Corneille, Le Menteur, 1644
Le dénouement
Explication linéaire
Extrait étudié
CLARICE.
Pourquoi, si vous m'aimez, feindre un hymen en l'air,
Quand un père pour vous est venu me parler ?
Quel fruit de cette fourbe osez-vous vous promettre ?
LUCRÈCE, à Dorante.
Pourquoi, si vous l'aimez, m'écrire cette lettre ?
DORANTE, à Lucrèce.
J'aime de ce courroux les principes cachés :
Je ne vous déplais pas, puisque vous vous fâchez.
Mais j'ai moi-même enfin assez joué d'adresse :
Il faut vous dire vrai, je n'aime que Lucrèce.
CLARICE, à Lucrèce.
Est-il un plus grand fourbe ? Et peux-tu l'écouter ?
DORANTE, à Lucrèce.
Quand vous m'aurez ouï, vous n'en pourrez douter.
Sous votre nom, Lucrèce, et par votre fenêtre,
Clarice m'a fait pièce, et je l'ai su connaître ;
Comme en y consentant vous m'avez affligé,
Je vous ai mise en peine, et je m'en suis vengé.
LUCRÈCE.
Mais que disiez-vous hier dedans les Tuileries ?
DORANTE.
Clarice fut l'objet de mes galanteries…
CLARICE, à Lucrèce.
Veux-tu longtemps encore écouter ce moqueur ?
DORANTE, à Lucrèce.
Elle avait mes discours, mais vous aviez mon coeur,
Où vos yeux faisaient naître un feu que j'ai fait taire,
Jusqu'à ce que ma flamme ait eu l'aveu d'un père :
Comme tout ce discours n'était que fiction,
Je cachais mon retour et ma condition.
CLARICE, à Lucrèce.
Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse,
Et ne fait que jouer des tours de passe-passe.
DORANTE, à Lucrèce.
Vous seule êtes l'objet dont mon cœur est charmé.
LUCRÈCE, à Dorante.
C'est ce que les effets m'ont fort mal confirmé.
DORANTE.
Si mon père à présent porte parole au vôtre,
Après son témoignage, en voudrez-vous quelque autre ?
LUCRÈCE.
Après son témoignage il faudra consulter
Si nous aurons encore quelque lieu d'en douter.
DORANTE, à Lucrèce.
Qu'à de telles clartés votre erreur se dissipe.
À Clarice.
Et vous, belle Clarice, aimez toujours Alcippe ;
Sans l'hymen de Poitiers il ne tenait plus rien ;
Je ne lui ferai pas ce mauvais entretien ;
Mais entre vous et moi vous savez le mystère.
Le voici qui s'avance, et j'aperçois mon père.
Introduction
Accroche
• Au XVIIe siècle, « Le Siècle d’Or » espagnol inspire les auteurs français… Corneille remporte un grand succès avec Le Cid en 1637, une tragi-comédie inspirée d’un sujet espagnol.
• Pour Le Menteur Corneille s’inspire d’un auteur espagnol, Juan Ruiz de Alarcón : La Vérité Suspecte.
• Mais alors que dans la pièce d’Alarcon, le personnage principal est puni de ses mensonges par mariage forcé, Corneille décide de garder un ton léger jusqu’au dénouement :
Pour moi, j’ai trouvé cette manière de finir un peu dure et cru qu’un mariage moins violenté serait plus du goût de notre auditoire.
Corneille, Examen, 1660.
Situation
• Dès le début de la pièce, un quiproquo se mêle aux mensonges : Dorante pense que Clarice s’appelle Lucrèce, et n’a cessé de la courtiser en utilisant le mauvais prénom.
• Le rendez-vous nocturne était dissimulé, et la lettre était portée par une suivante, Sabine : le quiproquo a duré pendant 5 actes.
• Mais dans la scène 6 de l’acte V, Dorante confronté en même temps aux deux jeunes femmes comprend enfin sa méprise.
• Il doit alors improviser un dernier mensonge qui permettra à la pièce de se dénouer heureusement par un double mariage !
Problématique
Comment Dorante, habile comédien, parvient-il à se tirer d'affaires par un dernier coup de théâtre qui rend possible le double mariage ?
Mouvements de l'explication linéaire
Le tour de Dorante repose sur deux déclarations d’amour à Lucrèce, qui marquent deux mouvements :
1) D’abord, alors que les deux jeunes femmes l’interrogent, pensant qu’il aime Clarice, il déclare ce qu’elles n’attendaient pas : « je n’aime que Lucrèce ».
2) Comme les deux femmes se méfient toujours, Dorante justifie ses actions et déclare à Lucrèce : « Vous seule êtes l'objet dont mon cœur est charmé. »
3) Enfin, pour restaurer la confiance, Dorante doit ajouter à ses justifications la parole de son père : en cela, le mensonge seul s’avère insuffisant pour dénouer la pièce.
Premier mouvement :
Une déclaration en forme de coup de théâtre
CLARICE.
Pourquoi, si vous m'aimez, feindre un hymen en l'air,
Quand un père pour vous est venu me parler ?
Quel fruit de cette fourbe osez-vous vous promettre ?
LUCRÈCE, à Dorante.
Pourquoi, si vous l'aimez, m'écrire cette lettre ?
DORANTE, à Lucrèce.
J'aime de ce courroux les principes cachés :
Je ne vous déplais pas, puisque vous vous fâchez.
Mais j'ai moi-même enfin assez joué d'adresse :
Il faut vous dire vrai, je n'aime que Lucrèce.
Les deux femmes assaillent Dorante de questions
• Les trois questions montrent que les deux femmes vont dans le même sens, comme le marque l’anaphore rhétorique en tête de vers : « Pourquoi… Pourquoi… »
• Comment expliquer les actes de Dorante, en décalage avec ses paroles ? Les deux femmes font la même hypothèse « si vous m’aimez // si vous l’aimez ».
⇨ Les deux femmes sont alliées pour tirer enfin l’intrigue au clair, elles mettent Dorante en difficulté.
Trois questions accusatrices
• Première question de Clarice : « Pourquoi feindre un hymen en l’air ? » En effet, Dorante a inventé un faux mariage, justement pour éviter d’épouser Clarice, sans savoir que c’était elle.
• Deuxième question de Clarice : « Quel fruit… ? » en effet c’est incompréhensible car elles ignorent le quiproquo de Dorante.
• Troisième question : Lucrèce, s’indigne d’avoir reçu une lettre d’amour : « Pourquoi cette lettre ? » Dorante était-il sincère ?
⇨ En fait, Dorante a constamment fait la cour à Clarice, pensant qu’elle s’appelait Lucrèce. Ainsi, la confusion provient davantage du quiproquo que des mensonges !
Le ton de Clarice est plus accusateur
• Clarice utilise le lexique du mensonge « feindre » « fourbe ».
• Elle lui reproche d’avoir inventé « un hymen en l’air » opposant un terme élevé « hymen » à une métaphore triviale « en l’air ».
• Clarice appuie son propos par des allitérations « un père pour vous » ou encore « fruit de cette fourbe ».
• Elle souligne l’égoïsme de Dorante en redoublant les pronoms personnels « osez-vous vous promettre ».
⇨ Clarice a décidé d’épouser Alcippe, son point de vue est différent de celui de Lucrèce.
Le début d’un dialogue entre Dorante et Lucrèce
• Lucrèce s’adresse pour la première fois directement « À Dorante » : sa question laisse percer un certain dépit.
• Avec le démonstratif « cette lettre » Lucrèce montre la lettre qu’elle avait pourtant affirmé avoir déchirée : cela révèle que les sentiments de Dorante l’ont touchée.
• Dorante est touché par la réaction de Lucrèce « j’aime ce courroux » il l’exprime de manière délicate et paradoxale.
• Il crée une complicité avec Lucrèce en utilisant une litote « je ne vous déplaît pas » : la double négation est subtile.
• Dorante est-il si fin psychologue ? En fait, la suivante de Lucrèce, Sabine, lui a révélé les sentiments de sa maîtresse (V,5).
⇨ Dorante s’adressera uniquement à Lucrèce jusqu’à la fin de la scène, comme en témoignent les didascalies.
Une déclaration surprenante et sincère ?
• Dorante annonce qu’il cesse de jouer son jeu de dupes « Mais j’ai moi-même enfin assez joué d’adresse. » Le lien logique d’opposition « mais » marque ce moment de basculement.
• En avouant qu’il jouait un rôle, il peut alors faire tomber le masque « Il faut vous dire vrai » la voix pronominale montre que la situation exige la vérité et l’authenticité.
• La fin de la réplique de Dorante est inattendue par les deux femmes « je n’aime que Lucrèce ». La restriction est touchante.
⇨ Il répète en fait ce qu’il dit depuis le premier rendez-vous, mais cette fois-ci, il n’est plus lui-même dans le quiproquo.
Deuxième mouvement :
Justifications ou subterfuges ?
CLARICE, à Lucrèce.
Est-il un plus grand fourbe ? Et peux-tu l'écouter ?
DORANTE, à Lucrèce.
Quand vous m'aurez ouï, vous n'en pourrez douter.
Sous votre nom, Lucrèce, et par votre fenêtre,
Clarice m'a fait pièce, et je l'ai su connaître ;
Comme en y consentant vous m'avez affligé,
Je vous ai mise en peine, et je m'en suis vengé.
LUCRÈCE.
Mais que disiez-vous hier dedans les Tuileries ?
DORANTE.
Clarice fut l'objet de mes galanteries…
CLARICE, à Lucrèce.
Veux-tu longtemps encore écouter ce moqueur ?
DORANTE, à Lucrèce.
Elle avait mes discours, mais vous aviez mon coeur,
Où vos yeux faisaient naître un feu que j'ai fait taire,
Jusqu'à ce que ma flamme ait eu l'aveu d'un père :
Comme tout ce discours n'était que fiction,
Je cachais mon retour et ma condition.
CLARICE, à Lucrèce.
Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse,
Et ne fait que jouer des tours de passe-passe.
Clarice veut avertir Lucrèce
• Dans ce passage, Clarice interrompt Dorante, s’adressant directement « à Lucrèce » selon les didascalies.
• La déclaration de Dorante suscite l’indignation de Clarice qui met en garde Lucrèce avec des interrogations indirectes.
• D’abord, Clarice attaque directement Dorante « Est-il un plus grand fourbe » avec le superlatif très péjoratif.
• Clarice insiste « peux-tu l’écouter » devient « veux-tu encore l’écouter ? » Ces questions ont une dimension ironique, car elles affirment l’inverse : « il ne faut pas l’écouter. »
• Le ton monte et devient impératif « voit que fourbe sur fourbe [...] il entasse » l’image de l’entassement est évocatrice.
• Pour Clarisse, il n’y a rien de vrai « ne fait que jouer » la structure restrictive présente Dorante comme un magicien.
⇨ Dorante sait qu’il ne parviendra pas à convaincre Clarisse, il adresse donc tous ses discours à Lucrèce.
Dorante parvient à se faire écouter
• Dorante ne réclame qu’un peu de temps avec la subordonnée circonstancielle de temps « Quand vous m’aurez ouï… »
• Dorante invite Lucrèce à se projeter « vous m’aurez ouï » avec le futur antérieur.
• Le verbe « ouïr » est à la fois élégant et très court, il ne lui demande pas d’aller jusqu’à « l’écouter ».
• Il évoque la confiance qu’il peut restaurer « vous n’en pourrez douter » par une litote (la double négation insiste sur le propos).
• Dorante utilise son talent oratoire pour capter l’attention de Lucrèce : c’est une « captatio benevolentiae ».
⇨ Malgré les avertissements de Clarice, Lucrèce écoute Dorante, qui peut alors développer un discours habile.
Un discours particulièrement habile
• Dorante inverse la situation en accusant Clarice d’avoir joué : « Clarice m’a fait pièce » comme une pièce de comédie.
• Il insiste sur l’usurpation d’identité « sous votre nom » et « par votre fenêtre ». C’est un zeugme (alliant concret et abstrait).
• Mais surtout, il ment en disant n’avoir pas été dupe de son jeu : « et je l’ai su reconnaître » (en fait il ne l’avait pas perçu).
• Dorante présente ses actions comme un juste retour des choses « vous m’avez affligé // je m’en suis vengé ».
⇨ Dorante inverse ma situation en mettant la tromperie des des amies devant ses propres mensonges.
Un aveu subtil qui dénonce le langage galant
• Lucrèce interroge son comportement dès leur rencontre « Mais, hier dedans les Tuileries » avec le lien d’opposition.
• Dorante affirme n’avoir fait la cour à Clarice que par jeu : « objet de mes galanteries ».
• Il retourne alors la situation : « Elle avait mes discours, mais vous aviez mon cœur. » L’opposition des pronoms personnels est soulignée par la symétrie parfaite des hémistiches.
• Est-il en train d’inventer ou d’hésiter ? Les points de suspension introduisent un doute même pour le spectateur .
⇨ Le menteur crée un nouvel effet d’attente : le spectateur se demande comment il va rendre sa déclaration crédible.
Dorante se justifie avec un discours galant
• Dorante éblouit maintenant Lucrèce avec les codes du langage galant : « vos yeux, un feu, ma flamme ».
• Il prétend avoir attendu l’accord de son père, avec le subjonctif passé « ait eu l’aveu d’un père ». C’est une manière de détourner un fait réel, le mariage que son père avait envisagé au début.
• Il réinvente le passé pour justifier ses actions : « faisaient… n’était… cachais… » l’imparfait retrace ces événements.
• Il se met en scène, victime du jeu des apparences : « faisaient naître / fait taire » les deux emplois du verbe « faire » sont symétriquement opposés.
• Il oppose la vérité et les apparences « mes discours / mon cœur … J’ai fait taire … fiction … je cachais »
⇨ C’est bien un ultime mensonge que Dorante invente, pour parvenir à un dénouement heureux.
Troisième mouvement :
Vers un dénouement heureux
DORANTE, à Lucrèce.
Vous seule êtes l'objet dont mon cœur est charmé.
LUCRÈCE, à Dorante.
C'est ce que les effets m'ont fort mal confirmé.
DORANTE.
Si mon père à présent porte parole au vôtre,
Après son témoignage, en voudrez-vous quelque autre ?
LUCRÈCE.
Après son témoignage il faudra consulter
Si nous aurons encore quelque lieu d'en douter.
DORANTE, à Lucrèce.
Qu'à de telles clartés votre erreur se dissipe.
À Clarice.
Et vous, belle Clarice, aimez toujours Alcippe ;
Sans l'hymen de Poitiers il ne tenait plus rien ;
Je ne lui ferai pas ce mauvais entretien ;
Mais entre vous et moi vous savez le mystère.
Le voici qui s'avance, et j'aperçois mon père.
Un langage galant qui a perdu sa force
• Dorante accorde toute son attention à Lucrèce « vous seule ».
• Il utilise des termes plus forts pour Lucrèce « objet dont mon cœur est charmé ». Tandis que Clarice était « objet de mes galanteries ».
• Le langage de Dorante est hyperbolique : « charmé » signifie à l’époque « envoûté ».
• Par contraste, Lucrèce est rationnelle et ironique, « c’est ce que les effets m’ont fort mal confirmé » le démonstratif et la négation accusent l’attitude de Dorante.
⇨ Comme l’avait prédit Cliton à l’acte III, scène 6, la parole de Dorante a perdu son crédit.
Le recours à une parole de confiance
• Dorante doit avoir recours à une autre parole : « mon père… porte parole au vôtre » (parole des pères qui ont valeur légale au XVIIe siècle pour conclure un mariage).
• Malgré cela, Lucrèce continue d’avoir des doutes « Après son témoignage, il faudra consulter… nous aurons lieu d’en douter » : c’est bien le dénouement heureux qui est l’enjeu ici avec le futur.
• Lucrèce devra délibérer avec son propre père « si nous aurons encore quelque lieu d’en douter » (elle emploie la première personne du pluriel).
⇨ Sans condamner son personnage, Corneille montre tout de même que Dorante doit avoir recours à la parole fiable de son père pour résoudre l’intrigue.
Non pas un mariage mais deux !
• Dans sa dernière réplique, Dorante prend la parole pour conclure et dissiper les malentendus.
• Dorante formule son souhait au subjonctif présent « qu’à de telles clartés votre erreur se dissipe ». La demande en mariage appuyée par la parole des pères, est performative (elle a des conséquences concrètes, un contrat de mariage).
• Enfin, Dorante s’adresse à Clarice : « Belle Clarice » le terme est flatteur, il veut l’amener à accepter aussi ce dénouement.
• Ainsi, il lui adresse une parole qu’elle seule peut comprendre : « Sans l’hymen de Poitiers » c’est-à-dire : sans ce mensonge, elle aurait trahi Alcippe.
• Il se taira donc « Je ne lui ferai pas ce mauvais entretien », mais c’est un arrangement secret « entre vous et moi ».
• Clarice n’a pas l’occasion de répondre : le présentatif « Voilà » accompagne l’entrée d’Alcippe et Géronte.
⇨ Cette tirade conduit au dénouement de la pièce : Dorante épouse une femme qui prend le mariage au sérieux au lieu de la coquette Clarice, qui revient à Alcippe.
Conclusion
Bilan
• Dans cet extrait, Dorante confirme son talent de comédien en improvisant une déclaration qui est un vrai coup de théâtre.
• Aime-t-il Lucrèce ? L’a-t-il vraiment vue, est-il amoureux ? En tout cas, il épouse la plus sage des deux (et aussi la plus belle selon Cliton).
• Enfin, ce passage propose une critique habile de la société galante parisienne, qui repose sur le culte des apparences et le mensonge.
• Qui gagne vraiment ? Lucrèce dont le nom signifie « celle qui gagne » ? En tout cas, celle qui ne ment pas ou peu. Corneille laisse à son public le soin d’y réfléchir s’il le souhaite.
Ouverture
• Les stratagèmes utilisés au service de l’amour dans les comédies sont-ils blâmables ? Peut-être pas, comme l’avoue Araminte dans Les Fausses Confidences de Marivaux :
ARAMINTE.
Véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable. Il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi.
Marivaux, Les Fausses Confidences, Acte III, scène 12, 1737.
Gerard van Honthorst, Henriette-Marie van du Palatinat, 1656.