Couverture pour PhĂšdre

Commentaire linéaire
de l’acte I, scùne III
de PhĂšdre de Racine



Extrait étudié




PHÈDRE
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'ÉgĂ©e
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait ĂȘtre affermi,
AthĂšnes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pĂąlis Ă  sa vue ;
Un trouble s'Ă©leva dans mon Ăąme Ă©perdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps, et transir et brûler.
Je reconnus VĂ©nus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.
Par des vƓux assidus je crus les dĂ©tourner :
Je lui bĂątis un temple, et pris soin de l'orner ;
De victimes moi-mĂȘme Ă  toute heure entourĂ©e,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
D'un incurable amour remĂšdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
MĂȘme au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout Ă  ce dieu, que je n'osais nommer.
Je l'Ă©vitais partout. Ô comble de misĂšre !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son pĂšre.
Contre moi-mĂȘme enfin j'osai me rĂ©volter :
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'Ă©tais idolĂątre,
J'affectai les chagrins d'une injuste marĂątre ;
Je pressai son exil, et mes cris Ă©ternels
L'arrachĂšrent du sein, et des bras paternels.
Je respirais, ƒnone. Et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence ;
Soumise Ă  mon Ă©poux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon Ă©poux lui-mĂȘme Ă  TrĂ©zĂšne amenĂ©e,
J'ai revu l'Ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitÎt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus toute entiÚre à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire ;
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prĂȘt Ă  s'exhaler.


Introduction



Je vous propose d’étudier la scĂšne 3 de l’Acte I de PhĂšdre, la tragĂ©die de Racine. C’est la tirade trĂšs trĂšs (trĂšs trĂšs 
 trĂšs) cĂ©lĂšbre oĂč PhĂšdre rĂ©vĂšle Ă  sa nourrice Oenone, (mais au spectateur aussi en passant) qu’elle est amoureuse d’Hippolyte !

Ah, le beau Hippolyte, qui malheureusement pour elle est le fils de son mari ThĂ©sĂ©e
 Vous voyez le problĂšme : c’est un amour considĂ©rĂ© comme incestueux, contre-nature.

PhĂšdre, c’est une piĂšce qui obĂ©it bien Ă  toutes les rĂšgles de la tragĂ©die classique : unitĂ© de lieu, unitĂ© de temps, unitĂ© d’action, fatalitĂ© tragique poursuivant le personnage principal, et 
 biensĂ©ance. HĂ© oui, malgrĂ© la situation familiale trĂšs glauque, malgrĂ© la mort de plusieurs personnages Ă  la fin (hein ? ça va je n’ai pas spoilĂ© lĂ  ?) malgrĂ© une fin d’une rare violence que je vous invite Ă  lire, rien n’est montrĂ©, pas une goutte de sang.

Dans la prĂ©face de PhĂšdre, Racine rend hommage Ă  Euripide qui lui a donnĂ© son sujet. Selon lui, PhĂšdre : « a toutes les qualitĂ©s qu'Aristote demande dans le hĂ©ros de la tragĂ©die, et qui sont propres Ă  exciter la compassion et la terreur. En effet, PhĂšdre n'est ni tout Ă  fait coupable, ni tout Ă  fait innocente ». PhĂšdre est coupable de son amour pour Hippolyte, mais elle est innocente car elle est poursuivie par la vengeance de VĂ©nus
 Vous allez voir que VĂ©nus, la dĂ©esse de l’amour, est super rancuniĂšre


Dans sa tirade, PhĂšdre considĂšre elle-mĂȘme son amour comme un crime, mais elle plaide en montrant combien elle lutte contre la fatalitĂ©. Mais tous ses efforts sont vains c’est pourquoi elle songe au suicide : c’est la grosse ambiance !

Problématique


Comment Racine construit-il cette révélation de PhÚdre à sa nourrice pour inspirer à la fois la terreur et la pitié, pour montrer que son personnage est à la fois coupable et victime ?

Axes pour un commentaire composé


Un personnage poursuivi par une implacable fatalité.
Un récit fait à une confidente
Un poĂšme lyrique exprimant une souffrance personnelle.
Une passion décrite par PhÚdre inspire la terreur propre au registre tragique.
La tirade de PhÚdre révÚle toute l'ambiguïté de ce personnage à la fois coupable et innocent.
Une délibération qui se termine sur la décision du suicide.



Premier mouvement :
Une révélation terrifiante



C’est donc Phùdre qui prend la parole maintenant :


269 Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'ÉgĂ©e
270 Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
271 Mon repos, mon bonheur semblait ĂȘtre affermi,
272 AthĂšnes me montra mon superbe ennemi.
273 Je le vis, je rougis, je pĂąlis Ă  sa vue ;
274 Un trouble s'Ă©leva dans mon Ăąme Ă©perdue ;
275 Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
276 Je sentis tout mon corps, et transir et brûler.


« Mon mal vient de plus loin » PhĂšdre remonte en arriĂšre, aux origines de son malheur, le suspense est trĂšs fort, parce que la rĂ©vĂ©lation qui va suivre a une charge Ă©motionnelle trĂšs intense, c’est le rĂ©cit de comment elle est tombĂ©e amoureuse d’Hippolyte.

En plus, le suspense est prolongĂ© pendant trois vers avec un complĂ©ment circonstanciel sĂ©parĂ© du reste de la phrase “À peine au fils d’ÉgĂ©e, blablabla... AthĂšnes me montra mon superbe ennemi.” Comment cette rĂ©vĂ©lation est-elle construite ?

Les temps employĂ©s construisent cette rĂ©vĂ©lation comme un basculement. D’abord PhĂšdre revient dans le passĂ© avec un plus que parfait “je m’étais engagĂ©e”, ensuite elle poursuit avec un imparfait “mon bonheur semblait ĂȘtre affermi” puis le basculement lui-mĂȘme est racontĂ© au passĂ© simple “AthĂšnes me montra mon superbe ennemi”.

C’est le jour mĂȘme de son mariage que PhĂšdre voit Hippolyte pour la premiĂšre fois, et c’est ce mariage qui en mĂȘme temps rend son amour impossible. VoilĂ  pourquoi PhĂšdre parle plus loin de “fatal hymen”.

Le moment prĂ©cis oĂč le coeur de PhĂšdre chavire est mimĂ© par les rythmes
 Regardez ici « je le vis, je rougis, je pĂąlis » (v.273) le rythme est ternaire 123 123 123, saccadĂ© comme un coeur qui s’emballe. Le tout est associĂ© Ă  des assonances en « i » (vis, rougis, pĂąlis) qui sont connues pour imiter le gĂ©missement. Ce trouble est renforcĂ© par des figures trĂšs puissantes : « et transir et brĂ»ler » (v.276) transir relĂšve du froid extrĂȘme, et brĂ»ler au contraire, de la chaleur extrĂȘme. Ce contraste est renforcĂ© par la polysyndĂšte...

Oui n’est-ce pas c’est un joli mot pour une figure de style toute simple : on ajoute des conjonctions de coordinations inutiles. Vous voyez euh quand votre petite soeur vous dit “je voudrais un muffin et aussi un chocolat et des bonbons et, des frites aussi et s’il te plaüt.” Polysyndùte.

Ensuite, la vue est le sens le plus important. C’est par les yeux que PhĂšdre est prise au piĂšge : « AthĂšnes me montra mon superbe ennemi » (v.272), privĂ©e de sa volontĂ© d’agir, c’est comme si elle Ă©tait aussi privĂ©e de sa vue : « Mes yeux ne voyaient plus » (v275).

Cette phrase fait rĂ©fĂ©rence Ă  Oedipe, qui est le symbole mĂȘme de l’inceste dans la mythologie Grecque. En effet, lorsque ce personnage rĂ©alise qu’il a tuĂ© son pĂšre et Ă©pousĂ© sa mĂšre, il se crĂšve les yeux.

Mais ce n’est pas seulement les yeux : PhĂšdre est entiĂšrement dĂ©possĂ©dĂ©e d’elle-mĂȘme « Je sentis tout mon corps et transir et brĂ»ler » (v.276). DerniĂšre Ă©tape de la dĂ©possession, aprĂšs le corps, l’ñme : « Un trouble s’éleva dans mon Ăąme Ă©perdue » PhĂšdre est en effet mise en pĂ©ril dans son rapport avec les Dieux. Cela annonce les deux vers suivants :


277 Je reconnus VĂ©nus et ses feux redoutables,
278 D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.


Dans cette phrase, le sang reprĂ©sente la lignĂ©e de PhĂšdre. En effet, dans la mythologie grecque, VĂ©nus est Aphrodite, mariĂ©e Ă  HĂ©phaĂŻstos, dieu du feu, des forges, de la mĂ©tallurgie, des volcans. En latin, on l’appelle Vulcain. C’est vrai qu’il n’est pas trĂšs beau, et qu’il est toujours trĂšs occupĂ©. Alors VĂ©nus le trompe avec un dieu beaucoup plus sĂ©duisant : ArĂšs (ou mars en latin) le dieu de la guerre.

Mais HĂ©lios qui a toujours l’occasion de tout voir, car c’est le dieu du soleil et de la lumiĂšre, alors il les a grillĂ©. (comment?) Hum, disons qu’il a bien vu leur petit jeu, depuis sa position surplombante. Alors il prĂ©vient HĂ©phaĂŻstos qui va forger ... un filet magique.

Le filet magique est posĂ© sur le lit et emprisonne le couple. Bien sĂ»r, tous les dieux sont prĂ©venus, et ils ne retiennent pas leurs moqueries ! Aphrodite, atrocement vexĂ©e, va poursuivre la descendance d’HĂ©lios de sa vengeance. Or HĂ©lios est le pĂšre de PasiphaĂ©, et PasiphaĂ© est la mĂšre de 
 PhĂšdre (hĂ© oui) pas de chance.

PasiphaĂ© elle-mĂȘme fut victime de VĂ©nus : elle lui inspira amour et dĂ©sir pour un taureau, relation contre-nature qui donna naissance au Minotaure. Mais dans la piĂšce on ne voit rien hein, Racine, lui, il respecte la biensĂ©ance vous vous souvenez ? En tout cas, cette histoire Ă©claire notre passage : PhĂšdre n’est pas complĂštement coupable, elle est victime d’une malĂ©diction.

D’ailleurs, regardez, les rimes sont signifiantes : « redoutables // inĂ©vitables » : PhĂšdre est Ă©crasĂ©e par une fatalitĂ© qui la dĂ©passe. Mais vous allez voir, dans la suite de la tirade, elle va dire tout ce qu’elle fait pour essayer d’échapper Ă  cette fatalité 

DeuxiĂšme mouvement :
Échapper Ă  la fatalitĂ© ?




279 Par des vƓux assidus je crus les dĂ©tourner :
280 Je lui bĂątis un temple, et pris soin de l'orner ;
281 De victimes moi-mĂȘme Ă  toute heure entourĂ©e,
282 Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
283 D'un incurabl_amour remĂšdes impuissants !
284 En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :


PhĂšdre essaye d’apaiser VĂ©nus, par tous les moyens, mais, est-ce que vous voyez comment, dans ces quelques vers, tout les efforts de PhĂšdre sont balayĂ©s ?

PhĂšdre fait des priĂšres et des offrandes Ă  la dĂ©esse « Par des voeux assidus je crus les dĂ©tourner » (v.279) elle va mĂȘme jusqu’à lui “bĂątir un temple”, (c’est quand mĂȘme pas mal comme offrande). Mais Ă  chaque fois c’est un Ă©chec. “Je crus les dĂ©tourner” le verbe croire Ă©limine d’emblĂ©e tout espoir. AprĂšs la liste de ses actions, nous avons deux prĂ©fixes privatifs « in-curable » et « im-puissants » : la passion de PhĂšdre est comparĂ©e Ă  une maladie impossible Ă  soigner. Notre passage se termine avec une condamnation sans appel “en vain”.

“de victimes moi-mĂȘme Ă  toute heure entourĂ©e
Je cherchais dans leurs flancs ma raison Ă©garĂ©e”
Ces deux vers sont trĂšs riches car ils Ă©voquent l’horreur de cette femme trempĂ©e dans le sang des sacrifices. DĂ©possĂ©dĂ©e de sa raison, PhĂšdre est rĂ©duite Ă  une marionnette sans volontĂ© “ma main brĂ»lait l’encens” on dirait qu’elle assiste Ă  ses propres actions.

« Moi-mĂȘme » indique qu’elle se considĂšre elle aussi comme une victime, elle se reconnaĂźt Ă  travers les animaux qu’elle sacrifie... Ce parallĂšle nous amĂšne Ă  comprendre qu’en fait, c’est sa vie Ă  elle qui est demandĂ©e par VĂ©nus.


285 Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
286 J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
287 MĂȘme au pied des autels que je faisais fumer,
288 J'offrais tout Ă  ce dieu, que je n'osais nommer.
289 Je l'Ă©vitais partout. Ô comble de misĂšre !
290 Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son pĂšre.


Dans ce passage, Racine donne une nouvelle dimension Ă  la culpabilitĂ© de PhĂšdre. Il faut savoir que Racine a reçu une Ă©ducation JansĂ©niste, c’est Ă  dire chrĂ©tienne, et trĂšs stricte. On trouve bien une influence du jansĂ©nisme dans la maniĂšre dont Racine traite la culpabilitĂ© du personnage de PhĂšdre.

Dans la mythologie grecque et romaine, la plus grande faute commise Ă  l’égard des dieux, c’est de se croire plus fort et plus puissant qu’eux, les grecs appellent ça l'hybris. De nombreux personnages qui ont essayĂ© de se moquer des dieux se retrouvent ainsi aux enfers : Tantale, Sisyphe


Dans le cas de PhĂšdre au contraire, tous ses gestes montrent une grande piĂ©tĂ© : elle prie “ma bouche implorait”, elle fait des offrandes “j’offrais tout”. Pourtant, elle accomplit ces gestes avec un coeur coupable : “j’adorais Hippolyte” correspond bien Ă  “ce dieu que je n’osais nommer”. VĂ©nus n’est pas la vĂ©ritable destinataire des offrandes et des priĂšres. PhĂšdre commet ici le

pĂ©chĂ© de l’idolĂątrie, c’est Ă  dire qu’elle adore la crĂ©ature mieux que le crĂ©ateur. On retrouve d’ailleurs ce mot un peu plus bas.

Cela renvoie non pas Ă  la mythologie, mais Ă  l’épisode du Veau d’or dans la bible : MoĂŻse Ă©tait parti trannquillement sur le mont SinaĂŻ pour discutailler avec Dieu et recevoir les tables de la loi, mais de retour parmi son peuple, il dĂ©couvre avec horreur que ceux-ci se sont mis Ă  adorer une statuette de veau en or, semblable au dieu Ă©gyptien Apis.

PhĂšdre est coupable, mais elle reste en mĂȘme temps innocente car l’influence de VĂ©nus la dĂ©possĂšde complĂštement de sa volontĂ©.

« Ma bouche implorait » (v.285) PhĂšdre n’est mĂȘme plus le sujet du verbe “implorer”. « Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son pĂšre» (v.290) l’image d’Hippolyte s’impose d’elle mĂȘme Ă  ses yeux, lorsqu’elle voit son mari. C’est une ironie tragique, car elle ne peut pas voir son amour sans en mĂȘme temps voir sa culpabilitĂ©. Ainsi, on dirait que la malĂ©diction de VĂ©nus passe par la vue : « le voyant sans cesse » (v.286) D’ailleurs, cela se confirme par la suite : PhĂšdre va beaucoup mieux dĂšs qu’Hippolyte n’est plus dans les parages.


291 Contre moi-mĂȘme enfin j'osai me rĂ©volter :
292 J'excitai mon courage à le persécuter.
293 Pour bannir l'ennemi dont j'Ă©tais idolĂątre,
294 J'affectai les chagrins d'une injuste marĂątre ;
295 Je pressai son exil, et mes cris Ă©ternels
296 L'arrachĂšrent du sein, et des bras paternels.
297 Je respirais, ƒnone. Et depuis son absence,
298 Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence ;
299 Soumise Ă  mon Ă©poux, et cachant mes ennuis,
300 De son fatal hymen je cultivais les fruits.


« Contre moi-mĂȘme enfin j’osais me rĂ©volter » (v.291). Dans cette fin de tirade, PhĂšdre fait une derniĂšre tentative : elle est prĂȘte Ă  sacrifier son amour pour Ă©chapper Ă  l’emprise de la dĂ©esse. Elle reprend le contrĂŽle et redevient sujet « J’excitai mon courage 
 Je pressai son exil » c’est effectivement une bonne idĂ©e, car nous avons vu que sa passion Ă©tait transmise essentiellement par la vue. Mais en faisant cela, elle sĂ©pare le fils de son pĂšre, et elle se fait dĂ©tester de l’homme qu’elle aime. On le voit, la culpabilitĂ© et l’innocence de PhĂšdre sont impossibles Ă  dĂ©mĂȘler, dans ses moments de passivitĂ©, comme dans ses actes, elle est toujours Ă  la fois coupable et innocente.

La relation entre les trois personnages est parfaitement reprĂ©sentĂ©e dans ces trois vers, regardez : PhĂšdre est reprĂ©sentĂ©e par l’injuste marĂątre, ThĂ©sĂ©e est le pĂšre, Hippolyte se trouve entre les deux, objet du verbe « arrachĂšrent » (v.296).

Le spectateur est en train de vivre la tirade de PhĂšdre en mĂȘme temps que la nourrice. Nous endurons les Ă©preuves et les Ă©checs de PhĂšdre au fur et Ă  mesure. Avec le dĂ©part d’Hippolyte, nous avons un moment d’accalmie : « Je respirais, Oenone » (v.297) avec des assonances en “o” « Mes jours moins agitĂ©s coulaient dans l’innocence » (v.298)

Par ailleurs, la rime « absence // innocence » est Ă  interroger. PhĂšdre est-elle alors vraiment plus innocente parce qu’Hyppolite est Ă©loignĂ© ? On voit bien qu’elle est complĂštement le jouet d’un contexte qui ne dĂ©pend pas d’elle. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle rechute « J’ai revu l’Ennemi » (v.303). C’est Ă  nouveau par la vue que sa culpabilitĂ© lui est Ă  nouveau imposĂ©e.

TroisiĂšme mouvement :
Vers un destin inéluctable




301 Vaines précautions ! Cruelle destinée !
302 Par mon Ă©poux lui-mĂȘme Ă  TrĂ©zĂšne amenĂ©e,
303 J'ai revu l'Ennemi que j'avais éloigné :
304 Ma blessure trop vive aussitÎt a saigné.


Le moment d’accalmie a exactement durĂ© quatre vers, et voilĂ  maintenant la rechute « Vaines prĂ©cautions ! » (v.301) entre en Ă©cho avec “en vain sur les autels ma main brĂ»lait l’encens”. Chacune de ses tentatives est soldĂ©e par un Ă©chec.

Hippolyte est dĂ©signĂ© par un terme Ă©trange ici 
 « J’ai revu l’Ennemi que j’avais Ă©loignĂ© » (v.303) avec une majuscule au nom Ennemi. Pourquoi cette formulation ? En fait, pour PhĂšdre Hippolyte incarne Ă  la fois sa passion, sa culpabilitĂ©, la vengeance de VĂ©nus, etc.

On dit souvent que l’écriture de Racine est trĂšs poĂ©tique. En effet, cette tirade est presque un poĂšme lyrique ! Qu’est-ce que le lyrisme ? Pour faire simple, c’est l’expression d’une douleur personnelle, Ă  la premiĂšre personne, Ă  grand renfort de mĂ©taphores, d’effets sonores et d’adverbes intensifs.

« Ma blessure trop vive aussitĂŽt a saignĂ© » (v.304) reprĂ©sente pour moi un condensĂ© du lyrisme : premiĂšre personne “Ma”, qu’on retrouve d’ailleurs tout au long de la tirade
 MĂ©taphore : la blessure morale est dĂ©crite comme une blessure physique. Adverbe intensif : “trop vive” c’est cette caractĂ©ristique d’ailleurs qui sert de point d’analogie entre le comparant et le comparĂ© dans la mĂ©taphore. “Blessure aussitĂŽt a saignĂ©â€ avec ces allitĂ©rations en “s” on entend se rouvrir la blessure de PhĂšdre.


305 Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
306 C'est Vénus toute entiÚre à sa proie attachée.


PhĂšdre a tout essayĂ© : amadouer VĂ©nus, faire des offrandes, Ă©viter Hippolyte, le renvoyer, se faire dĂ©tester de lui. Rien n’y fait, Ă  chaque fois, la passion amoureuse revient, encore plus forte qu’avant. À ce moment de la tirade, nous avons un paroxysme d’intensitĂ©, on appelle ça une AcmĂ©, c’est-Ă  dire, le point culminant, l’apogĂ©e d’un passage. D’ailleurs, ce passage est souvent citĂ© comme un exemple d’AcmĂ© cĂ©lĂšbre dans les encyclopĂ©dies.

Ces deux vers concentrent toute la fatalitĂ© qui pĂšse sur PhĂšdre, je dirais mĂȘme que c’est le moment oĂč tout bascule. Regardez la structure syntaxique : “ce n’est plus 
 c’est ...”. Nous avons clairement un avant et un aprĂšs. Dans le premier vers, PhĂšdre est encore humaine, elle souffre d’un amour impossible “une ardeur” qu’elle garde secrĂšte “cachĂ©e”. Or tout l’enjeu de cette tirade est justement la rĂ©vĂ©lation de cet amour.

Dans le deuxiĂšme vers, PhĂšdre est devenue une “proie”, c’est Ă  dire la victime d’une dĂ©esse prĂ©datrice. PhĂšdre n’est plus humaine, dĂ©possĂ©dĂ©e de sa volontĂ©, elle est devenue le jouet de puissances qui la dĂ©passent. NĂ©cessairement, ce basculement dĂ©borde, devient visible, dans cette tirade-fleuve. Le spectateur voit avec horreur se dĂ©rouler la mĂ©canique implacable qui agit au coeur de la tragĂ©die. La suite de la tirade est donc orientĂ©e sur cette dimension de rĂ©vĂ©lation terrifiante.


307 J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
308 J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
309 Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire ;
310 Et dérober au jour une flamme si noire :
311 Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
312 Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,


« J’ai conçu pour mon crime une juste terreur » (v.307) Dans ce vers, on peut voir la relation directe entre la culpabilitĂ© et le sentiment de terreur. Le mot “terreur” n’est pas utilisĂ© de façon anodine : c’est le terme utilisĂ© pour traduire la poĂ©tique d’Aristote : la tragĂ©die doit inspirer au spectateur un mĂ©lange de terreur et de pitiĂ©. Dans cette fin de tirade, nous allons parfaitement retrouver les deux Ă©motions mĂ©langĂ©es.

« Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire » (v.309) PhĂšdre n’a plus d’autre solution que le suicide. C’est la seule issue accordĂ©e par VĂ©nus... Mais elle souhaitait au moins mourir sans rĂ©vĂ©ler son terrible secret “prendre soin de ma gloire”. Nous avons donc Ă  la fois l’aspect victime, la victime de VĂ©nus, et l’aspect criminel : la gloire ternie par la rĂ©vĂ©lation du sentiment incestueux.

On retrouve le mĂȘme mĂ©canisme aprĂšs « dĂ©rober au jour une flamme si noire » (v.310) PhĂšdre voulait dĂ©rober au jour, c’est Ă  dire cacher sa flamme aux yeux des autres. Mais il faut savoir aussi que le jour, c’est en fait HĂ©lios, son grand-pĂšre, celui qui est Ă  l’origine de la colĂšre de VĂ©nus. On retrouve donc la PhĂšdre victime d’une malĂ©diction transgĂ©nĂ©rationnelle.

Mais reste l’horreur de cette passion contre-nature “une flamme si noire”. C’est ce qu’on appelle un oxymore : le rapprochement de deux termes normalement incompatible. Une flamme noire, c’est impossible, c’est contre-nature, exactement comme le crime de Phùdre.

PhĂšdre s’adresse maintenant directement Ă  Oenone, on voit rĂ©apparaĂźtre la deuxiĂšme personne du singulier : « Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats » ou encore « je t’ai tout avouĂ© ». La tirade de PhĂšdre s’inscrit bien dans un dialogue avec Oenone, je dirais mĂȘme un dĂ©bat : nous avons les mots “combat”, et “reproches”. Avec cette tirade, PhĂšdre veut dĂ©finitivement convaincre Oenone. Mais quelle est sa thĂšse ?


313 Pourvu que de ma mort respectant les approches,
314 Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
315 Et que tes vains secours cessent de rappeler
316 Un reste de chaleur tout prĂȘt Ă  s'exhaler.


La peinture que PhĂšdre fait de ses souffrances est faite pour toucher et convaincre Oenone que sa vie ne vaut pas la peine d’ĂȘtre vĂ©cue. D’ailleurs, vous allez voir que l’évocation du suicide encadre les protestations d’Oenone : “les approches de ma mort” signifie qu’elle a l’intention de mettre fin a ses jours trĂšs bientĂŽt. “Un reste de chaleur tout prĂȘt Ă  s’exhaler”, c’est une Ă©vocation poĂ©tique de la vie qui s’en va avec le dernier souffle.

Entre les deux, nous avons les “injustes reproches” et les “vains secours”, qui reprĂ©sentent les protestions d’Oenone. Elles sont associĂ©es Ă  des tournures nĂ©gatives “tu ne m’affliges plus” “cessent de rappeler”. Le spectateur se demande : Oenone va-t-elle dissuader PhĂšdre de mourir ? C’est en fait l’annonce de la mort de ThĂ©sĂ©e dans la scĂšne suivante qui va interrompre ce projet.

Conclusion



À travers cette tirade, le personnage de PhĂšdre concentre les exigences de la tragĂ©die classique : poursuivi par la vengeance de VĂ©nus, la passion qu’elle ressent pour Hippolyte en fait Ă  la fois une victime, innocente, mais aussi une criminelle au coeur coupable, et une idolĂątre. Le rĂ©cit qu’elle fait de ses souffrances inspire Ă  la fois la pitiĂ© et la terreur.

Le spectateur est terrifiĂ© par la violence des sentiments et par la noirceur de cette passion, mais il ne peut s’empĂȘcher de compatir en voyant les tentatives dĂ©sespĂ©rĂ©es de PhĂšdre pour apaiser la colĂšre de VĂ©nus. Dans cette tirade, Racine dĂ©ploie Ă  la fois les ressources du rĂ©cit et de la poĂ©sie pour faire ressortir toute la charge Ă©motionnelle de son sujet.

Le dispositif reste nĂ©anmoins thĂ©Ăątral, avec un dialogue, et le personnage d’Oenone, prĂ©sente sur scĂšne comme un double du spectateur. La tirade a enfin une dimension argumentative : ayant tout essayĂ©, PhĂšdre se rĂ©sout au suicide, et elle va demander Ă  sa nourrice Oenone de ne pas la retenir. La mĂ©canique de la fatalitĂ© est alors mise Ă  nu, dans une intrigue trĂšs simple, trĂšs pure. Racine considĂ©rait lui-mĂȘme cette piĂšce comme l’accomplissement de son art.



⇹ * PhĂšdre, Racine - Acte I, scĂšne 3 (Extrait Ă©tudiĂ© au format PDF) *

⇹ * Racine, PhĂšdre 🔎 Acte I scĂšne 3 (Explication linĂ©aire au format PDF) *

⇹ * Questionnaire pour l'analyse de texte *

   * Document téléchargeable réservé aux abonnés.