Couverture pour Lettres d'une PĂ©ruvienne

Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, 1747. Lettre XXIX — Le goût effréné du superflu



Extrait étudié



 Ce n'est pas sans un vĂ©ritable regret, mon cher Aza, que je passe de l'admiration du gĂ©nie des Français au mĂ©pris de l'usage qu'ils en font. Je me plaisais de bonne foi Ă  estimer cette Nation charmante, mais je ne puis me refuser Ă  l'Ă©vidence de ses dĂ©fauts.
 Le tumulte s'est enfin apaisĂ©, j'ai pu faire des questions ; on m'a rĂ©pondu ; il n'en faut pas davantage ici pour ĂŞtre instruite au-delĂ  mĂŞme de ce qu'on veut savoir. C'est avec une bonne foi et une lĂ©gèretĂ© hors de toute croyance, que les Français dĂ©voilent les secrets de la perversitĂ© de leurs mĹ“urs. Pour peu qu'on les interroge, il ne faut ni finesse ni pĂ©nĂ©tration pour dĂ©mĂŞler que leur goĂ»t effrĂ©nĂ© pour le superflu a corrompu leur raison, leur cĹ“ur, et leur esprit ; qu'il a Ă©tabli des richesses chimĂ©riques sur les ruines du nĂ©cessaire ; qu'il a substituĂ© une politesse superficielle aux bonnes mĹ“urs, et qu'il remplace le bon sens et la raison, par le faux brillant de l'esprit.
 La vanitĂ© dominante des Français, est celle de paraĂ®tre opulents. Le GĂ©nie, les Arts, et peut-ĂŞtre les Sciences, tout se rapporte au faste ; tout concourt Ă  la ruine des fortunes, et comme si la fĂ©conditĂ© de leur gĂ©nie ne suffisait pas pour en multiplier les objets, je sais d'eux-mĂŞmes, qu'au mĂ©pris des biens solides et agrĂ©ables que la France produit en abondance, ils tirent, Ă  grands frais, de toutes les parties du Monde, les Meubles fragiles et sans usage, qui font l'ornement de leurs Maisons, les parures Ă©blouissantes dont ils sont couverts, et jusqu'aux mets et aux liqueurs, qui composent leurs repas.
 Peut-ĂŞtre, mon cher Aza, ne trouverais-je rien de condamnable dans l'excès de ces superfluitĂ©s, si les français avaient des trĂ©sors pour y satisfaire, ou qu'ils n'employassent Ă  contenter leur goĂ»t, que ce qui leur resterait après avoir Ă©tabli leurs Maisons sur une aisance honnĂŞte.
 Nos Lois, les plus sages qui aient Ă©tĂ© donnĂ©es aux hommes, permettent certaines dĂ©corations dans chaque Ă©tat qui caractĂ©risent la naissance ou les richesses, et qu'Ă  la rigueur on pourrait nommer superflu ; aussi n'est-ce que celui qui naĂ®t du dĂ©règlement de l'imagination, celui qu'on ne peut soutenir sans manquer Ă  l'humanitĂ© et Ă  la justice, qui me paraĂ®t un crime ; en un mot, c'est celui dont les Français sont idolâtres, et auquel ils sacrifient leur repos et leur bonheur.



Introduction



Accroche


• En 1747, Françoise de Graffigny imite les Lettres persanes de Montesquieu en rĂ©digeant ses Lettres d’une PĂ©ruvienne : le regard Ă©tranger de Zilia permettra de mettre Ă  jour les dĂ©fauts de la sociĂ©tĂ© occidentale.
• Bien sûr, ce regard étranger est artificiel, derrière les mots de Zilia, se cache le point de vue de Mme de Graffigny, qui fait œuvre de moraliste.
• Le regard naïf de Zilia prépare le lecteur aux critiques de la société française qui vont suivre…

Situation


• Dans notre passage, Zilia a déjà appris à parler français, elle comprend mieux les mœurs françaises, qu’elle décrit à Aza.
• Alors que son premier regard était plein d’admiration pour le génie des français, elle réalise qu’il sert surtout leur vanité.
• Françoise de Graffigny, à travers le regard de Zilia, nous fait voir en quoi ces excès se révèlent contraires à la raison.
• Les valeurs des Lumières sont perceptibles derrière ce regard faussement naïf d’une péruvienne.

Problématique


Comment cette lettre, mettant en scène le regard Ă©tranger de Zilia, permet-il Ă  Françoise de Graffigny de montrer Ă  ses lecteurs les excès de la sociĂ©tĂ© française ?

Mouvements de l'explication linéaire


Zilia dĂ©couvre d’abord « le gĂ©nie des français Â» puis « la vanitĂ© des français Â» qu’elle oppose Ă  « nos lois Â» (celles des incas) :
   I. Introduire un regard Ă©tranger rĂ©vĂ©lateur
   II. Analyser la vanitĂ© des français
   III. Proposer des principes de sagesse

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Un regard étranger pour dénoncer la vanité des français
   1) La mise en scène du regard Ă©tranger
   2) L’aveuglement des français Ă  leurs dĂ©fauts
   3) Une vanitĂ© qui vient tout corrompre
II. Une analyse d’une grande richesse
   1) Le regard de Zilia Ă©volue
   2) Le gĂ©nie français au service du superflu
   3) La dĂ©nonciation d’un pillage absurde
III. Des valeurs qui sont issues des Lumières
   1) Le regard d’une moraliste
   2) Mettre en avant des valeurs primordiales
   3) L’idĂ©e d’une sagesse universelle

Premier mouvement :
Introduire un regard étranger révélateur



 Ce n'est pas sans un vĂ©ritable regret, mon cher Aza, que je passe de l'admiration du gĂ©nie des Français au mĂ©pris de l'usage qu'ils en font. Je me plaisais de bonne foi Ă  estimer cette Nation charmante, mais je ne puis me refuser Ă  l'Ă©vidence de ses dĂ©fauts.
 Le tumulte s'est enfin apaisĂ©, j'ai pu faire des questions ; on m'a rĂ©pondu ; il n'en faut pas davantage ici pour ĂŞtre instruite au-delĂ  mĂŞme de ce qu'on veut savoir. C'est avec une bonne foi et une lĂ©gèretĂ© hors de toute croyance, que les Français dĂ©voilent les secrets de la perversitĂ© de leurs mĹ“urs. Pour peu qu'on les interroge, il ne faut ni finesse ni pĂ©nĂ©tration pour dĂ©mĂŞler que leur goĂ»t effrĂ©nĂ© pour le superflu a corrompu leur raison, leur cĹ“ur, et leur esprit ; qu'il a Ă©tabli des richesses chimĂ©riques sur les ruines du nĂ©cessaire ; qu'il a substituĂ© une politesse superficielle aux bonnes mĹ“urs, et qu'il remplace le bon sens et la raison, par le faux brillant de l'esprit.


Une lettre écrite par une étrangère


• Zilia commence par une apostrophe Ă  son fiancĂ©, le prince inca Aza « Mon cher Aza Â» destinataire de la lettre.
• Elle Ă©crit Ă  la première personne « je passe … j’ai pu faire Â».
• Le nom commun « Ă©vidence Â» a pour racine latine « videor Â» qui signifie « ĂŞtre vu Â». VoilĂ  ce qui apparaĂ®t Ă  son regard extĂ©rieur.
• Zilia, Ă©trangère, prend Ă  peine ses repères, comme l’indique la voix pronominale « le tumulte s’est enfin apaisĂ© Â».
• ÉlĂ©ment de surprise : l’admiration de Zilia appartient au passĂ© « je me plaisais Ă  estimer Â» l’imparfait est rĂ©volu.
⇨ Graffigny met en scène ce regard extérieur de Zilia pour mieux préparer son lecteur français à recevoir des critiques.

Préparer le lecteur à des critiques avec délicatesse


• Une double nĂ©gation « ce n’est pas sans regret Â» signifie : je regrette beaucoup Â».
• Elle insiste sur ce regret pour mieux faire passer les critiques qui vont suivre « un vĂ©ritable regret Â».
• Zilia s’exprime avec politesse : la double nĂ©gation forme une litote « je ne puis me refuser Ă  l’évidence Â» pour annoncer les critiques qui vont suivre
• La qualitĂ© principale de cette Nation est d’être « charmante Â» : cela n’en fait-il pas une Nation superficielle ?
• Les critiques sont annoncĂ©es par le possessif pluriel « ses dĂ©fauts Â». Plusieurs dĂ©fauts sont annoncĂ©s.
⇨ Zilia introduit ses critiques en jouant avec la surprise : la surprise vient remettre en cause son admiration des français.

Un changement de point de vue radical


• Le verbe de mouvement « passer Â» indique bien une Ă©volution de la pensĂ©e qui change radicalement.
• Le point de vue de Zilia est dynamique, passant d’un extrĂŞme Ă  l’autre avec les prĂ©positions « de l’admiration … au mĂ©pris Â».
• C’est une vĂ©ritable antithèse (mise en prĂ©sence de deux termes fondamentalement opposĂ©s) « admiration / mĂ©pris Â».
• Ce revirement porte pourtant sur le mĂŞme objet, le « gĂ©nie Â» : ce qui est critiquable, c’est « l’usage qu’ils en font Â».
• Le changement radical de point de vue est illustrĂ© par le lien d’opposition « mais Â».
⇨ Zilia, d’abord admirative du génie français, a été déçue en découvrant les mœurs françaises.

Zilia veut seulement comprendre les mœurs française


• La virgule après « apaisĂ© Â» a un sens de consĂ©quence : cet apaisement lui a permis de poser des questions autour d’elle.
• Zilia est curieuse, elle fait « des questions Â» au pluriel.
• La curiositĂ© de Zilia est lĂ©gitime et modĂ©rĂ©e, avec le CC de but « pour ĂŞtre instruite Â» : elle veut comprendre le pays oĂą elle est.
• Le pronom indĂ©fini « on m’a rĂ©pondu Â» laisse un flou sur l’interlocuteur : une personne reprĂ©sentative des français.
⇨ Zilia voulait comprendre une autre culture, mais elle va découvrir les excès des français malgré elle.

Les français sont loquaces sur leurs excès


• La tournure impersonnelle est associĂ©e au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale « il n’en faut pas davantage Â».
• La nĂ©gation permet d’insister (litote) « il n’en faut pas davantage Â» signifie « il en faut peu Â».
• Ce bavardage est une caractĂ©ristique bien française comme le prĂ©cise le CC de lieu « ici Â».
• Comme pour imiter ce bavardage, la phrase se prolonge alors qu’on la croirait terminĂ©e (hyperbate) : « au-delĂ  mĂŞme de ce qu’on veut savoir Â».
⇨ Les français parlent avec excès de leurs excès, car ils ne s’en rendent pas compte.

Les français sont aveugles à leurs propres défauts


• La « bonne foi Â» de Zilia entre en Ă©cho avec la « bonne foi Â» des français rĂ©vĂ©lant leurs excès.
• La mĂ©taphore de la « lĂ©gèretĂ© Â» caractĂ©rise l’esprit français : ils ne songent pas Ă  chercher les contradictions de leur discours.
• Cette inconsĂ©quence est dĂ©raisonnable, au point que Zilia a du mal Ă  le croire « hors de toute croyance Â».
• La mĂ©taphore du voile « dĂ©voiler les secrets Â» rĂ©vèle aux yeux des Ă©trangers ce que les français ne voient pas eux-mĂŞmes.
⇨ Les français ne voient pas ce qu’un regard étranger perçoit.

Le regard de Zilia comme guide pour le lecteur


• La mĂ©taphore de la pelote de laine « dĂ©mĂŞler Â» nous invite Ă  suivre Zilia comme le fil d’Ariane.
• Les nĂ©gations coordonnĂ©es insistent sur l’évidence de ces dĂ©fauts : « ni finesse ni pĂ©nĂ©tration Â».
• Le terme « perversitĂ© Â» du latin « pervertire Â» signifie « mettre sens dessus-dessous Â». Cette « perversitĂ© des mĹ“urs Â» est l’inverse des « bonnes mĹ“urs Â».
⇨ Le regard extĂ©rieur de Zilia est un vĂ©ritable rĂ©vĂ©lateur de dĂ©fauts que l’on prend mĂŞme pour des qualitĂ©s !

Des défauts plus graves qu’ils n’y paraissent


• On a presque une allĂ©gorie : « le goĂ»t pour le superflu Â» devient un personnage corrupteur.
• Le passĂ© composĂ© indique des actions passĂ©es qui ont des consĂ©quences sur le prĂ©sent « a Ă©tabli … a substituĂ© Â».
• Les verbes sont de plus en plus graves « a Ă©tabli Â» devient « a substituĂ© Â» et enfin « remplace Â» au prĂ©sent d’énonciation : les bonnes mĹ“urs ont laissĂ© place Ă  de mauvaises.
• La mĂ©taphore des « ruines Â» insiste sur le dĂ©sastre.
• Le champ lexical de la vanitĂ© « superflu, superficiel, chimĂ©rique, le faux brillant Â» envahit le discours.
⇨ Zilia veut montrer en quoi cette vanité touche à la fois la raison, le cœur et l’esprit des français.

Trois oppositions


• Le rythme est ternaire, annonçant trois grands dĂ©fauts « leur raison, leur cĹ“ur, leur esprit Â».
• Ces trois Ă©lĂ©ments semblent mĂŞme exhaustifs : la raison, le cĹ“ur et l’esprit sont trois composantes essentielles de ce qui fait l’humain (on perçoit l’influence des Lumières dans ce texte).
• Ce sont alors trois oppositions mélioratif / péjoratif.
• Première opposition « richesses chimĂ©riques / nĂ©cessaire Â». C’est la Raison qui est bafouĂ©e ici puisque le nĂ©cessaire passe derrière ce qui est « chimĂ©rique Â» (imaginaire).
• Deuxième opposition « politesse superficielle / bonnes mĹ“urs Â». C’est le cĹ“ur qui est concernĂ© ici : la capacitĂ© Ă  crĂ©er un lien sincère avec l’autre est compromis par cette « politesse Â».
• Troisième opposition « le bon sens et la raison / le faux brillant de l’esprit Â». L’intelligence est au service de futilitĂ©s.
⇨ Zilia s’apprête à faire une analyse poussée des mœurs françaises.

Deuxième mouvement :
Analyser la vanité des français



 La vanitĂ© dominante des Français, est celle de paraĂ®tre opulents. Le GĂ©nie, les Arts, et peut-ĂŞtre les Sciences, tout se rapporte au faste ; tout concourt Ă  la ruine des fortunes, et comme si la fĂ©conditĂ© de leur gĂ©nie ne suffisait pas pour en multiplier les objets, je sais d'eux-mĂŞmes, qu'au mĂ©pris des biens solides et agrĂ©ables que la France produit en abondance, ils tirent, Ă  grands frais, de toutes les parties du Monde, les Meubles fragiles et sans usage, qui font l'ornement de leurs Maisons, les parures Ă©blouissantes dont ils sont couverts, et jusqu'aux mets et aux liqueurs, qui composent leurs repas.
 Peut-ĂŞtre, mon cher Aza, ne trouverais-je rien de condamnable dans l'excès de ces superfluitĂ©s, si les français avaient des trĂ©sors pour y satisfaire, ou qu'ils n'employassent Ă  contenter leur goĂ»t, que ce qui leur resterait après avoir Ă©tabli leurs Maisons sur une aisance honnĂŞte.


Zilia annonce d’abord la conclusion de son observation


• La première phrase est courte, lapidaire, comme une petite maxime au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale « la vanitĂ© est … Â»
• Zilia concentre son analyse sur la nation française avec l’article dĂ©fini et la majuscule « des Français Â».
• L’adjectif « dominante Â» tĂ©moigne d’une observation attentive pour dĂ©celer ce qui caractĂ©rise le mieux les mĹ“urs françaises.
• Le pronom dĂ©monstratif « celle de… Â» nous montre.
• Le verbe « paraĂ®tre Â» vient modaliser : ce n’est pas une vĂ©ritable opulence, uniquement l’apparence de richesse.
• Le lecteur de l’époque reconnaĂ®t l’idĂ©e de « vanitĂ© Â», thème biblique « vanitus vanitatum Â» : tout redeviendra poussière.
• Une proposition courte, au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©ral confirme cette thèse que va dĂ©velopper Zilia « Tout se rapporte au faste Â».
⇨ Françoise de Graffigny moraliste vient dénoncer à travers Zilia la vanité de ses compatriotes.

Une vanité qui vient tout corrompre


• Les grandes disciplines ont des majuscules : « le GĂ©nie… les Arts… les Sciences Â» : cela donne un impression d’exhaustivitĂ©.
• Ces termes ont Ă©voluĂ© dans le temps. Le « GĂ©nie Â» dĂ©signe Ă  l’époque les mĂ©tiers d’une manière gĂ©nĂ©rale, tandis que les « Sciences Â» comportent aussi la philosophie.
• L’EncyclopĂ©die de Diderot est sous-titrĂ© « Dictionnaire raisonnĂ© des sciences, des arts et des mĂ©tiers Â».
• Zilia gĂ©nĂ©ralise « Tout se rapporte… Tout concourt Â». Elle rĂ©pète le pronom indĂ©fini « tout Â» (anaphore rhĂ©torique).
• Alors que ces disciplines devraient viser un vĂ©ritable progrès humain, Zilia met sur le mĂŞme plan le « faste Â» et la « ruine Â».
⇨ Elle nous prĂ©sente en raccourci la cause et la consĂ©quence : rechercher le faste Ă  tout prix conduit les fortunes Ă  la ruine.

Un excès qui s’exprime dans la richesse des phrases


• La phrase est particulièrement longue, comme pour mimer le faste excessif des français.
• Le tĂ©moignage des français « eux-mĂŞmes Â» (CC de manière) donne du poids aux observations de Zilia .
• Le lien d’addition « et Â» introduit une grande subordonnĂ©e conjonctive « je sais que Â» contenant des relatives « les meubles qui… les parures dont… les mets qui… Â»
• La subordonnĂ©e circonstancielle de comparaison « comme si Â» forme une grande litote (double attĂ©nuation qui renforce le propos) : la fĂ©conditĂ© de leur gĂ©nie suffirait largement !
⇨ Ainsi Zilia cherche à comprendre ces fastes excessifs.

Des fastes excessifs condamnables


• L’expression « au mĂ©pris de Â» signifie « malgrĂ© Â» ou (malgrĂ© l’abondance). Ils ont dĂ©jĂ  plus que le nĂ©cessaire.
• Les pluriels expriment une dĂ©multiplication « les biens… les meubles… les parures… Â»
• Le verbe d’action « ils tirent Â» est associĂ© Ă  des CC « Ă  grands frais Â» et « de toutes les parties du monde Â» comme une grande activitĂ© effrĂ©nĂ©e et sans limite.
• La majuscule Ă  « Monde Â» dĂ©nonce les mĂ©canismes qui conduisent le français Ă  coloniser ces parties du monde.
• Le CC de manière « Ă  grands frais Â» indique que cela est ruineux : cette colonisation n’est pas une affaire rentable.
⇨ Graffigny dénonce un véritable pillage qui s’avère inutile.

Un excès qui ne sert que la vanité


• On va du nĂ©cessaire au superflu avec deux adjectifs coordonnĂ©s « solide et agrĂ©able Â».
• Les qualifications se poursuivent : « fragiles et sans usage Â». Ils se ruinent pour des dĂ©corations Ă©phĂ©mères.
• Les subordonnĂ©es relatives allongent ces dĂ©corations « qui font l’ornement de leurs Maisons Â» (avec la majuscule).
• Certains mots sont exceptionnellement longs « ornement … Ă©blouissantes… Â» appartenant au champ lexical de l’apparence.
• Normalement une « parure Â» complète un vĂŞtement, mais Zilia prĂ©cise qu’ils en « sont couverts Â». C’est excessif.
• Le sens de la vue est mobilisĂ© « Ă©blouissantes Â».
⇨ Graffigny dénonce une logique de surenchère que Zilia voit d’un regard extérieur naïf.

La concession de Zilia


• Zilia fait une concession avec l’adverbe « peut-ĂŞtre Â» c’est une modalisation (nuance le propos).
• Les deux dĂ©fauts (excès et vanitĂ©) sont repris par une expression très synthĂ©tique « l’excès de ces superfluitĂ©s Â».
• Le dĂ©monstratif « ces superfluitĂ©s Â» reprend tout ce qui a Ă©tĂ© dĂ©crit dans la longue phrase prĂ©cĂ©dente.
• Zilia ne cherche donc pas absolument Ă  faire une condamnation morale : « aussi ne trouverais-je rien Â» avec la nĂ©gation et le conditionnel.
⇨ Derrière cette concession, on devine que Graffigny est en fait en train d’avancer un argument encore plus accablant.

Les deux faits que Françoise de Graffigny dénonce


• Zilia propose deux hypothèses pour excuser les français : « s’ils avaient des trĂ©sors Â» ou « qu’ils n’y employassent que ce qui resterait Â».
• Le subjonctif exprime bien une action virtuelle « qu’ils n’employassent Ă  contenter leur goĂ»t… Â» Premier problème : ils y emploient bien plus que cela !
• De mĂŞme l’infinitif passĂ© « après avoir Ă©tabli Â» exprime une action non rĂ©alisĂ©e. Deuxième problème : ils n’ont pas pourvu au nĂ©cessaire avant de songer au superflu.
• La phrase semble inachevĂ©e : on sous-entend « â€¦ mais ce n’est pas le cas. Â»
⇨ Graffigny ne dénonce pas tant les fastes et le superflu que le manque de moyens réels pour les soutenir.

Un regard moral tout en nuances


• La modĂ©ration prĂ´nĂ©e par Zilia se trouve dans la restriction « que ce qui leur resterait après Â».
• Françoise de Graffigny utilise Zilia pour faire passer un message moral, une certaine sagesse « une aisance honnĂŞte Â».
• Il s’agit surtout d’établir des prioritĂ©s, faire passer le luxe « après Â» (elle utilise un connecteur temporel).
• L’adjectif « honnĂŞte Â» vient confirmer un discours moral.
⇨ Cela reste une morale toute en nuances, une modération permettant le faste et même le superflu, à la condition de garantir d’abord le nécessaire.

Troisième mouvement :
Proposer des principes de sagesse



 Nos Lois, les plus sages qui aient Ă©tĂ© donnĂ©es aux hommes, permettent certaines dĂ©corations dans chaque Ă©tat qui caractĂ©risent la naissance ou les richesses, et qu'Ă  la rigueur on pourrait nommer superflu ; aussi n'est-ce que celui qui naĂ®t du dĂ©règlement de l'imagination, celui qu'on ne peut soutenir sans manquer Ă  l'humanitĂ© et Ă  la justice, qui me paraĂ®t un crime ; en un mot, c'est celui dont les Français sont idolâtres, et auquel ils sacrifient leur repos et leur bonheur.

Un modèle de sagesse Ă©tranger ou universel ?


• Zilia compare enfin les mĹ“urs françaises Ă  celles de son pays, avec la première personne du pluriel « Nos lois Â».
• En fait, elle dĂ©peint une utopie car il s’agit d’un modèle de sagesse « les plus sages qui aient Ă©tĂ© donnĂ©es Â» (ce qu’exprime le superlatif de supĂ©rioritĂ©).
• Une sagesse qui est pratiquement une vérité révélée, au subjonctif passé (cet événement supposé a des conséquences sur le présent).
• La voix passive « qui aient Ă©tĂ© donnĂ©es Â» ne mentionne pas le complĂ©ment d’agent (par qui ?) Un principe divin qui serait le mĂŞme pour Zilia et les europĂ©ens : Graffigny pense probablement Ă  la Raison des Lumières.
• L’article dĂ©fini pluriel « aux hommes Â» dĂ©signe bien toute l’humanitĂ©.
⇨ La sagesse des incas dont parle Zilia est comme elle le dit souvent, « conforme Ă  la nature Â» : c’est une sagesse universelle.

Conserver des décorations qui ont un sens


• Ces « Lois Â» avec une majuscule, sont le sujet du verbe « permettre Â» au prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale.
• Toutes les dĂ©corations ne sont pas permises. L’adjectif « certaines Â» modalise (induisent une nuance).
• Le terme « superflu Â» lui-mĂŞme est discutĂ© « Ă  la rigueur Â» : ces dĂ©corations ne sont pas si inutiles : elles ont un rĂ´le.
• Le CC de lieu « dans chaque Ă©tat Â» soulignent le rĂ´le social de ces dĂ©corations, qui indiquent un rang « naissance / richesses Â».
• Le lien de consĂ©quence « aussi Â» vient tirer une conclusion : le superflu est autorisĂ© mais soumis Ă  une restriction « que celui Â».
• Zilia rejette le superflu absurde, qui sort des règles de la raison (avec le prĂ©fixe dĂ©-) : « dĂ©règlement de l’imagination Â».
⇨ Il s’agit de rester dans un usage raisonnable et raisonné du superflu, qui doit respecter des valeurs plus importantes.

Zilia met en valeur de grands principes


• Zilia assume son point de vue avec la première personne : « qui me paraĂ®t Â».
• La dĂ©nonciation est très ferme, c’est un vĂ©ritable « crime Â».
• Le prĂ©sentatif « celui qui Â» revient trois fois (anaphore rhĂ©torique). Ă€ chaque fois, cela introduit des valeurs clĂ©s.
• Deux substantifs : « l’humanitĂ© et la justice Â» sont les vertus collectives que le superflu ne devrait pas remettre en cause.
• Mais sans aller aussi loin, les français devraient d’abord respecter « leur repos et leur bonheur Â».
⇨ Le goût du superflu des français leur font oublier les valeurs les plus élémentaires d’un peuple sain. Ils sont pervertis.

Un pervertissement spirituel ?


• Zilia rĂ©sume cela « en un mot Â», et ce mot c’est « idolâtre Â».
• Adorer une idole, c’est une rĂ©fĂ©rence Ă  l’épisode du veau d’or dans la Bible : MoĂŻse prĂ©vient son peuple qu’adorer une image forgĂ©e dans un mĂ©tal prĂ©cieux, c’est commettre une faute Ă  l’égard de Dieu (qui leur a donnĂ© les tables de la loi).
• Ainsi, dans ce passage, aux yeux de Zilia, les français vouent une sorte de culte à un faux dieu, ou du moins à de fausses valeurs, oubliant des principes naturels évidents.
• Cette parabole de la Bible critique les superstitions : en cela elle sert aussi une certaine rhĂ©torique des Lumières.
⇨ Françoise de Graffigny sait que ses lecteurs percevront les références bibliques et le discours favorable aux Lumières.

Conclusion



Bilan


• Dans ce passage des Lettres d'une Péruvienne, Françoise de Graffigny prépare son lecteur à ouvrir les yeux sur un défaut dont les français se font une gloire, mais qui corrompt leur raison, leur cœur, et leur esprit.
• On dĂ©couvre dans le deuxième mouvement que ce dĂ©faut, c’est la vanitĂ© de vouloir Ă  tout prix paraĂ®tre riches, conduisant les français Ă  des dĂ©penses inutiles — excès qui pourrait ĂŞtre pardonnable s’il ne les privait du nĂ©cessaire !
• Enfin, Zilia compare ce fait aux lois plus sages des Incas, derrière lesquelles le lecteur perçoit les valeurs universelles émises par les philosophes des Lumières.

Ouverture


• Ă€ travers les lettres de Zilia, Madame de Graffigny se moque de la vanitĂ© des français. Montesquieu s’en amuse aussi dans ses Lettres persanes oĂą Rica Ă©crit :
Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or comme le roi d’Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanitĂ© de ses sujets, plus inĂ©puisable que les mines.
Montesquieu, Les Lettres persanes, 1721.

• Les dangers de la vanitĂ© sont aussi dĂ©noncĂ©s par Choderlos de Laclos dans son roman Ă©pistolaire, Les Liaisons dangereuses :
La vanité blessée aigrit les esprits, augmente les torts, produit l’humeur, enfante la haine, et de frivoles plaisirs sont payés enfin par de longues infortunes.
Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses, 1782.




Francesco de Mura, Allégorie des Arts, 1750.

⇨ * GRAFFIGNY, Lettres d'une Péruvienne 🔎 Lettre XXIX (explication au format PDF téléchargeable) *

⇨ GRAFFIGNY, Lettres d'une Péruvienne 💼 Lettre XXIX (extrait étudié au format A4 PDF téléchargeable)

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