— Je dirige la politique à La Vie Française, mais j'ai une poitrine en papier mâché maintenant, je tousse six mois sur douze [...] Et toi, qu'est-ce que tu fais à Paris ?
— Je crève de faim, tout simplement. Voilà six mois que je suis employé aux bureaux du chemin de fer du Nord, à quinze cent francs par an, rien de plus.
— Pourquoi n'essaierais-tu pas du journalisme ? Je pourrais t'employer à aller me chercher des renseignements.
— C'est Jacques Rival, tu sais, le fameux chroniqueur duelliste. Un homme brillant.
— Et là , Norbert de Varenne, le poète, l'auteur des Soleils Morts, encore un homme dans les grands prix.
— Dis-donc mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succès auprès des femmes ? Il faut soigner ça. Ça peut te mener loin.
— Ce qui manque le plus là -bas, c'est la bonne terre. Les propriétés vraiment fertiles [...] sont achetées, comme placement de fonds, par des Parisiens très riches. Les vrais colons, [...] qui s'exilent faute de pain, sont rejetés dans le désert, où il ne pousse rien.
— Oh ! Vous feriez avec vos souvenirs une charmante série d'articles.
— Oui. Apportez-nous dès demain un premier article sur l’Algérie. [...] Je suis sûr que ça plaira beaucoup.
Il avait la parole facile et banale, du charme dans la voix, beaucoup de grâce dans le regard et une séduction irrésistible dans la moustache.
— Tiens, elle ne s’est pas sauvée : c’est stupéfiant. Vous êtes irrésistible, monsieur Duroy.
— Je connais ça. Mais je n'ai pas le temps ce matin. Va trouver ma femme, elle t’arrangera ton affaire aussi bien que moi !
— Supposons que vous adressez à un ami vos impressions, ce qui vous permet d’être naturel et drôle, si nous pouvons.
« Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c’est que l’Algérie, tu le sauras. Je vais t’envoyer, [...] une sorte de journal de ma vie [...]. Ce sera un peu vif quelquefois, tant pis, tu n’es pas obligé de le montrer aux dames de ta connaissance…»
— On doit battre le fer quand il est chaud, que diable !
— Vous croyez que je vais aller demander à ce Chinois et à cet Indien ce qu’ils pensent de l’Angleterre ? [...] Ils répondent tous la même chose [...] Je n’ai qu’à reprendre mon article sur le dernier venu. [...] Voilà comment on s’y prend quand on est pratique.
Il devint en peu de temps un remarquable reporter, sûr de ses informations, rusé, rapide, subtil.
— C’est drôle comme je suis avec vous. Il me semble que je vous connais depuis dix ans. Nous deviendrons, sans doute, bons camarades. Voulez-vous ?
— Mais, certainement !
— Tiens ! Laurine vous a baptisé ! C’est un bon petit nom d’amitié pour vous, ça ; moi aussi je vous appellerai Bel-Ami !
Forestier lui serra la main avec une familiarité cordiale qu’il ne lui témoignait jamais dans les bureaux de la Vie Française.
— Comme la vie serait pleine de choses charmantes si nous pouvions compter sur la discrétion absolue les uns des autres. [...] Combien de femmes s’abandonneraient [...] à une fantaisie d’amour, si elles ne craignaient de la payer par un scandale irrémédiable !
Il en tenait une, enfin, une femme mariée ! une femme du monde ! [...] Comme ça avait été facile et inattendu !
Alors commença une série d’excursions dans tous les endroits louches où s’amuse le peuple ; et Duroy découvrit dans sa maîtresse un goût passionné pour ce vagabondage d’étudiants en goguette.
— Il y a que je n’ai pas le sou… Voilà . [...] Comprends-tu ? Pas même de quoi payer un verre de cassis dans un café.
— Mufle ! Quand on couche avec une femme on la salue au moins. [...] Si tu m’avais seulement fait un signe je t’aurais laissé tranquille. Mais t’as voulu faire le fier !
— Ah !… misérable… Quelle honte !… C’est avec mon argent que tu la payais, n’est-ce pas ? Cochon…
— Cristi, tu es plus bête que je n’aurais cru.
— Mon cher ami, pour moi un homme amoureux est rayé du nombre des vivants, car il devient idiot et dangereux. [...] Je ne serai jamais votre maîtresse. Il est donc absolument inutile de persister dans ce désir… Mais, soyons de vrais amis, sans arrière-pensée.
Il en prit son parti tout de suite, franchement, ravi de pouvoir se faire cette alliée dans l’existence :
— Je suis à vous, madame, comme il vous plaira.
— Et vous monsieur Duroy, pour qui sont vos préférences ?
— Madame, j'aime autant que vous ce petit jeu très gentil auquel on joue à chaque trépas d’immortel. Choisissez-les donc les plus proches de la mort que possible, et ne vous occupez jamais du reste.
— J’achète des jeunes en ce moment [...] C’est l’instant d’acheter des tableaux vous savez. Les peintres crèvent de faim. Ils n’ont pas le sou…
— Tu ne sais pas l’ennui qui m’arrive, mon chéri ? Voilà mon mari de retour pour six semaines. Mais je ne veux pas rester sans te voir, surtout après notre petite brouille, alors voilà : tu viendras dîner lundi, et je te présenterai à lui. [...] Et pour que ce soit bien naturel, j’aurai aussi les Forestier.
— La vie est une côte. Tant qu’on monte, on regarde le sommet, et on se sent heureux ; mais, lorsqu’on arrive en haut, on aperçoit tout d’un coup la descente, et la fin, qui est la mort. À votre âge, on est joyeux. On espère tant de choses ! Au mien, on n’attend plus rien… que la mort.
Il regardait la figure sérieuse et respectable du mari [...] et une satisfaction intime, vicieuse, le pénétrait. Il avait envie, tout à coup, de gagner sa confiance.
— Vous n’avez pas oublié notre pacte ? Si vous avez besoin de moi, en quoi que ce soit, n’hésitez point, j’obéirai.
— Moi, arrêtée par un agent des mœurs ? Jamais d’ la vie, mon bon monsieur. C'est mon boucher qui me pèse des déchets [...] nous nous sommes chamaillés et s'est fini chez le commissaire.
— Ce Langremont est très carré, il a accepté toutes nos conditions. Vingt-cinq pas, une balle au commandement en levant le pistolet.
— Feu… »
Il n’écouta rien de plus, il ne s’aperçut de rien, il ne se rendit compte de rien, il sentit seulement qu’il levait le bras en appuyant de toute sa force sur la gâchette.
Ils avaient tiré tous les deux. C’était fini.
— Combien est-ce que j’en verrai encore, de couchers de soleil ?… quinze, vingt… peut-être trente… pas plus…
— Ce n’est point une demande que je vous adresse. Le lieu et l’instant la rendraient odieuse. Mais je tiens à ce que vous sachiez que mon cœur et ma personne sont à vous. [...] Vous me ferez comprendre vos résolutions, à votre retour à Paris.
Écoutez, mon cher ami, [...] Le mariage pour moi n’est pas une chaîne, mais une association. Je m’engagerais, bien entendu, à ne jamais compromettre le nom de l’homme que j’aurais épousé [...] Mais il faudrait aussi que cet homme s’engageât à voir en moi une égale, une alliée, et non pas [...] une épouse soumise. Mes idées ne sont pas celles de tout le monde, je le sais, mais je n’en changerai point.
Il lui baisa longuement la main et s’en alla sans prononcer un mot.
— Si vous le voulez, nous pourrons nous marier au commencement de mai. Ce serait très convenable.
— J’obéis en tout, avec joie.
— Duroy de Cantel, Duroy de Cantel, c’est excellent ! Vous verrez comme c’est facile à faire accepter par tout le monde.
— Que pouvais-je faire ? [...] Je n’ai ni situation ni argent. C’est une associée, une alliée que j’ai trouvée !
— Je n’ai… je n’ai rien à dire… Tu as raison, tu as bien choisi ce qu’il te fallait…
Madeleine était déçue, navrée. Pourquoi ? Elle n’ignorait point qu’elle allait chez de petits paysans. Les avait-elle vus de loin plus poétiques ? Non, mais plus littéraires peut-être, plus nobles, plus affectueux, plus décoratifs.
— Hé ! Forestier. Oh ! pardon ; c’est stupide, je te confonds toujours avec ce pauvre Charles.
— Dis donc, Made ? L’as-tu fait cocu, ce pauvre Charles ?
— Mais tu es stupide. Est-ce qu’on répond à des questions pareilles ?
Elle avait dit cela d’un ton si singulier qu’un frisson de froid courut dans les veines de son mari. [...] Il sentait pour la première fois cette angoisse confuse de l’époux qui soupçonne ! Il était jaloux, jaloux pour le mort, jaloux pour le compte de Forestier !
— Je serais bien bête de me priver de quoi que ce soit et de me ronger l’âme comme je le fais. Le monde est aux forts. L’égoïsme pour l’ambition et la fortune vaut mieux que l’égoïsme pour la femme et pour l’amour. »
— Ça m’a fait de la peine, et puis j’ai compris ta raison, et je me suis dit : « Bah ! il me reviendra un jour ou l’autre. »
— Ce sera très intéressant. Mais nous n’avons personne pour nous y conduire, car mon mari doit s'absenter.
— J’avoue que si je vous connaissais davantage, je vous appellerais Bel-Ami, comme la petite Laurine. Mais nous ne sommes pas assez liés.
— Laissez-moi espérer que nous le deviendrons davantage.
— Je ne pense qu’à vous, depuis hier. Oui, c’est vrai que je vous aime, follement, depuis longtemps. Oh ! si vous saviez...
Il essaye de l'embrasser, mais, bouleversée, elle s'enfuit.
— Le Ministère est tombé. Notre ami Laroche-Mathieu est maintenant aux affaires étrangères. Nous allons devenir une feuille officielle !
Dès qu’il eut refermé la porte, il la saisit comme une proie. [...] Tout d’un coup, elle cessa de se débattre, et vaincue, résignée, se laissa dévêtir par lui.
— Ne soyez pas trop affirmatif dans l’affaire du Maroc. Parlez de l’expédition comme si elle devait avoir lieu, mais en laissant bien entendre que vous n’y croyez pas le moins du monde.
Il avait dû venir presque tous les jours chez elle [...] Elle lui serrait la main sous la table, lui tendait sa bouche derrière les portes [...] l'exaspérant par ses maladresses.
Mais lui s’amusait surtout avec Suzanne qui l’égayait par ses drôleries. [...] Elle se moquait de tout le monde, avec un à -propos mordant. Georges excitait sa verve, [...] et ils s’entendaient à merveille.
Cependant, dégoûté de l’amour de la mère, [...] il ne pouvait plus la voir, [...] ni penser à elle sans colère. Il cessa donc d’aller chez elle et de répondre à ses lettres.
— Comme tu es cruel pour moi… Qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu ne te figures pas comme je souffre par toi !
— Ah ! tu vas pleurer ! C’est pour cette représentation-là que tu m’avais fait venir ?
— Non… je suis venue pour… une nouvelle politique… le moyen de gagner cinquante mille francs… ou même plus… si tu veux.
Elle frottait lentement sa joue sur la poitrine du jeune homme, [...] et une idée folle lui traversa l’esprit, [...] Elle se mit à enrouler tout doucement un cheveu autour de chaque bouton de son gilet.
— Oh ! tu as couché avec une femme qui t’a mis des cheveux à tous tes boutons. [...] Oh ! oh !… c’est une vieille… voilà un cheveu blanc… [...] Alors tu n’as plus besoin de moi… garde l’autre… Adieu.
— Nous ne pouvons pas accepter cet héritage dans ces conditions. [...] Ce serait avouer de ta part une liaison coupable aux yeux du monde ! Non. Il faut laisser entendre, qu’il m'a laissé, à moi ton mari, la moitié de cette fortune.
Elle le regarda d’un regard perçant.
— Comme tu voudras.
Madeleine se mit à sourire. Elle le trouvait vraiment adroit et fort. Maintenant qu’il avait des rentes, il lui fallait un titre.
— Ah ! vous voilà enfin, méchant Bel-Ami. Pourquoi ne vous voit-on plus ? [...] Si vous n’êtes pas là je m’ennuie à mourir.
— Oh ! Vous épouserez quelque beau prince, un peu ruiné, et nous ne nous verrons plus guère.
— Oh ! non, je veux quelqu’un qui me plaise tout à fait. Je suis assez riche pour deux.
— Eh bien ! Promettez-moi une chose ! Consultez-moi toutes les fois qu’on demandera votre main, et n’acceptez personne sans avoir pris mon avis.
Jamais il n’irait loin avec cette femme qui faisait sa maison toujours suspecte, [...] et dont l’allure dénonçait l’intrigante. Ah ! s’il avait su ! [...] Quelle belle partie il aurait pu gagner avec la petite Suzanne !
— Mais il vous ressemble, Bel-Ami. [...] S’il était rasé, vous seriez tout pareils tout les deux ! C’est frappant !
Mme Walter Ă©tait devenue aussi blanche que ses cheveux blancs.
— Si j’étais libre, m’épouseriez-vous ?
— Oui, Bel-Ami, je vous épouserais, car vous me plaisez beaucoup plus que tous les autres.
— Alors je vous en supplie, ne dites « oui » à personne, attendez encore un peu.
— Monsieur le commissaire, ma femme dîne avec son amant dans le logement garni qu’ils ont loué rue des Martyrs.
— Je suis à votre disposition, monsieur.
Comme on ne répondait pas, il donna une secousse si violente que la serrure céda, et il tomba sur Madeleine qui se tenait debout dans l’antichambre, les cheveux défaits, les jambes dévêtues, une bougie à la main. [...]
Du Roy qui s’était avancé vivement saisit la couverture, et découvrit la figure livide de M. Laroche-Mathieu.
— Je viens de surprendre M. Laroche-Mathieu en flagrant délit d’adultère avec ma femme. Le ministre est foutu. Je vais faire un écho là -dessus. [...] Il sera terrible pour lui. La Vie Française n’a plus d’intérêt à le ménager.
M. Walter n’en revenait pas ; il hésita quelques instants, puis il en prit son parti :
— Faites, tant pis pour ceux qui se fichent dans ces pétrins-là .
— Eh bien ! il n'y a qu'un moyen, un seul ! Ce soir, en rentrant, vous annoncerez à vos parents que vous voulez m'épouser, votre maman aura une grosse émotion et une grosse colère. Mais vous tiendrez bon. Et puis, si vous êtes bien résolue à être ma femme… Je vous enlèverai !
Suzanne se montre très enthousiaste à cette idée, qui lui semble particulièrement romanesque. On est presque dans du Flaubert !
— Il la tient. Nous sommes perdus. Il l’a enlevée, il l’a déshonorée. Il faut bien qu’il l’épouse maintenant.
— Non ! non. Jamais je ne consentirai !
— Ah ! le gredin, comme il nous a joués… Il est fort tout de même. Nous aurions pu trouver beaucoup mieux comme position, mais pas comme intelligence et comme avenir. Il sera député et ministre.
— Quoi, tu trompes tout le monde, et tu veux que je te traite comme un honnête homme ? Crois-tu que je ne sais pas comment tu as volé la moitié de l’héritage de Vaudrec ? Crois-tu que je ne sais pas comment tu as couché avec Suzanne pour la forcer à t’épouser…
Il eût accepté n’importe quoi, mais ce mensonge l’exaspérait. [...] Il se rua sur elle, et, la tenant sous lui, la frappa.
Quand elle arrĂŞte de crier, il cesse de la battre et s'en va.
— Vous êtes parmi les heureux de la terre. Vous, Monsieur, que votre talent élève au-dessus des autres, vous qui écrivez, vous qui conseillez le peuple, vous avez une belle mission à remplir, un bel exemple à donner…
Du Roy l’écoutait, ivre d’orgueil. [...] Il devenait un des maîtres de la terre, lui, le fils des deux pauvres paysans de Canteleu.
Lorsqu’il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l’enviait.
Puis, relevant les yeux, il découvrit là -bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. [...]
Mais [...] sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l’éclatant soleil flottait l’image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit.
⇨ * Maupassant, Bel-Ami 🎨 Portrait des personnages *
⇨ Maupassant, Bel-Ami 📓 Texte intégral du roman au format PDF
⇨ * Maupassant, Bel-Ami 🎞️ Diaporama de la vidéo de Résumé-Analyse *
⇨ * Maupassant, Bel-Ami 📜 Résumé-analyse complet au format PDF *
⇨ * Maupassant, Bel-Ami 🎧 Résumé-analyse (podcast) *
   * Document téléchargeable réservé aux abonnés.