Couverture du livre Les Essais de Montaigne

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Couverture pour Les Essais

Montaigne, Les Essais
Des Coches « Notre monde »
Explication au fil du texte



Extrait étudié



  Notre monde vient d’en dĂ©couvrir un autre. Et qui nous rĂ©pond que c’est le dernier de ses frĂšres, puisque les DĂ©mons, les Sibylles et nous-mĂȘmes avons ignorĂ© celui-ci jusqu’à maintenant ? Il n’est pas moins grand, plein, dotĂ© de membres, mais il est si neuf et si enfant qu’on lui apprend encore son ABC. Il n’y a pas cinquante ans, il ne connaissait ni les lettres, ni les poids, ni les mesures, ni les vĂȘtements, ni le blĂ©, ni la vigne. Il Ă©tait encore tout nu dans le giron de sa mĂšre nourrice, et ne vivait que grĂące Ă  elle.
  Si nous jugeons bien de notre fin prochaine, comme LucrĂšce le faisait pour la jeunesse de son temps, cet autre monde ne fera que venir au jour quand le nĂŽtre en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un de ses membres sera perclus et l’autre en pleine vigueur.
  J’ai bien peur que nous n’ayons grandement hĂątĂ© son dĂ©clin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui ayons fait payer bien cher nos idĂ©es et nos techniques. C’était un monde encore enfant, et pourtant nous ne l’avons pas dressĂ© ni pliĂ© Ă  nos rĂšgles par la seule vertu de notre valeur et de nos forces naturelles, et nous ne l’avons pas conquis par notre justice et notre bontĂ©, ni subjuguĂ© par notre magnanimitĂ©.
  La plupart des nĂ©gociations faites avec eux tĂ©moignent qu’ils ne nous cĂ©daient rien en clartĂ© naturelle de l’esprit, ni en pertinence. L’extraordinaire magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et notamment, les jardins de ce roi oĂč les arbres, les fruits et les herbes Ă©taient en or ; son cabinet de curiositĂ©s contenant toutes les espĂšces animales de leurs contrĂ©es et de leurs mers ; la beautĂ© de leurs ouvrages en joaillerie, en plumes, en coton, en peinture, montrent bien qu’ils n’étaient pas moins habiles que nous. Quant Ă  la dĂ©votion, l'honnĂȘtetĂ©, la bontĂ©, la libĂ©ralitĂ©, la franchise, il nous a Ă©tĂ© bien utile d’en avoir moins qu’eux : ces qualitĂ©s les ont perdus.


Introduction



Les Essais, Montaigne les Ă©crit d'abord au fil de la plume : c'est une pensĂ©e qui ne cesse d'Ă©voluer et de se corriger. D'ailleurs, dĂšs la premiĂšre publication des Essais en 1580, Montaigne corrige lui-mĂȘme chaque Ă©dition, jusqu'Ă  sa mort. C'est Ă  la fois passionnant et Ă©mouvant de voir cette rĂ©flexion qui se renouvelle sans cesse :
Je ne peins pas l'ĂȘtre, je peins le passage ; non un passage d'un Ăąge en autre, ou, comme le dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire Ă  l'heure.
Michel de Montaigne, Les Essais, Livre III, Chapitre 9, 1580.

C'est le cas dans notre chapitre : alors qu'il commence par parler des coches, c'est-à-dire des voitures à cheval, Montaigne dérive vers le Nouveau Monde, et décrit les peuples qui y vivent comme des enfants qui ne connaissent pas les lettres ni les mesures

Mais bientĂŽt le discours change, et les peuples du Nouveau Monde n’apparaissent plus comme des enfants : ils rĂ©vĂšlent au contraire des connaissances techniques, une intelligence et notamment, des valeurs morales sophistiquĂ©es


On va donc aborder ce passage, non pas comme un bilan figé, mais comme la formation d'une pensée bouleversée par les événements de son siÚcle. Et c'est bien normal : ce nouveau monde, dont ne parlait ni la Bible, ni les Anciens, incite les penseurs humanistes à faire un véritable saut dans l'inconnu


Problématique


Comment Montaigne représente-t-il une pensée en évolution, bouleversée par les grandes découvertes, mais constante dans ses préoccupations morales et humaines ?

Annonce du plan


Impossible de penser de la mĂȘme maniĂšre avant et aprĂšs les grandes dĂ©couvertes ! Comme c’est souvent le cas chez Montaigne, la rencontre avec l’Autre est un dĂ©clencheur. Si le Nouveau Monde ressemble Ă  un enfant, c’est d’abord pour rappeler son appartenance Ă  l’humanitĂ©, puis, pour soulever des question morales : quelle est la vĂ©ritable valeur de ce qu’on aime appeler, les progrĂšs de la civilisation ?

Premier mouvement :
Un événement déclencheur



Notre monde vient d’en dĂ©couvrir un autre. Et qui nous rĂ©pond que c’est le dernier de ses frĂšres, puisque les DĂ©mons, les Sibylles et nous-mĂȘmes avons ignorĂ© celui-ci jusqu’à maintenant ? Il n’est pas moins grand, plein, dotĂ© de membres, mais il est si neuf et si enfant qu’on lui apprend encore son ABC. Il n’y a pas cinquante ans, il ne connaissait ni les lettres, ni les poids, ni les mesures, ni les vĂȘtements, ni le blĂ©, ni la vigne. Il Ă©tait encore tout nu dans le giron de sa mĂšre nourrice, et ne vivait que grĂące Ă  elle.

Dans ses Essais, Montaigne Ă©crit Ă  la premiĂšre personne, mais se met toujours en relation avec d’autres : c’est un vĂ©ritable moteur dans sa rĂ©flexion. Ici, ça se traduit par la premiĂšre personne du pluriel : « Notre monde 
 nous rĂ©pond 
 nous-mĂȘmes ». Montaigne s’inclut parmi ses contemporains, tout en impliquant son lecteur : il n’est pas seul au monde.

Mais ici, ce « nous » va surtout permettre de mettre en scĂšne un « autre monde », avec lequel il entre en contraste. Le nom commun « monde » est tout de suite repris par le pronom personnel complĂ©ment « en » puis tout au long du passage par des pronoms dĂ©monstratifs qui le mettent sous nos yeux « c’est 
 celui-ci » et enfin par la troisiĂšme personne du singulier.

Au-delĂ  de ces deux acteurs, Montaigne convoque une autoritĂ© mystĂ©rieuse avec le pronom interrogatif « qui peut nous garantir que c’est le dernier de ses frĂšres ? » La question est ouverte, adressĂ©e directement au lecteur, mais bien sĂ»r, c’est une question rhĂ©torique, dont la rĂ©ponse est implicite : personne.

Et en effet, personne ne pouvait dire ce qu’on trouverait en terra incognita. Cette dĂ©couverte d’un Nouveau Monde mettait les EuropĂ©ens face Ă  une altĂ©ritĂ© absolument inconnue, que ni les Anciens, ni la Bible ne les avait prĂ©parĂ©s Ă  rencontrer.

Les DĂ©mons participent de l’imaginaire chrĂ©tien. Ce sont des anges dĂ©chus, qui peuvent apporter aux hommes des messages provenant d’un autre monde normalement inaccessible


Les Sibylles quant Ă  elles, sont des prophĂ©tesses de la mythologie grecque, prĂȘtresses d’Apollon ou simplement divinatrices, elles reprĂ©sentent un lien privilĂ©giĂ© avec un ailleurs d’oĂč les dieux rendent leurs oracles.

On a donc la Bible d’un cĂŽtĂ©, les Anciens de l’autre : ces deux grandes autoritĂ©s sur lesquelles s’appuient les hommes de la Renaissance ne les avaient pourtant pas prĂ©parĂ©s Ă  la dĂ©couverte de ce Nouveau Monde. VoilĂ  ce que dit Montaigne : face Ă  ce bouleversement, ils sont orphelins et dĂ©semparĂ©s.

C’est une remise en cause profonde : « nous-mĂȘmes avons ignorĂ© ». Depuis le Moyen-Ăąge, les hommes de lettres se comparent Ă  des nains perchĂ©s sur les Ă©paules de gĂ©ants. Mais en cette fin de XVIe siĂšcles, les grandes dĂ©couvertes ont dĂ©placĂ© l’horizon au-delĂ  des limites de cette culture que les humanistes croyaient universelle.

Et ce n’est pas tout, car cette dĂ©couverte en cache peut-ĂȘtre encore d’autres : le pluriel « ses frĂšres » dĂ©bouche sur un lien de cause : « puisque nous avons ignorĂ© » : un seul aveu d’ignorance remet tout en cause
 Montaigne nous invite Ă  une certaine humilitĂ© : malgrĂ© toutes nos connaissances, la diversitĂ© de l’humanitĂ© nous Ă©chappe encore.

La mĂ©taphore de l’enfance est donc plus complexe qu’il n’y paraĂźt : d’abord, Montaigne ne parle pas d’un peuple en particulier, mais bien d’un monde, qui est d’abord comparĂ© Ă  un frĂšre cadet, puis un enfant ou un Ă©colier, et finalement, un bĂ©bĂ© qui vient de naĂźtre « tout nu dans le giron de sa mĂšre ». L’image est en mouvement, elle n’a rien de dĂ©finitif.

Pour Montaigne, ça permet d’abord de donner Ă  ce nouveau monde les caractĂ©ristiques d’un corps humain : « grand, plein, dotĂ© de membres » : la personnification (il prĂȘte des caractĂ©ristiques humaines Ă  un Ă©lĂ©ment non humain) dĂ©rive alors vers une vision anthropomorphique d’un monde qui prend l’aspect physique des peuples qui l’habitent.

Ensuite, regardez comment cette image est scindĂ©e en deux par le lien logique d’opposition. Toutes ses caractĂ©ristiques enfantines ne l’empĂȘchent pas d’ĂȘtre grand et plein, c’est-Ă -dire, accompli.

D‘ailleurs, cette idĂ©e est paradoxalement introduite par une double nĂ©gation « pas moins » comme pour aller Ă  l’encontre d’une idĂ©e reçue, plus spontanĂ©e : c’est une litote (une double nĂ©gation qui renforce le propos). Non, cet enfant n’est pas petit, ni incomplet, ni maladroit.

Mais ce qui reste quand mĂȘme, c’est que par cette sorte d’enfance, ces peuples sont plus proches de la Nature : « Sa mĂšre nourrice » protĂ©gĂ©s dans son giron. S’ils n’ont pas besoin de blĂ© ou de vigne, c’est-Ă -dire, d’agriculture, c’est parce que la Nature, comme une nourrice, leur fournit dĂ©jĂ  tout ce dont ils ont besoin


On verra d’ailleurs par la suite que cela ne les empĂȘche pas de possĂ©der des jardins avec des fruits d’or. C’est rĂ©vĂ©lateur : Montaigne ne plaide pas un retour Ă  la Nature, il donne surtout consistance au mythe antique de l’ ge d’Or qui sera suivi par un l’ñge d’argent, d’airain et de fer, cette conception des Anciens selon laquelle l’Histoire humaine ne serait qu’un long dĂ©clin.

Que manque-t-il alors Ă  ce Nouveau Monde selon Montaigne ? Les lettres, les poids, les mesures, les vĂȘtements, le blĂ©, la vigne
 C’est une gradation (une augmentation en intensitĂ©) : on s’oriente progressivement vers des Ă©lĂ©ments de plus en plus matĂ©riels : des techniques, des outils et leurs rĂ©sultats, mais rien de ce qui importe rĂ©ellement aux yeux de Montaigne : les valeurs morales.

La jeunesse de ce Nouveau Monde représente alors surtout pour Montaigne une certaine proximité avec les origines, une rencontre avec la simplicité et une pureté qui caractérisait Anciens.

En comparant ces deux frĂšres si diffĂ©rents, Montaigne amorce une vĂ©ritable rĂ©flexion morale pour mieux questionner l’idĂ©e de progrĂšs : est-ce que l’évolution technique garantit notre Ă©volution morale ? VoilĂ  ce qui Ă©claire la suite de notre extrait.

DeuxiĂšme mouvement :
Un monde qui souligne notre décadence



Si nous jugeons bien de notre fin prochaine, comme Lucrùce le faisait pour la jeunesse de son temps, cet autre monde ne fera que venir au jour quand le nître en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un de ses membres sera perclus et l’autre en pleine vigueur.
J’ai bien peur que nous n’ayons grandement hĂątĂ© son dĂ©clin et sa ruine par notre contagion, et que nous lui ayons fait payer bien cher nos idĂ©es et nos techniques. C’était un monde encore enfant, et pourtant nous ne l’avons pas dressĂ© ni pliĂ© Ă  nos rĂšgles par la seule vertu de notre valeur et de nos forces naturelles, et nous ne l’avons pas conquis par notre justice et notre bontĂ©, ni subjuguĂ© par notre magnanimitĂ©.


C’est le dĂ©but d’un raisonnement, avec la conj de subordination : « si » introduit une hypothĂšse (qui est aussi une condition) si je ne me trompe pas dans cette supposition, alors nous courons Ă  la paralysie. Le discours de Montaigne prend en compte son interlocuteur, l’invite Ă  suivre les dĂ©tours de sa pensĂ©e.

Et en effet, la mĂ©taphore a Ă©voluĂ©, regardez : alors que chaque monde Ă©tait un corps distinct « dotĂ© de membres », ils sont devenus les membres d’un mĂȘme univers. « L’un de ces membres / l’autre». Quand on regarde l’ordre des sujets, la complĂ©mentaritĂ© des deux mondes est bien visible : d’abord « cet autre monde » ensuite « le nĂŽtre », ensemble, ils forment « l’univers ».

Avec cette image, Montaigne prend du recul pour voir le tableau dans son ensemble. C’est intĂ©ressant, parce qu’on entre dans une vision oĂč les diffĂ©rents peuples appartiennent Ă  un mĂȘme corps, une mĂȘme humanitĂ©, et doivent fonctionner en harmonie pour que l’univers soit en bonne santĂ©.

Mais, bien sĂ»r, ce n’est pas du tout ce qui se produit : les deux mondes se confrontent sans cesse. Le Nouveau Monde du cĂŽtĂ© de la vigueur, de la jeunesse, il vient Ă  peine de naĂźtre (venir au jour) tandis que l’Ancien monde est au contraire proche de « la fin » en train de « sortir » hors de la lumiĂšre du jour. Ce sont des antithĂšses : des termes qui s’opposent.

On peut mĂȘme parler de chiasme ici, parce que les termes sont organisĂ©s en miroir, regardez : « notre fin » renvoie Ă  « sortir » tandis que la « jeunesse » renvoie Ă  « venir au jour ». Ce qui est frappant, c’est que l’idĂ©e de jeunesse est encadrĂ©e et comme Ă©touffĂ©e par la vieillesse et la mort. La pensĂ©e de Montaigne s’oriente vers une remise en cause de la notion de progrĂšs.

Juste avant notre passage, Montaigne cite le poĂšte latin LucrĂšce, qui chante la jeunesse du monde antique :
À mon avis tout est nouveau et rĂ©cent dans notre monde.
C’est depuis peu qu’il est nĂ©, et c’est pourquoi, aujourd’hui,
Les arts s’amĂ©liorent et progressent encore.
Et encore aujourd’hui on amĂ©liore les navires.

LucrĂšce, De Rerum Natura, (V.324-331), Ier siĂšcle avant J.C.

LucrĂšce est un poĂšte latin, fascinĂ© par la philosophie d’Épicure. Dans son grand poĂšme philosophique De Rerum Natura, il s’interroge sur les origines du monde, et l’évolution des sociĂ©tĂ©s humaines
 On voit bien lĂ  se dessiner une filiation intĂ©ressante ! Pour Montaigne et pour les penseurs humanistes du XVIe siĂšcle, les Ă©crivains de l’AntiquitĂ© constituent une base solide pour Ă©riger faire Ă©voluer leur propre pensĂ©e.

C’est saisissant, Montaigne fait pratiquement ici une description clinique de l’apocalypse : la fin du monde ressemble Ă  l’agonie d’un corps, dĂ©crite dans un manuel de mĂ©decine : perclus, paralysĂ©, par contagion. On reconnaĂźt bien lĂ  la tendance de Montaigne Ă  crĂ©er des liens, et ici notamment, il change sans cesse de niveau, il oscille de l’individu, au groupe, Ă  l’humanitĂ© en gĂ©nĂ©ral.

Le mot « contagion » est en plus particuliĂšrement riche de sens. En 1580, on s’était dĂ©jĂ  rendu compte que de nombreux peuples avaient Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©s par les maladies apportĂ©es par les navires. Peut-ĂȘtre que Montaigne pense Ă  ce fait historique, mais en tout cas, ça lui permet de passer de l’idĂ©e d’une contagion physique, Ă  une contagion morale. Ce que nous avons apportĂ© au nouveau monde, c’est un dĂ©clin des valeurs morales.

C’est lĂ  que le discours de Montaigne devient quasiment prophĂ©tique, avec de nombreux futurs simples (pour des actions certaines dans l’avenir) : quand notre monde en sortira 
 l’univers tombera en paralysie 
 l’un de ses membres sera perclus ». Bien sĂ»r, quand on entend « notre fin » (Ă  l’époque surtout) on pense au jugement dernier dans la Bible, le moment par excellence oĂč les crimes sont distinguĂ©s des bonnes actions, et oĂč les hommes devront rendre compte de leurs vĂ©ritables intentions.

Ce processus de contagion est bien illustrĂ© par les pronoms possessifs, regardez : « par notre contagion » est le CC de ManiĂšre qui vient hĂąter « son dĂ©clin » et « sa ruine ». Ces deux mots sont d’ailleurs trĂšs Ă©vocateurs. Le dĂ©clin : c’est le mouvement du soleil qui va se coucher derriĂšre l’horizon, et qui laisse toute une moitiĂ© du monde plongĂ©e dans l’obscurité 

Et quant Ă  la ruine, elle tĂ©moigne de la dĂ©cadence des civilisations passĂ©es, notamment celles des civilisations Antiques, qui n’ont pas su maintenir leur niveau de sagesse, qui n’ont pas su conserver la simplicitĂ© et la puretĂ© des origines.

D’ailleurs le verbe « hĂąter » confirme bien la remise en cause de l’idĂ©e de progrĂšs : pour Montaigne, ce cheminement vers la dĂ©cadence est inĂ©vitable, mais nous sommes responsables moralement en choisissant de la ralentir ou de l’accĂ©lĂ©rer.

Le subjonctif, c’est le mode de la possibilitĂ© : ici, on le retrouve deux fois : « j’ai bien peur que nous n’ayons hĂątĂ© 
 et que nous ayons fait payĂ© » 
 Au passĂ©, il dĂ©signe un regret : les craintes sont dĂ©sormais rĂ©alisĂ©es. Par ces deux actions, Montaigne devient moraliste : il accuse son propre monde, non seulement d’avoir oubliĂ© ses propres prĂ©ceptes moraux, mais en plus, d’avoir transmis sa dĂ©cadence au nouveau monde.

Ensuite, l’accusation de Montaigne est particuliĂšrement longue : on reconnaĂźt bien ici le style des Essais, oĂč les pensĂ©es s’enchaĂźnent avec des liens logiques qui se situent Ă  des niveaux syntaxiques diffĂ©rents. C’est ce qu’on appelle une polysyndĂšte : l’accumulation de conjonctions de coordination. Montaigne devient en quelque sorte un procureur qui Ă©numĂšre des crimes.

Ici encore, c’est la rencontre entre les deux mondes qui est visĂ©e : dresser 
 plier Ă  nos rĂšgles 
 conquĂ©rir 
 subjuguer 
 » Ce sont d’ailleurs des verbes un peu diffĂ©rents dans la version originale : « fouetter 
 soumettre Ă  la discipline 
 pratiquer » Ces verbes sont rĂ©vĂ©lateurs : Montaigne insiste bien sur cette idĂ©e de dressage, qui s’applique Ă  des animaux plutĂŽt qu’à un enfant ou un jeune frĂšre
 Et ce faisant, il rĂ©affirme bien l’appartenance des peuples d’AmĂ©rique Ă  l’humanitĂ©.

Avec ces nombreuses nĂ©gations, Montaigne poursuit sa logique de la litote (attĂ©nuer pour dire plus). Il nous met de son cĂŽtĂ© : pas de vertu, pas de valeur dans l’usage de la force, pas de justice ni de bontĂ©, pas de magnanimitĂ©. C’est un constat particuliĂšrement accablant, mais suffisamment abstrait pour inviter son lecteur Ă  se rappeler des massacres qui ont accompagnĂ© la dĂ©couverte du Nouveau Monde


Tout ce passage, qui dĂ©crit une sorte de pĂ©dagogie Ă  l’envers, fait bien ressortir en creux les rĂ©flexions des penseurs humanistes du XVIe siĂšcle sur l’éducation : l’exigence de vertu est accompagnĂ©e de magnanimitĂ©, c’est Ă  dire d’indulgence. La force naturelle n’a de sens qu’à travers les valeurs de justice et bontĂ©, etc.


TroisiĂšme mouvement :
De qualités techniques aux qualités morales



La plupart de leurs rĂ©ponses et des nĂ©gociations faites avec eux tĂ©moignent qu’ils ne nous cĂ©daient rien en clartĂ© naturelle de l’esprit, ni en pertinence. L’étonnante magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et notamment, les jardins de ce roi oĂč les arbres, les fruits et les herbes [...] Ă©taient en or ; son cabinet de curiositĂ©s contenant toutes les espĂšces animales de leurs contrĂ©es et de leurs mers ; la beautĂ© de leurs ouvrages [...] montrent bien qu’ils n’étaient pas moins habiles que nous. Quant Ă  la dĂ©votion, l'honnĂȘtetĂ©, la bontĂ©, la libĂ©ralitĂ©, la franchise, il nous a Ă©tĂ© bien utile d’en avoir moins qu’eux : ces qualitĂ©s les ont perdus.

Regardez, ce passage est encadrĂ© par deux subordonnĂ©es complĂ©tives : « les nĂ©gociations tĂ©moignent que » et « tout cela montre bien que ». Les verbes en principale interpellent le lecteur : on va tĂ©moigner, montrer, avec une sĂ©rie d’exemples, Montaigne opĂšre sans-cesse un aller-retour entre observations et interprĂ©tations.

Ces deux subordonnĂ©es rĂ©vĂšlent bien la thĂšse de Montaigne : les peuples du nouveau monde sont aussi intelligents et habiles que nous. Alors que jusqu’ici, Montaigne montrait leur caractĂšre infantile, ces deux affirmations viennent retourner la situation, ou en tout cas, la nuancer, nier l’aspect rĂ©ducteur de cette enfance.

Cette structure du paragraphe en trois longues phrases rĂ©vĂšle bien une thĂšse en trois temps : d’abord l’intelligence « ils ne nous cĂšdent rien en clartĂ© d’esprit » puis, les compĂ©tences techniques « ils n’étaient pas moins habiles que nous ». Et enfin, ce que Montaigne ne perd jamais de vue
 les qualitĂ©s morales, qu’il va Ă©numĂ©rer dans la derniĂšre phrase.

Le comparatif d’infĂ©rioritĂ© participe bien Ă  cette mise en scĂšne des arguments, regardez : il est d’abord niĂ© pour mieux renverser les idĂ©es reçues sur les peuples du Nouveau Monde : « pas moins grand 
 pas moins habiles ». On est pour l’instant dans une stratĂ©gie de dĂ©fense. « Ils ne nous cĂšdent rien » va dans le mĂȘme sens : cette nĂ©gation conteste l’idĂ©e d’infĂ©rioritĂ©.

Mais dĂšs qu’on aborde les questions morales, Montaigne reprend ce mĂȘme comparatif d’infĂ©rioritĂ© pour, cette fois, accuser l’Ancien Monde : « il nous a Ă©tĂ© bien utile d’en avoir moins qu’eux ». La stratĂ©gie est d’autant plus efficace qu’elle a Ă©tĂ© prĂ©parĂ©e longtemps Ă  l’avance.

« Ils ne nous cĂšdent rien » n’était pas le premier choix de Montaigne : sur l’exemplaire de Bordeaux, on voit trĂšs nettement une note manuscrite. Cette correction montre bien qu’il insiste sur une qualitĂ© purement naturelle : cette clartĂ© de l’esprit n’est justement pas communiquĂ©e par les explorateurs qui sont venus avec leurs techniques et leurs idĂ©es.

Et voilĂ  pourquoi ce passage est particuliĂšrement central dans le chapitre « Des Coches » : pour illustrer ces trois Ă©lĂ©ments, intelligence, habiletĂ©, qualitĂ©s morales, Montaigne va sans cesse reprendre divers rĂ©cits d’explorateurs comme L'Histoire d'un voyage fait en la terre du BrĂ©sil de Jean de LĂ©ry.

D’ailleurs, les nĂ©gociations sont racontĂ©es en dĂ©tail par la suite. Ce sera mĂȘme l’un des moments les forts de ce chapitre, quand il rapportera la rĂ©ponse des Tupinambas aux Espagnols :
DĂ©pĂȘchez-vous de quitter notre territoire, car nous n’avons pas l’habitude d’ĂȘtre bienveillants envers des Ă©trangers armĂ©s. Et dans le cas contraire, on fera avec vous comme avec les autres... » Et ils leur montraient les tĂȘtes d’hommes suppliciĂ©s qui entouraient leur ville. VoilĂ  un exemple des balbutiements de ces prĂ©tendus « enfants » !
Montaigne, Les Essais, « Des Coches » (III,6), 1580.

Ensuite, il dĂ©veloppe davantage les connaissances techniques, Ă  travers les villes, c’est-Ă -dire l’architecture, les jardins, le cabinet de curiositĂ©, les Ɠuvres d’art. La diversitĂ© des domaines abordĂ©s, l’accumulation des exemples, tout ça permet d’emporter l’adhĂ©sion du lecteur.

Dans la version originale, l’adjectif « extraordinaire » est en fait un terme Ă©tonnant : « Ă©pouvantable »  Comment interprĂ©ter cet adjectif ? À l’époque de Montaigne, les mots ont des significations souvent plus proches de leur origine Ă©tymologique. En latin, pavere = ĂȘtre Ă©mu, sidĂ©rĂ©. On retrouve l’idĂ©e du souffle coupĂ© par la sidĂ©ration.

En mĂȘme temps, cette Ă©numĂ©ration permet Ă  Montaigne de rĂ©pondre point par point aux idĂ©es reçues du premier paragraphe, regardez : ils n’ont pas de vigne ni de blĂ©, mais des fruits en or. Pas de vĂȘtements, mais du coton et des bijoux, pas d’écriture, mais de la peinture
 Et surtout, ce cabinet de curiositĂ© qui rĂ©pertorie tous les animaux connus, sur terre et sur mer


En mettant ainsi les animaux dans une catĂ©gorie Ă  part, Montaigne inclut sans ambiguĂŻtĂ© les peuples d’AmĂ©rique dans l’humanitĂ©. C’est d’ailleurs l’une des conclusions de la controverse de Valladolid, qui se dĂ©roule en Espagne en 1550. En reconnaissant une Ăąme aux indiens d’AmĂ©rique, mais sans la reconnaĂźtre aux peuples d’Afrique, ces conclusions auront des rĂ©percussions historiques Ă©normes, et pour le coup, littĂ©ralement Ă©pouvantables.

Par ailleurs, avec ce cabinet de curiositĂ©s, Montaigne pense certainement aux bestiaires qui Ă©voluent Ă  son Ă©poque : de moins en moins symboliques, ils tĂ©moignent d’une volontĂ© de plus en plus perceptible de rĂ©aliser une somme de connaissances : on s’oriente dĂ©jĂ  vers le projet encyclopĂ©dique qui sera celui des philosophes des LumiĂšres au siĂšcle suivant...

Notre passage se termine par l’énumĂ©ration des qualitĂ©s morales : la dĂ©votion, l’honnĂȘtetĂ© (dans la version originale l’observance des lois), la libĂ©ralitĂ©, la franchise. Ces noms communs sont tous mĂ©lioratifs, c’est-Ă -dire connotĂ©s positivement, mais en plus, il sont organisĂ©s en gradation, du plus faible degrĂ© de libertĂ© (la dĂ©votion et le respect des lois) au plus haut degrĂ© de libertĂ© (la gĂ©nĂ©rositĂ© et la franchise (qui a un sens encore particuliĂšrement fort au XVIe siĂšcle).

Dans cette derniĂšre phrase, Montaigne veut toucher le sens de la justice de son lecteur. Alors que d’habitude, les phrases des Essais sont longues, avec de nombreux dĂ©tours, ici on trouve une proposition courte et cruelle « ces qualitĂ©s les ont perdus ».

Et pourtant, la prophĂ©tie apocalyptique de Montaigne concernait autant les autochtones que les conquĂ©rants. Pour lui, c’est l’humanitĂ© entiĂšre qui est prĂ©cipitĂ©e vers sa fin par ces massacres. Et voilĂ  pourquoi ce mot « utile » est teintĂ© d’ironie (il laisse entendre l’inverse de ce qu’il dit). La rĂ©ussite des conquĂ©rants n’est qu’un sursis avant la paralysie complĂšte du monde


Conclusion



À travers tout ce passage, avec cette souplesse de pensĂ©e sans cesse en mouvement et finalement teintĂ©e d’ironie, Montaigne nous donne Ă  voir un Nouveau Monde qui n’est peut-ĂȘtre pas si enfantin que ça, qui rĂ©vĂšle des savoir techniques, une finesse de pensĂ©e, et des valeurs morales.

En incluant ce Nouveau Monde dans une vision plus globale de l’humanitĂ©, Montaigne remet en cause les fondements de notre propre civilisation
 L’idĂ©e de progrĂšs (les techniques qui ont permis les grandes dĂ©couvertes) se heurte aux valeurs morales qui sont mises Ă  mal par ces conquĂȘtes meurtriĂšres.

En revenant sur ces bouleversements historiques, Montaigne met en scĂšne de maniĂšre particuliĂšrement saisissante la sentence de Rabelais, qui n’en finit pas d’ĂȘtre d’actualitĂ© :
Science sans conscience n’est que ruine de l’ñme

Rabelais, Pantagruel, 1532.

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