin [...] et mon fils séduit toutes les filles du village en faisant des ricochets.


L'un titube, l'autre zigzague, le troisième jette des cailloux… Cette insistance sur les gestes des personnages fait penser aux lazzis de la Commedia dell'arte.

Mais Musset donne aussi à ces gestes une dimension symbolique  : les ricochets illustrent bien que l'amour de Perdican n'atteint Rosette que par rebond.

Acte II



Scène 1



Camille retrouve Perdican, dans un jardin. Elle lui explique qu'elle ne veut se marier avec personne, ce n'est pas contre lui. Il la rassure :
PERDICAN
L'orgueil n'est pas mon fait ; je n'en estime ni les joies ni les peines [...] touche là, et soyons bons amis.

CAMILLE
Je suis bien aise que mon refus vous soit indifférent.

PERDICAN
Il ne m'est point indifférent, Camille. Ton amour m'eût donné la vie, mais ton amitié m'en consolera.


Perdican donne à l'amour une valeur très élevée… Et Camille semble blessée quand elle se dit « bien aise de son indifférence ». Nous sommes ici dans un badinage complexe.

Lorsqu'il écrit On ne badine pas avec l'amour, Musset est lui-même dans un grand désarroi amoureux. Il vient de se séparer de George Sand, qui lui a proposé de rester amis.

Sand, a des amants, sort en costume sous un nom masculin (elle s'appelle Aurore Dupin). Elle défie la condition féminine de l'époque et forme avec Musset un couple emblématique du romantisme !

De son côté, Musset, libertin, n'est pas fidèle… Mais à Venise, il tombe malade ; elle a une aventure avec son médecin, et décide de rompre. Musset éprouve alors une douleur insoupçonnée :
Je m’étais dit qu’il fallait revivre, qu’il fallait prendre un autre amour [...]. J’essayais, [...] mais, maintenant, [...] j’aime mieux ma souffrance que la vie : [...] tu veux bien que je t’aime, ton cœur le veut, tu ne diras pas le contraire, et moi, je suis perdu.
Musset, Correspondance, 1834.

Scène 2



Maître Bridaine, dans la salle à manger, constate que la meilleure place à table est pour Blazius. Vexé, il décide de retourner à sa cure :
MAÎTRE BRIDAINE.
Adieu [...] mets succulents, bouteilles cachetées, j'aime mieux, comme César, être le premier au village que le second dans Rome.


Ce personnage grotesque, s'opposant au sublime, est héroï-comique : il décrit ses préoccupations triviales d'une manière élevée.

Scène 3



Dans la campagne, Perdican se promène avec Rosette. Il l'embrasse en disant qu'il l'aime comme un frère. Rosette se rend bien compte qu'elle manque d'éducation pour décrypter les paroles et les gestes.
ROSETTE
Des mots sont des mots, et des baisers sont des baisers. Je n'ai guère d'esprit, et je m'en aperçois [...].


Enfin, Rosette évoque la pluie, cela émeut Perdican : la sincérité du cœur est présente dans ces paroles sans arrière-pensées.

Scène 4



Au château, Maître Blazius dit au baron qu'il a aperçu de loin Camille se fâcher contre Dame Pluche, parlant d'un homme courtisant une gardeuse de dindons. Le baron est confus :
LE BARON
Ô ciel ! ma nièce m'a déclaré ce matin même qu'elle refusait son cousin Perdican. Aimerait-elle un gardeur de dindons ?


Ce baron représente une noblesse décadente, qui méprise le peuple, et a perdu son autorité. Avec cette crainte pathétique et comique d'une mésalliance, Musset esquisse un scénario à la Roméo et Juliette : où l'image des dindons introduit une note discordante.

Stendhal est le premier à défendre un théâtre refusant les règles classiques, pour mieux répondre aux goûts de son époque. Il oppose alors Shakespeare à Racine, et appelle cela le «  romanticisme ».
Le Romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible.
Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823.

En France, le romantisme prend son essor après l'Angleterre et l'Allemagne, notamment avec Hernani de Victor Hugo, qui provoque de véritables batailles à la Comédie française, parce qu'elle enfreint les règles classiques. Musset à 20 ans fréquente le cénacle de Hugo.

Le manifeste du drame romantique, c'est la Préface de Cromwell où Victor Hugo affirme que l'unité d'action doit prendre le pas sur l'unité de temps et de lieu, au nom de la vraisemblance :
Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire entrer toutes ces figures que la providence déroule dans la réalité ! C’est faire grimacer l’histoire.
Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827.

Hugo élabore une esthétique nouvelle, toute de contrastes d'ombres et de lumières ; alliance du sublime et du grotesque, qui incarne selon lui la Révolution dans l'art, portée par les romantiques.
Tout dans la création n’est pas humainement beau, [...] le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière.
Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827.

Scène 5



Nouveau lieu, nouveau décor. Nous sommes maintenant près d'une fontaine, dans les bois. Perdican retrouve Camille qui veut lui parler. L'intrigue va-t-elle se débloquer ?
CAMILLE
Je vous ai refusé un baiser, le voilà. (Elle l'embrasse). [...] Vous ne savez pas la raison pour laquelle je pars, je viens vous la dire : je vais prendre le voile.


Ici les paroles sont un masque que Camille porte pour tester Perdican. Ce qu'elle craint avant tout, c'est que l’amour ne dure pas. Elle veut un amour éternel. Or les réponses de Perdican ne la rassurent pas…
CAMILLE
Vous n’êtes point un libertin, [...] votre cœur a de la probité. [...] Avez-vous eu des maîtresses ? [...] Les avez-vous aimées ?

PERDICAN
De tout mon cœur.

CAMILLE
Que me conseilleriez-vous de faire, le jour où [...] vous ne m’aimerez plus ?

PERDICAN
De prendre un amant.


Voilà où se trouve l'écart entre les deux jeunes gens, qui empêche le mariage arrangé : il y a pour ainsi dire un jeu, c'est-à-dire, un dysfonctionnement, un grain de sable dans le mécanisme.

Camille insiste : a-t-elle raison de vouloir rester au couvent ? Et elle évoque les histoires d'amour rapportées par sœur Louise, qui se terminent toutes mal. Ce passage interroge l'amour mais aussi la condition féminine de l'époque.
CAMILLE
Savez-vous ce que c'est que les cloîtres, Perdican ? [...] Il y a deux cent femmes dans notre couvent ; [...] plus d'une parmi elles sont sorties du monastère comme j'en sors aujourd'hui, vierges et pleines d'espérances. Elles sont revenues peu de temps après, vieilles et désolées.


Rester au couvent, c'est au contraire faire l'expérience d'un amour absolu, ne pas prendre le risque d'être blessée.
CAMILLE
Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer d'un amour immortel, et faire des serments qui ne se violent pas. Voilà mon amant. (Elle montre son crucifix.)


D'abord, Perdican lui répond qu'elle est peut-être faite pour être nonne... Mais il la prévient : selon lui, elles l'ont influencée.
PERDICAN
Dans ton monastère, la plupart [des femmes] ont au fond du cœur des blessures profondes. [...] Elles ont coloré ta pensée virginale de leur sang.


Perdican est certain que ces religieuses regrettent un amour perdu, il les compare à des fantômes… Il leur oppose sa propre conception de l'amour, qui nous sauve de la médiocrité du monde.
PERDICAN.
Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, hypocrites [...] ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses [...] ; mais il y a [...] une chose sainte et sublime, c'est l'union de ces deux êtres si imparfaits.


La fin de cette tirade célèbre provient d'une lettre de George Sand :
PERDICAN.
On est souvent trompés en amour, souvent blessé et malheureux, mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, [...] on se dit : J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. Il sort.


Acte III



Scène 1



Décidément, les unités de temps et de lieu ne sont pas respectées ! Nous sommes le lendemain devant le château… Le Baron renvoie Maître Blazius car il boit du vin en cachette, et ses accusations contre Camille n'ont rien de plausible.

Ce baron en conflit avec le gouverneur de son fils représente bien une crise du pouvoir. Après la révolution des Trois Glorieuses, c'est la monarchie de juillet : Louis-Philippe n'est plus Roi de France, mais Roi des français, son pouvoir est limité par le suffrage censitaire (limité à ceux qui payent des impôts élevés). Avec la Révolution industrielle, les inégalités se sont accentuées.

Perdican seul, se sent attristé du départ de sa cousine, il s'interroge sur ses sentiments dans un monologue ambivalent :
PERDICAN.
Je l'aime, cela est sûr. [...] Elle a beau être jolie, cela n'empêche qu'elle n'ait des manières beaucoup trop décidées [...] Il est clair que je ne l'aime pas.


Scène 2



Maître Blazius veut prouver qu'il n'a pas menti : il arrête Dame Pluche, qui porte une lettre de Camille. Perdican arrive et récupère la lettre... Elle est adressée à une nonne, sœur Louise. Il l'ouvre :
LETTRE DE CAMILLE
Je pars aujourd'hui, ma chère. [...] C'est une terrible chose ; ce pauvre jeune homme a le poignard dans le cœur, il ne se consolera pas de m'avoir perdue.


Une parole écrite, interceptée, est-elle une garantie de sincérité ? Camille joue-t-elle un rôle face à son amie religieuse ? Perdican ne perçoit rien de cela : blessé dans son orgueil, il se ment à lui même.
PERDICAN.
Moi au désespoir [...] ? Non, non, Camille, je ne t'aime pas : [...] je n'ai pas le poignard dans le cœur, et je te le prouverai.


Cet orgueil rappelle l'hybris de la tragédie antique : la démesure, qui rend le Héros tragique aveugle à son destin. Perdican décide de se venger, et il écrit à Camille pour lui donner rendez-vous à la fontaine.

Scène 3



Camille arrive à l'avance au rendez-vous, mais Perdican est avec Rosette. Elle se cache pour les entendre : c'est le début d'une scène de théâtre dans le théâtre :
PERDICAN.
Sais-tu ce que c'est que l'amour, Rosette ? [...] Tu veux bien de moi, n'est-ce pas ? On n'a pas [...] infiltré dans ton sang vermeil les restes d'un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse.


Perdican jette dans l'eau la bague que Camille lui avait donnée. Puis habilement, il joue avec la double énonciation : en flattant Rosette il adresse des reproches à Camille qu'il sait cachée non loin. À cela s'ajoute même un troisième niveau d'énonciation, celui du lecteur / spectateur qui plaint Camille.

Cette confusion des niveaux de lecture renvoie à l'esthétique baroque du theatrum mundi : le monde est un théâtre où chacun joue un rôle.
Le monde entier est un théâtre,
Et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs ;

Shakespeare, Comme il vous plaira, 1599.

Scène 4



Le Chœur entre sur scène et résume la situation. Le ton léger du début laisse désormais place à des nouvelles plus inquiétantes :
LE CHOEUR.
Il se passe assurément quelque chose d'étrange au château, Camille a refusé d'épouser Perdican. [...] Mais je crois que le seigneur son cousin s'est consolé avec Rosette. Hélas, la pauvre jeune fille ne sait pas quel danger elle court, en écoutant les discours d'un jeune et galant seigneur.


Dame Pluche entre sur scène, elle appelle Camille, et lui dit que tout est prêt pour le départ. Mais Camille réagit de manière imprévue.
CAMILLE.
Allez au diable, vous et votre âne, je ne partirai pas aujourd'hui.


Dame Pluche s'éloigne, choquée. On devine que le jeu dangereux de Perdican a fait avancer l'intrigue, décidant Camille à rester.



Scène 5



Maître Bridaine rapporte au baron qu'il a vu Perdican faire la cour à une fille du village.
MAÎTRE BRIDAINE.
Il lui a fait un présent considérable, la chaîne d'or qu'il portait à son bonnet.


Ces différents personnages secondaires : Maître Bridaine, Maître Blazius, et Dame Pluche, sont des personnages fantoches (de simples marionnettes qui divertissent le spectateur) tandis que les sentiments et certains accessoires, comme la bague ou la chaîne d'or de Perdican, jouent un rôle déterminant dans la progression de l'intrigue.

Scène 6



Camille a compris que Perdican a voulu la rendre jalouse... Elle fait alors venir Rosette, qui avoue que Perdican lui a promis de l'épouser.
CAMILLE
Tu l'aimes, pauvre fille ; il ne t'épousera pas, et la preuve, je vais te la donner, rentre derrière ce rideau.


Ce nouveau stratagème, est encore un jeu de cache-cache. Une fois Rosette cachée, Camille fait entrer Perdican et commence à badiner…
CAMILLE
Je voudrais qu’on me fit la cour. [...] Vous m’avez proposé [...] de faire une promenade dans la forêt. Fera-t-il clair de lune, ce soir ?


Elle lui rend sa bague. Il s'étonne : elle est donc allée la chercher dans la fontaine ? Camille lui dit alors une chose : l'inconstance de ses paroles cache une intention qui, elle, ne change pas.
CAMILLE.
Connaissez-vous le cœur des femmes, Perdican ? [...] Savez-vous si elles changent réellement de pensée en changeant quelquefois de langage ? [...] Sans doute, il nous faut [...] mentir ; vous voyez que je suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme, lorsque sa langue ment ?


Ce passage, si évocateur de la condition féminine de l'époque laisse entendre à demi-mot qu'elle attendait surtout de lui un serment d'amour éternel. Mais Perdican ne le comprend pas :
PERDICAN.
Je n'entends rien à tout cela, et je ne mens jamais. Je t'aime, Camille, voilà tout ce que je sais.

CAMILLE.
Vous dites que vous m'aimez, et que vous ne mentez jamais. En voilà une qui dit pourtant que cela vous arrive quelquefois. Elle lève la tapisserie. Rosette paraît dans le fond, évanouie sur une chaise.


Camille accuse Perdican d'avoir joué avec cette pauvre enfant, par orgueil. Et elle le met au défi de l'épouser s'il n'est pas un lâche.

Ce passage peut nous faire penser aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, où les personnages libertins jouent avec des victimes innocentes.

Scène 7



Camille supplie le baron d'empêcher ce mariage, mais il ne prend aucune décision et va s'enfermer dans sa chambre. Il n'y aura donc pas de deus ex machina : aucun personnage puissant ne viendra arranger les choses.

Perdican entre. Camille se moque de lui : va-t-il épouser Rosette ?
CAMILLE.
J'en suis vraiment fâchée pour vous. Cela fait du tort à un jeune homme, de ne pouvoir résister à un moment de dépit.


S'ensuit alors un échange vif de répliques courtes (des stichomythies) où le badinage se transforme en véritable joute verbale :
PERDICAN.
Voilà un ton de persiflage qui est hors de propos.
CAMILLE
Il me plaît trop pour que je le quitte.
PERDICAN.
Je vous quitte donc. [...] Quand une femme [...] est franche, bonne et belle, je ne me [soucie pas] de savoir si elle parle latin.


Rosette arrive et tombe à genoux en larmes : on dit au village que Perdican se moque d'elle. Perdican la rassure : il va lui-même annoncer leur mariage publiquement.
PERDICAN
Je trouve plaisant qu'on dise que je ne t'aime pas quand je t'épouse. Pardieu ! nous les ferons bien taire.


La demande en mariage, publique, est une parole comparable à un acte : c'est ce qu'on appelle un énoncé performatif. Mais un doute subsiste : ces paroles seront-elles vraiment suivies d'effet ? Souvent chez Musset, la parole sans les actes n'a pas de valeur. C'est d'ailleurs une réplique célèbre de Lorenzaccio :
LORENZO
Ah ! les mots, [...] bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! grand défonceur de portes ouvertes ! ô homme sans bras !


Scène 8



Camille, seule dans une chapelle du château, confie sa douleur dans une prière.
CAMILLE.
M'avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez, lorsque [...] j'ai refusé de devenir l'épouse d'un autre que vous, j'ai cru parler sincèrement.


Perdican l'a entendue, il réalise alors que seul l'orgueil les sépare : il en fait alors une véritable allégorie (la personnification d'une idée).
PERDICAN.
Orgueil ! le plus fatal des conseillers humains, qu’es-tu venu faire entre cette fille et moi ? [...] Le bonheur, [...] comme des enfants gâtés [...] nous en avons fait un jouet. [...] Ô insensés que nous sommes, nous nous aimons.


Dès qu'ils cessent de jouer, apparaît la première personne du pluriel, ce « nous » qui les rassemble : la parole dit enfin la vérité du cœur.
CAMILLE.
Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton cœur ; ce Dieu qui nous regarde ne s'en offensera pas ; il veut bien que je t'aime.


Les deux amoureux s'embrassent, mais on entend soudain un grand cri derrière l'autel. C'est Rosette.
CAMILLE.
La pauvre enfant nous a sans doute épiés. [...] portons-lui secours ; hélas ! tout cela est cruel.


Perdican paralysé n'ose pas y aller, il fait un court monologue pendant que Camille sort.
PERDICAN.
Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! [...] Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute...

CAMILLE, rentre.
Elle est morte. Adieu, Perdican.


Malgré les critiques de la religion qui traversent toute la pièce, Perdican s'adresse finalement à Dieu, comme si la pureté de ses intentions pouvait encore produire un deus ex machina et empêcher le dernier adieu. L'un des poèmes les plus célèbres de Musset reprendra ce mot « Adieu ! » pour dire la douleur de la séparation.
Adieu ! je crois qu’en cette vie
Je ne te reverrai jamais.
Dieu passe, il t’appelle et m’oublie ;
En te perdant je sens que je t’aimais.


Alfred de Musset est reconnu de son vivant comme l'un des plus grands poètes romantiques. Il est nommé chevalier de la Légion d'honneur en 1845, et à l'Académie française en 1852. Mais il est alcoolique, souffre de troubles neurologiques probablement dus à la syphilis, et meurt de la tuberculose le 2 mai 1857 à l'âge de 46 ans.




Sebastian Peter, Lac de nuit, vers 1800.

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