Couverture pour Bel Ami

Explication linéaire de l'incipit
de Bel-Ami de Maupassant
(Partie 1 Chapitre1)



Extrait étudié




  Quand la caissiĂšre lui eut rendu la monnaie de sa piĂšce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.
Comme il portait beau, par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dĂźneurs attardĂ©s un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups d’épervier.
  Les femmes avaient levĂ© la tĂȘte vers lui, trois petites ouvriĂšres, une maĂźtresse de musique entre deux Ăąges, mal peignĂ©e, nĂ©gligĂ©e, coiffĂ©e d’un chapeau toujours poussiĂ©reux et vĂȘtue toujours d’une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituĂ©es de cette gargote Ă  prix fixe.
  Lorsqu’il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu’il allait faire. On Ă©tait au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela reprĂ©sentait deux dĂźners sans dĂ©jeuners, ou deux dĂ©jeuners sans dĂźners, au choix. Il rĂ©flĂ©chit que les repas du matin Ă©tant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coĂ»taient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des dĂ©jeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui reprĂ©sentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C’était lĂ  sa grande dĂ©pense et son grand plaisir des nuits ; et il se mit Ă  descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.
  Il marchait ainsi qu’au temps oĂč il portait l’uniforme des hussards, la poitrine bombĂ©e, les jambes un peu entr’ouvertes comme s’il venait de descendre de cheval ; et il avançait brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les Ă©paules, poussant les gens pour ne point se dĂ©ranger de sa route. Il inclinait lĂ©gĂšrement sur l’oreille son chapeau Ă  haute forme assez dĂ©fraĂźchi, et battait le pavĂ© de son talon. Il avait l’air de toujours dĂ©fier quelqu’un, les passants, les maisons, la ville entiĂšre, par chic de beau soldat tombĂ© dans le civil.
  Quoique habillĂ© d’un complet de soixante francs, il gardait une certaine Ă©lĂ©gance tapageuse, un peu commune, rĂ©elle cependant. Grand, bien fait, blond, d’un blond chĂątain vaguement roussi, avec une moustache retroussĂ©e, qui semblait mousser sur sa lĂšvre, des yeux bleus, clairs, trouĂ©s d’une pupille toute petite, des cheveux frisĂ©s naturellement, sĂ©parĂ©s par une raie au milieu du crĂąne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.
  C’était une de ces soirĂ©es d’étĂ© oĂč l’air manque dans Paris. La ville, chaude comme une Ă©tuve, paraissait suer dans la nuit Ă©touffante. Les Ă©gouts soufflaient par leurs bouches de granit leurs haleines empestĂ©es, et les cuisines souterraines jetaient Ă  la rue, par leurs fenĂȘtres basses, les miasmes infĂąmes des eaux de vaisselle et des vieilles sauces.
  Les concierges, en manches de chemise, Ă  cheval sur des chaises en paille, fumaient la pipe sous des portes cochĂšres, et les passants allaient d’un pas accablĂ©, le front nu, le chapeau Ă  la main.
  Quand Georges Duroy parvint au boulevard, il s’arrĂȘta encore, indĂ©cis sur ce qu’il allait faire. Il avait envie maintenant de gagner les Champs-ÉlysĂ©es et l’avenue du bois de Boulogne pour trouver un peu d’air frais sous les arbres ; mais un dĂ©sir aussi le travaillait, celui d’une rencontre amoureuse.



Introduction



Vous savez que Maupassant a Ă©tĂ© journaliste dans plusieurs journaux, comme Le Figaro, Le Gaulois, L’Écho de Paris. Bel Ami a Ă©tĂ© d’abord publiĂ© en feuilletons dans le Gil Blas.

Dans ce roman, Maupassant met en scÚne Georges Duroy, un ancien militaire qui justement devient journaliste et réussit une ascension sociale fulgurante notamment grùce aux femmes.

Vous allez voir que dans notre incipit, tout est déjà mis en place : Maupassant nous fait de belles promesses. Avec une écriture légÚre, il nous laisse deviner son projet romanesque. Le personnage de Georges Duroy est haut en couleur, séducteur et ambitieux. Le regard acerbe du romancier semble déjà sur le point de nous révéler les dessous scabreux de la société parisienne.

Problématique


Comment Maupassant annonce-t-il dans cet incipit un projet romanesque réaliste, marqué par une vision personnelle du monde ?

Axes de lecture pour un commentaire composé


> Un style lĂ©ger et dynamique, qui rĂ©pond aux attentes de l’incipit.
> Un portrait psychologique qui révÚle un personnage ambitieux.
> La prĂ©paration d’une ascension sociale grĂące au rĂŽle des femmes.
> Un personnage ambigu, qui tient à la fois du héros et du anti-héros.
> Un projet romanesque réaliste.
> Une vision personnelle du romancier, qui annonce un regard critique sur le monde parisien.



Premier mouvement :
Un jeu de regards dynamique



Quand la caissiĂšre lui eut rendu la monnaie de sa piĂšce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.
Comme il portait beau, par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dĂźneurs attardĂ©s un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups d’épervier.
Les femmes avaient levĂ© la tĂȘte vers lui, trois petites ouvriĂšres, une maĂźtresse de musique entre deux Ăąges, mal peignĂ©e, nĂ©gligĂ©e, coiffĂ©e d’un chapeau toujours poussiĂ©reux et vĂȘtue toujours d’une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituĂ©es de cette gargote Ă  prix fixe.


Le style de Maupassant est lĂ©ger et dynamique. Regardez, le roman commence sur une action dĂ©jĂ  terminĂ©e, avec un passĂ© antĂ©rieur « Quand la caissiĂšre lui eut rendu la monnaie. C’est ce qu’on appelle un dĂ©but in medias res : qui commence au milieu de l’action.

Pas de longue description. Georges Duroy est essentiellement prĂ©sentĂ© par ses actions : sortir, porter, cambrer, jeter, etc. Que peut on alors apprendre de ses attitudes ? Ses gestes sont tellement imprĂ©gnĂ©s de son ancienne carriĂšre militaire que cela devient naturel, familier. Il adopte une « pose d’ancien sous-officier ». Il est a Ă©tĂ© forgĂ© par sa carriĂšre militaire.

Il commence au bas de l’échelle sociale, il dĂ©jeune dans une « gargote Ă  prix fixe ». Mais on perçoit dĂ©jĂ  tout le potentiel du personnage. Ancien sous-officier, il avait un grade intermĂ©diaire. Son nom porte le mĂȘme potentiel : Duroy est un nom simple, mais il contient dĂ©jĂ  une particule. Il saura utiliser cet atout dans la suite du roman. Il se mettra Ă  signer Du Roy de Cantel, pour s’anoblir, sur les conseils d’une de ses maĂźtresses.

En effet, il s’élĂšvera dans la sociĂ©tĂ© grĂące aux femmes... Il est tout de suite comparĂ© Ă  un oiseau prĂ©dateur « comme des coups d’épervier ». DĂšs la premiĂšre action du roman, il ne paye pas, il reçoit quelque chose d’un femme. Cela met en place un schĂ©ma qui se poursuivra tout au long du roman, et qui est dĂ©jĂ  parfaitement visible, vous allez voir.

Il est beau garçon, les femmes le regardent : 3 ouvriĂšres, une maĂźtresse de musique, deux bourgeoises. Cette Ă©numĂ©ration est justement organisĂ©e dans l’ordre croissant des classes sociales, signe que notre personnage s’élĂšvera grĂące aux femmes.

Pourquoi la maĂźtresse de musique est-elle dĂ©crite plus longuement que les autres ? On peut essayer d’interprĂ©ter en disant que le regard de Duroy s’attarde un peu sur elle : en effet c’est la seule femme Ă  ĂȘtre seule en terrasse du restaurant. Mais elle ne l’intĂ©resse pas, justement Ă  cause ces signes extĂ©rieurs. D’ailleurs, l’adverbe toujours semble indiquer que Duroy a dĂ©jĂ  remarquĂ© cette femme qui frĂ©quente la mĂȘme gargote que lui. Nous avons de maniĂšre subtile un aperçu des pensĂ©es du personnage.

Ainsi Maupassant joue avec les points de vue. Narrateur omniscient, il transmet son regard au lecteur. Regardez ce prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale, il semble dire « vous savez, l’un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups d’épervier... » Maupassant partage son expĂ©rience de romancier, observateur. Il crĂ©e ainsi un lien de complicitĂ© avec son lecteur.

Car Maupassant porte un regard critique sur son personnage, dont il montre la vanitĂ©. « Comme il portait beau, il se cambra » le lien logique de cause souligne qu’il s’agit bien d’une pose que prend Duroy. Il cambre la taille, il frise sa moustache, et aprĂšs seulement, il regarde autour de lui. La conjonction de coordination « et » indique presque une consĂ©quence : c’est parce qu’il pose, qu’il vĂ©rifie qu’on le regarde.

D’ailleurs, le plus-que-parfait « les femmes avaient levĂ© » nous montre la consĂ©quence en instantanĂ©, comme un constat fait par Duroy lui-mĂȘme. Le mot « circulaire » montre bien qu’il aime ĂȘtre au centre de l’attention. Enfin, « joli garçon » qualifie le regard, alors qu’il devrait qualifier le personnage, c’est ce qu’on appelle un zeugma : un adjectif qualifie un nom au lieu d’un autre.

Lorsqu’il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu’il allait faire. On Ă©tait au 28 juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela reprĂ©sentait deux dĂźners sans dĂ©jeuners, ou deux dĂ©jeuners sans dĂźners, au choix. Il rĂ©flĂ©chit que les repas du matin Ă©tant de vingt-deux sous, au lieu de trente que coĂ»taient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des dĂ©jeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui reprĂ©sentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le boulevard. C’était lĂ  sa grande dĂ©pense et son grand plaisir des nuits ; et il se mit Ă  descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.

Le style de Maupassant est toujours aussi dynamique. Le paragraphe commence sur une action dĂ©jĂ  terminĂ©e « Lorsqu’il fut sur le trottoir » c’est une petite ellipse temporelle : un lĂ©ger saut dans le temps. On dĂ©couvre une date, le 28 juin, et un lieu, les boulevards : nous sommes en Ă©tĂ©, Ă  Paris. Le cadre spatio-temporel est fixĂ©, il est rĂ©aliste.

L’argent est un thĂšme important du roman : c’est une autre marque de rĂ©alisme. Mais chez Maupassant, le rĂ©alisme est toujours au service d’un regard sur le monde. Ainsi, le point de vue devient interne : il se demanda, il rĂ©flĂ©chit. Nous assistons aux comptes que le personnage fait avec les sous qui lui restent en poche. Cela nous apprend plusieurs choses.

D’une part, il est en difficultĂ© financiĂšre « il lui restait juste 3F40 pour finir le mois. En ce dĂ©but de roman, Duroy commence en bas de l’échelle sociale. Ensuite, c’est un personnage qui planifie Ă  l’avance, il utilise le futur, et le conditionnel. On devine un tempĂ©rament calculateur. MalgrĂ© ses difficultĂ©s financiĂšres, il considĂšre que la monnaie qui lui reste est en bonus. Boni est le pluriel latin de bonus. Enfin, on dĂ©couvre un personnage guidĂ© par son plaisir. Il privilĂ©gie le superflu : les collations, les deux bocks sur le boulevard, au nĂ©cessaire : les repas du matin.

À ce propos, les lieux indiquĂ©s ne sont pas anodins. Notre-Dame-de-Lorette est un quartier populaire de Paris, Ă  cĂŽtĂ© de Montmartre. C’est un lieu oĂč l’on trouve des thĂ©Ăątres, des artistes, une vie nocturne animĂ©e. C’est aussi au croisement de la rue Saint-Georges, du mĂȘme nom que notre personnage, clin d’oeil qui nous indique qu’il est dĂ©jĂ  guidĂ© par une bonne Ă©toile. Ce dĂ©but de roman correspond bien Ă  ce qu’on appelle une prolepse : les Ă©vĂ©nements Ă  venir sont dĂ©jĂ  prĂ©parĂ©s ou annoncĂ©s.

DeuxiĂšme mouvement :
Un portrait révélateur



Il marchait ainsi qu’au temps oĂč il portait l’uniforme des hussards, la poitrine bombĂ©e, les jambes un peu entr’ouvertes comme s’il venait de descendre de cheval ; et il avançait brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les Ă©paules, poussant les gens pour ne point se dĂ©ranger de sa route. Il inclinait lĂ©gĂšrement sur l’oreille son chapeau Ă  haute forme assez dĂ©fraĂźchi, et battait le pavĂ© de son talon. Il avait l’air de toujours dĂ©fier quelqu’un, les passants, les maisons, la ville entiĂšre, par chic de beau soldat tombĂ© dans le civil.

Pour l’instant, le visage de Duroy n’est pas dĂ©crit, le narrateur Ă©voque seulement ses jambes, sa poitrine, ce qui nous donne une allure gĂ©nĂ©rale, en mouvement. En fait, c’est dans l’action que Maupassant dĂ©crit le personnage. Les verbes utilisĂ©s le montrent sans cesse en progression : il marche, il avance.

Ce sont alors les adverbes et les complĂ©ments circonstanciels de maniĂšre qui vont nous apporter des informations sur lui. « brutalement 
 heurtant 
 poussant les gens » : il n’a pas beaucoup de considĂ©ration pour les autres, il passe toujours en premier. D’ailleurs, les autres sont toujours dĂ©signĂ©s comme une masse indĂ©finie « le monde 
 les gens ... quelqu’un ». La phrase est longue et trĂšs ponctuĂ©e, pour imiter cette dĂ©marche agressive, avec des allitĂ©rations en T.

Par son style d’écriture, Maupassant trace une esquisse de la psychologie du personnage, volontaire, trĂšs certainement Ă©goĂŻste.

En mĂȘme temps, il porte un regard critique sur son personnage. « Il avait l’air » : le point de vue soudainement extĂ©rieur tranche avec le point de vue interne du paragraphe prĂ©cĂ©dent. On prend soudain une distance vis Ă  vis du personnage.

D’abord, on retrouve le caractĂšre de vanitĂ© que nous avons dĂ©jĂ  vu. « il inclinait lĂ©gĂšrement son chapeau Ă  haute forme » c’est encore un souci d’apparence, il se donne un genre. Le mot « dĂ©fraĂźchi » s’oppose au mot « chic » : Duroy fait le riche alors qu’il est pauvre, c’est un premier dĂ©calage.

Ancien militaire, Duroy est complĂštement dĂ©calĂ© par rapport Ă  la vie civile. Maupassant le montre avec un retour dans le passĂ© « ainsi qu’au temps oĂč il portait l’uniforme » ; une comparaison « comme s’il venait de descendre de cheval » ; et complĂ©ment circonstanciel de cause « par chic de beau soldat ».

C’est un Ă©tat d’esprit qui transparaĂźt : ancien militaire il se comporte en conquĂ©rant, comme sur un champ de bataille. Cela devient risible Ă  la fin de notre passage : il semble dĂ©fier les passants, les maisons, la ville tout entiĂšre. C’est absurde, Maupassant se moque de lui. Mais en mĂȘme temps, la gradation entre les trois Ă©lĂ©ments montre que son ambition est dĂ©mesurĂ©e.

En plus, c’est sans doute un clin d’oeil Ă  la fin du PĂšre Goriot de Balzac, oĂč Rastignac, provincial lui aussi fraĂźchement arrivĂ© sur Paris, adresse justement un dĂ©fi Ă  la capitale : « À nous deux maintenant ». Ce roman de Balzac a tout juste 50 ans quand est publiĂ© Bel Ami.

Quoique habillĂ© d’un complet de soixante francs, il gardait une certaine Ă©lĂ©gance tapageuse, un peu commune, rĂ©elle cependant. Grand, bien fait, blond, d’un blond chĂątain vaguement roussi, avec une moustache retroussĂ©e, qui semblait mousser sur sa lĂšvre, des yeux bleus, clairs, trouĂ©s d’une pupille toute petite, des cheveux frisĂ©s naturellement, sĂ©parĂ©s par une raie au milieu du crĂąne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.

L’élĂ©gance du personnage, rĂ©elle, est nuancĂ©e par toute une sĂ©rie de marques. L’adjectif « certaine » l’attĂ©nue directement. C’est une Ă©lĂ©gance « un peu commune », le lien logique de concession quoique oppose cette Ă©lĂ©gance Ă  la valeur du costume. L’adverbe « cependant » montre bien l’équilibre de ces impressions contradictoires.

Du coup, un mot ressort particuliĂšrement bien dans cette phrase, c’est l’adjectif « tapageuse » c’est une Ă©lĂ©gance qui cherche Ă  attirer l’attention. La coiffure dĂ©crite est typique de la mode de ces annĂ©es lĂ ... Ah oui,le style du 19e siĂšcle, il reviendra Ă  la mode dans quinze ans vous verrez.

La moustache est un Ă©lĂ©ment trĂšs important chez Maupassant, il a mĂȘme Ă©crit une nouvelle qui s’intitule La Moustache, en 1883, c’est Ă  dire deux ans avant Bel Ami. Dans cette nouvelle, il fait notamment une typologie des diffĂ©rentes sortes de moustaches. Voici un extrait « [Celles qui] sont retournĂ©es, frisĂ©es, coquettes. Celles-lĂ  semblent aimer les femmes avant tout ! » Cela confirme ce qu’on pouvait deviner sur Duroy.

Un autre extrait ? « [Les moustaches] énormes, tombantes, effroyables [...] dissimulent généralement un caractÚre excellent, une bonté qui touche à la faiblesse et une douceur qui confine à la timidité. » On comprend que Maupassant met un peu de lui dans Bel-Ami, mais pas tout à fait.

Par ailleurs, Ă  travers ce personnage, Maupassant parle aussi de son projet romanesque : « il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires » c’est un clin d’oeil que Maupassant fait Ă  son lecteur. Bel Ami n’est pas un roman populaire, c’est un vĂ©ritable projet littĂ©raire.

Duroy est qualifiĂ© pour ainsi dire nĂ©gativement : il ressemblait, signifie : « il n’était pas, mais presque ». Toute l’ambiguĂŻtĂ© de ce personnage est rĂ©sumĂ© ici, hĂ©ros littĂ©raire sĂ©duisant, anti-hĂ©ros cynique de roman rĂ©aliste.

TroisiĂšme mouvement :
Vers un roman réaliste



C’était une de ces soirĂ©es d’étĂ© oĂč l’air manque dans Paris. La ville, chaude comme une Ă©tuve, paraissait suer dans la nuit Ă©touffante. Les Ă©gouts soufflaient par leurs bouches de granit leurs haleines empestĂ©es, et les cuisines souterraines jetaient Ă  la rue, par leurs fenĂȘtres basses, les miasmes infĂąmes des eaux de vaisselle et des vieilles sauces.
Les concierges, en manches de chemise, Ă  cheval sur des chaises en paille, fumaient la pipe sous des portes cochĂšres, et les passants allaient d’un pas accablĂ©, le front nu, le chapeau Ă  la main.


C’est dans ce passage qu’on retrouve la dimension rĂ©aliste du roman. Le prĂ©sent de vĂ©ritĂ© gĂ©nĂ©rale tĂ©moigne de cette dĂ©marche rĂ©aliste de rendre compte de la vĂ©ritĂ©.

Pour comprendre le rĂ©alisme de Maupassant, il est intĂ©ressant de se reporter Ă  la trĂšs cĂ©lĂšbre prĂ©face de Pierre et Jean, que je vous recommande car c’est un vĂ©ritable manifeste de l’esthĂ©tique de Maupassant. Il Ă©crit : « À force d’avoir vu et mĂ©ditĂ©, le romancier regarde l’univers, les choses, les faits et les hommes d’une certaine façon qui lui est propre et qui rĂ©sulte de l’ensemble de ses observations rĂ©flĂ©chies. C’est cette vision personnelle du monde qu’il cherche Ă  nous communiquer en la reproduisant dans un livre ».

C’est exactement ce qui se passe dans notre passage. « C’était une de ces soirĂ©es d’étĂ© », cela renvoie bien Ă  une expĂ©rience personnelle, celle du romancier.

Les comparaisons vont dans le mĂȘme sens : « comme une Ă©tuve ». Pour mieux nous donner Ă  voir la ville, Maupassant la personnifie, avec le verbe « suer ». Les Ă©gouts ont des « bouches de granit », et des « haleines empestĂ©es ». Ce n’est pas une description neutre, objective, car Maupassant essaye de nous faire passer un message...

En effet, Georges Duroy se trouvait tout Ă  l’heure en terrasse, devant le restaurant, il payait son repas. Maintenant, il se trouve Ă  l’arriĂšre... C’est l’envers du dĂ©cor. On accĂšde dĂ©sormais aux coulisses : les cuisines souterraines. Et ce qu’on voit n’est pas propre !

Cela nous renseigne sur le projet romanesque de Maupassant : il a l’intention de dĂ©voiler Ă  ses lecteurs les dessous de l’organisation sociale de cette ville, Ă  travers le parcours ascendant du personnage principal.

Quand Georges Duroy parvint au boulevard, il s’arrĂȘta encore, indĂ©cis sur ce qu’il allait faire. Il avait envie maintenant de gagner les Champs-ÉlysĂ©es et l’avenue du bois de Boulogne pour trouver un peu d’air frais sous les arbres ; mais un dĂ©sir aussi le travaillait, celui d’une rencontre amoureuse.

Ce dernier paragraphe nous apprend que Georges Duroy est essentiellement guidĂ© par ses dĂ©sirs. « indĂ©cis sur ce qu’il allait faire » il est Ă  nouveau en train de planifier ses activitĂ©s. L’envie, le dĂ©sir, ce sont les principes qui l’aident Ă  faire ses choix. La rencontre amoureuse annonce Ă  nouveau le rĂŽle qu’auront les femmes dans le roman.

Enfin, le parcours gĂ©ographique de Duroy est particuliĂšrement rĂ©vĂ©lateur. Parti du quartier populaire de Montmartre, il se dirige vers les Champs-ÉlysĂ©es : le boulevard le plus luxueux de Paris. Cela annonce l’ascension sociale du HĂ©ros, dont les dĂ©sirs le portent vers la plus haute sociĂ©tĂ©.

Conclusion



En ce dĂ©but de roman, le style de Maupassant est lĂ©ger et dynamique, il situe rapidement le cadre spatio-temporel et il esquisse notamment l’allure gĂ©nĂ©rale d’un personnage principal haut en couleurs, ancien militaire trĂšs ambitieux. Un portrait psychologique ressort de cette description : Georges Duroy, semble assez vaniteux et Ă©goĂŻste, mais il possĂšde aussi beaucoup de charme et de volontĂ©. Cela en fait un personnage ambigu : Ă  la fois un HĂ©ros sĂ©ducteur, et un anti-hĂ©ros cynique.

En ce dĂ©but de roman, Georges Duroy est pauvre, il commence en bas de l’échelle sociale, mais son potentiel transparaĂźt dĂ©jĂ . En effet, cet incipit prĂ©pare dĂ©jĂ  la suite du roman, et contient dĂ©jĂ  le schĂ©ma narratif principal. On devine qu’il rĂ©ussira son ascension sociale, notamment avec l’aide des femmes.

Le regard observateur du romancier rĂ©vĂšle un projet romanesque rĂ©aliste. Mais pour Maupassant, le rĂ©alisme passe par une vision personnelle de la rĂ©alitĂ©, et un regard critique sur le monde. À travers une certaine complicitĂ© avec le lecteur, le romancier annonce sa volontĂ© de montrer l’envers du dĂ©cor, les dessous de cette sociĂ©tĂ© parisienne.




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