Molière, Le Malade Imaginaire
— Acte I —
Lecture accompagnée
Avec Le Malade Imaginaire, Molière veut parachever un nouveau genre de comédie qu'il a lui-même inventé : la comédie-ballet, qui est comme l'indique le sous-titre, une « comédie mêlée de musique et de danses ».
Il s'agit donc de créer un théâtre qui mélange plusieurs formes d'expression, où la musique, les chants et les danses vont divertir le public, et indirectement, le préparer aux thèmes importants de la pièce.
Mais voilà, Molière est désormais brouillé avec Lully, qui a obtenu de Louis XIV le privilège incroyable de pouvoir autoriser ou interdire tout spectacle musical représenté dans le royaume... Molière finit par obtenir du roi lui-même la permission d'employer six chanteurs et douze violons.
Pour composer ces intermèdes, Molière travaille avec un compositeur bien connu à l'époque, un certain Marc-Antoine Charpentier, qui a été ensuite oublié pendant plus de 2 siècles ! Et pourtant, vous le connaissez déjà sans le savoir, il a composé ça…
Églogue
Dans les mises en scène modernes, ces passages sont souvent mis de côté, trop complexes à réaliser, trop éloignés de nos goûts contemporains, mais lors de la 1ère représentation en 1673, toute une troupe de bergers et de personnages mythologiques chantent les louanges de Louis XIV.
TIRCIS.
[...] Tous ces fameux demi-dieux,
Que vante l'histoire passée
Ne sont point à notre pensée,
Ce que LOUIS est à nos yeux.
Et en effet, Louis XIV revient victorieux d'une longue campagne militaire en Hollande où il a remporté la Franche-Comté et de nombreuses places-fortes flamandes.
C'est très habile, car, tout en flattant le roi, Molière prend position dans la querelle des Anciens et des Modernes (un grand débat qui traverse tout le XVIIe siècle)... Pour les défenseurs des Anciens (Boileau, La Bruyère, Racine) l'antiquité est indépassable : ils avaient atteint le summum de la pensée et de la sophistication…
Au contraire pour les modernes (comme Molière, Perrault, et plus tard, Marivaux), si les auteurs de leur temps héritent des trésors des anciens, ils sont capables de les surpasser. Cela se traduit par une volonté de renouveler les arts et notamment... le théâtre.
Mais Louis XIV, probablement sous l'influence de Mme de Maintenon et de Lully, se désintéresse du théâtre, et n'assiste pas aux premières représentations du Malade Imaginaire… qui fait pourtant un triomphe.
Autre prologue
Pour la deuxième représentation en 1674, Molière compose donc un deuxième prologue plus sobre, une bergère amoureuse ne trouve aucun remède qui l'apaise…
PLAINTES DE LA BERGÈRE.
Vains et peu sages médecins
Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins
La douleur qui me désespère
[...] Le berger pour qui je soupire
Lui seul peut me secourir !
Avec cette petite scène de pastorale, Molière garde bien l'ambition de la comédie-ballet : enrichir l'intrigue principale avec des scènes qui vont divertir le public, et souligner les enjeux de la pièce.
Ensuite, changement de décor. La seule indication de lieu, c'est que « La scène est à Paris ». En fait, tout le reste de la pièce se déroulera dans la chambre de notre malade imaginaire… Sans vouloir à tout prix obéir à la règle des trois unités, Molière reste bien dans une certaine idée de la grande comédie classique, qu'il a lui-même contribué à mettre en place.
Scène 1
Argan est seul dans sa chambre, dans un grand fauteuil de malade, avec une table devant lui. Il fait l'inventaire des médicaments qu'il a pris ce mois-ci, en lisant le mémoire de son apothicaire. On est donc probablement déjà le soir, ce qui permet de mieux cadrer l'unité de temps.
La dernière pièce de Molière commence donc dans les teintes d’une journée finissante ; c’est une comédie crépusculaire, teintée d’amertume et de mélancolie.
Claude Stratz, Mise en scène, janvier 2001.
C'est aussi une pièce qui commence par un monologue qui a les traits d'un dialogue, puisque le personnage fait tout seul les questions et les réponses. D'un point de vue théâtral, pour garder le rythme et l'attention du spectateur, c'est une véritable performance d'acteur qui annonce un spectacle exigeant.
ARGAN. Il fait, en parlant à lui-même, le dialogue suivant. [...] Trois et deux font cinq. « Plus [...] un petit clystère insinuatif [...] pour [...] rafraîchir les entrailles de Monsieur. » Ce qui me plaît, de Monsieur Fleurant mon apothicaire, c'est que ses parties sont toujours fort civiles.
Molière est donc à la fois dramaturge, metteur en scène, et acteur : c'est pour lui-même qu'il compose ce rôle si complexe. Dès l'apparition d'Argan sur scène, on découvre un personnage comique, parce qu'il est dans l'excès : il parle tout seul, prend plaisir à énumérer ses médicaments, ses clystères, c'est à dire, les mélanges injectés lors de ses lavements.
L'analogie entre la médecine et le théâtre est tout de suite visible : Castigat ridendo mores : corriger (ou guérir) les mœurs par le rire, c'est bien le projet littéraire d'un dramaturge moraliste... On peut aussi penser à la purgation des passions dont Aristote parle pour la tragédie, mais que Molière applique à la comédie. Le théâtre est plus efficace que la médecine !
Enfin, Argan termine sa liste.
ARGAN. — « Plus, du vingt-huitième, une prise de petit-lait clarifié et dulcoré, [...] vingt sols ». [...] Ah ! Monsieur Fleurant, tout doux, s'il vous plaît, si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être malade.
Le 28e, c'est-à-dire, le 28e jour du mois. Argan illustre parfaitement l'expression : faire des comptes d'apothicaire, des comptes excessivement minutieux… Souvent, les personnages de Molière sont ce qu'on appelle des "monomaniaques" : ils sont obsédés par une seule chose : l'argent, un titre de noblesse, les femmes, etc…
Mais les sommes sont objectivement élevées, et les remèdes ont des noms grandiloquents et ridicules qui les rendent dérisoires. Ce qui domine, c'est donc surtout la confirmation du titre : Argan n'est malade que parce qu'il le veut bien !
ARGAN. — Si bien donc, que de ce mois j'ai pris une, deux, [...] huit médecines ; et un, deux, [...] douze lavements. [...] L'autre mois il y avait douze médecines, et vingt lavements. Je ne m'étonne pas, si je ne me porte pas si bien ce mois-ci. Je le dirai à M. Purgon afin qu'il mette ordre à cela.
Évidemment, si ce mois n'a que 28 jours, ça explique pourquoi il en a moins pris que le mois précédent et ça ne veut rien dire sur son état de santé… On peut même s'étonner de tous ces lavements, dont les effets négatifs sur la santé sont bien connus aujourd'hui.
Louis XIV lui-même fait des lavements presque tous les deux jours. Ses problèmes de santé sont consignés dans un journal tenu par son médecin officiel. En 1672, c'est un certain Antoine Daquin : grand courtisan — opposé aux nouveautés et notamment à la quinine — il a certainement servi de modèle aux médecins de comédie de Molière !
Vous allez voir que tout au long de la pièce, Molière fait des clins d'œil au spectateur qui est souvent plus lucide que les personnages sur scène… Argan se met alors à agiter sa clochette :
ARGAN. — Toinette. [...] Carogne, à tous les diables. Est-il possible qu'on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ! [...] Drelin, drelin, drelin. Ah ! Mon Dieu, ils me laisseront ici mourir.
Dès la première scène, Argan craint qu'on le laisse mourir : et cela donne une certaine profondeur à cette pièce, le thème de la mort est omniprésent, et la monomanie du personnage, sa conviction qu'il doit absolument être soigné, est surtout la manifestation d'une angoisse métaphysique, la peur de la mort.
Ce qui ajoute encore à la résonance tragique de cette pièce, c'est que Molière jouait Argan alors qu'il était lui-même malade de la tuberculose depuis des années. Acteur jusqu'au bout, il faisait passer ses quintes de toux pour des pantomimes comiques, et c'est pendant la 4e représentation du Malade Imaginaire qu'il fait la dernière crise qui provoquera sa mort.
La mort [...] ; c’est avec elle que tout se joue ; l’on se joue d’elle ; on la fait entrer dans la danse ; [...] on la sent qui rôde ; on la brave et on la bafoue ; jusqu’à celle de Molière lui-même qui vient, en fin de compte, parachever cette farce tragique.
André Gide, Journal, le 2 juillet 1941.
Scène 2
Comme Argan agite sa clochette pour appeler, Toinette arrive :
TOINETTE. Faisant semblant de s'être cogné la tête. — Diantre ! [...] Vous pressez si fort les personnes, que je me suis donné un grand coup de la tête contre la carne d'un volet.
Avec cette didascalie, Toinette va être obligée de surjouer son mal de tête, elle joue donc la comédie… dans la comédie ! On va voir que Molière va constamment recourir à ces effets de mise en abyme, où le théâtre s'invite dans le théâtre.
En même temps, cette douleur imaginaire, c'est une première moquerie déguisée. On entre progressivement dans le registre satirique : la dénonciation d'un travers humain ou social.
ARGAN.— Il y a…
TOINETTE.— Ha !
ARGAN.— Il y a une heure…
TOINETTE.— Ha !
ARGAN.— Tu m'as laissé…
TOINETTE.— Ha !
ARGAN.— Tais-toi donc, coquine, que je te querelle.
Avec ces interruptions à répétition, on est en plein dans le comique de la farce. D'ailleurs, quand Argan réussit enfin à prendre la parole, c'est pour évoquer son dernier lavement :
TOINETTE.— Ma foi je ne me mêle point de ces affaires-là, c'est à Monsieur Fleurant à y mettre le nez, puisqu'il en a le profit.
Bien sûr, tous ces noms sont des jeux de mot : Fleurant, c'est celui qui fleure, il perçoit et il répand des odeurs. Métaphoriquement, il met son nez dans les affaires des autres… Quant à Purgon, c'est celui qui purge, au sens médical : il vide les intestins du patient, mais au sens métaphorique, il le débarrasse de son argent. Cette interprétation littéraire des noms, on appelle ça l'onomastique.
C'est donc une première remise en cause de la médecine : quelle place reste-t-il à la science quand des intérêts financiers sont en jeu ? À travers le franc parler de Toinette, la critique est explicite :
TOINETTE.— Ce Monsieur Fleurant-là, et ce Monsieur Purgon [...] ont en vous une bonne vache à lait ; et je voudrais bien leur demander quel mal vous avez, pour vous faire tant de remèdes.
Les conflits entre les personnages sont révélateurs. L'indignation est l'indicateur d'un excès. Ce qui nous amène à un deuxième thème cher à Molière : le théâtre est un instrument de lucidité.
Scène 3
Argan fait venir sa fille Angélique, mais il est obligé de s'absenter un instant. On devine que ce sont là les effets de son laxatif.
Scène 4
Angélique se retrouve seule avec Toinette, elle en profite alors pour aborder le sujet qui lui tient à cœur :
ANGÉLIQUE.— Ne devines-tu point de quoi je veux parler ?
TOINETTE.— Je m'en doute assez, de notre jeune amant ; car c'est sur lui depuis six jours que roulent tous nos entretiens.
Molière introduit le deuxième grand thème de la pièce : l'amour d'Angélique pourra-t-il se concrétiser par un mariage ? Angélique énumère toutes les qualités de son amant.
ANGÉLIQUE.— Ne trouves tu pas, Toinette, qu'il est bien fait de sa personne ?
TOINETTE.— Assurément. [...]
ANGÉLIQUE.— Que ses discours, comme ses actions, ont quelque chose de noble.
TOINETTE.— Cela est sûr. [...]
L'effet comique est plus complexe qu'il n'y paraît ! La passion amoureuse d'Angélique contraste avec la patience de Toinette. Mais ce qui est frappant aussi, c'est le parallèle avec Argan, qui à l'instant énumérait ses médicaments, comme un amoureux.
ANGÉLIQUE.— Mais, ma pauvre Toinette, crois-tu qu'il m'aime autant qu'il me le dit ? [...]
TOINETTE.— La résolution où il [...] était de vous faire demander en mariage, est une prompte voie à vous éclaircir.
Scène 5
Et justement, Argan est de retour avec une très bonne nouvelle pour sa fille : il a reçu pour elle une demande en mariage, et il l'a tout de suite acceptée !
ARGAN.— Oh ça ma fille, on vous demande en mariage !
Bien sûr, Angélique toute heureuse pense que c'est Cléante, et elle avoue qu'elle le connait déjà.
ANGÉLIQUE.— Puisque votre consentement m'autorise à vous [...] ouvrir mon cœur, [...] [cette] demande est un effet de l'inclination que [...] nous avons prise l'un pour l'autre.
ARGAN.— Ils disent que c'est un grand jeune garçon bien fait.
ANGÉLIQUE.— Oui, mon père. [...]
ARGAN.— Fort honnête.
ANGÉLIQUE.— Le plus honnête du monde.
ARGAN.— Qui parle bien latin, et grec.
ANGÉLIQUE.— C'est ce que je ne sais pas.
Évidemment, c'est un quiproquo (une confusion sur la personne) : un procédé qui joue sur ce qu'on appelle la double énonciation au théâtre : les répliques sont perçues différemment par les spectateurs et par les personnages sur scène.
Pour notre plus grand plaisir, Molière prolonge la situation, même quand Argan révèle que c'est le neveu de M. Purgon.
ANGÉLIQUE.— Cléante, neveu de Monsieur Purgon?
ARGAN.— Quel Cléante? [...] le neveu de Monsieur Purgon s'appelle Thomas Diafoirus, [...] et nous avons conclu ce mariage-là ce matin, Monsieur Purgon, Monsieur Fleurant et moi.
Le conflit apparaît, l'intrigue se noue : comme souvent dans la tradition des comédies de Molière, la monomanie du père s'oppose directement aux amours des jeunes gens. Angélique reste sans voix, Toinette intervient :
TOINETTE.— Quoi, Monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque ? Et [...] quelle est votre raison, s'il vous plaît, pour un tel mariage?
ARGAN.— Ma raison est, que me voyant [...] malade comme je suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, [...] et une fille de bon naturel doit être ravie d'épouser ce qui est utile à la santé de son père.
Le mot « burlesque » est bien choisi ! En effet, le burlesque traite un sujet sérieux de manière comique. Sous-entendu, choisir un gendre médecin, c'est prendre à la légère le mariage de sa fille. C'est d'ailleurs surtout une précaution inutile, puisqu'il n'est malade que dans son imagination… S'ensuit alors une longue querelle où Toinette tient tête à son maître, jusqu'au bout.
TOINETTE.— Non, je suis sûre qu'elle ne le fera pas. [...]
ARGAN.— Elle le fera, ou je la mettrai dans un couvent. [...]
TOINETTE.— Non, vous dis-je.
ARGAN.— Qui m'en empêchera ?
TOINETTE.— Vous-même. [...] Mon Dieu je vous connais, vous êtes bon naturellement. [...] La tendresse paternelle vous prendra.
ARGAN.— Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux.
Ce type de confrontations est bien connu en comédie, avec les stichomythies (répliques courtes qui s'enchaînent). On retrouve d'ailleurs pratiquement le même dialogue dans Les Fourberies de Scapin : Toinette renouvelle le motif traditionnel du valet ingénieux qui va dénouer la situation. Argan, à court d'arguments, se met à courir après Toinette pour la faire taire :
TOINETTE, [...] se sauvant du côté de la chaise où n'est pas Argan.— [...] Quand un maître ne songe pas à ce qu'il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.
ARGAN se jette dans sa chaise, [...] las de courir après elle.— Ah ! ah ! je n'en puis plus. Voilà pour me faire mourir.
Avec ce dernier mot, Molière mêle un comique farcesque (une véritable course-poursuite autour du fauteuil de malade) à un thème tragique, l'angoisse de la mort. Beckett s'en souviendra quand il écrira Fin de Partie, qui se déroule aussi entièrement autour d'un fauteuil de malade. Le fauteuil, c'est aussi le trône, dans les deux sens du terme…
Scène 6
Arrive alors Béline, la seconde femme d'Argan, qui est aux petits soins pour lui.
BÉLINE.— Qu'avez-vous, [...] mon pauvre petit mari ?
ARGAN.— Votre coquine de Toinette [...] a contrecarré une heure durant les choses que je veux faire.
Le comique de situation sert bien les visées morales de la pièce : Argan ne peut pas prendre les bonnes décisions, puisqu'il s'infantilise lui-même par sa monomanie. Béline se tourne alors vers Toinette :
BÉLINE.— Pourquoi donc est-ce que vous mettez mon mari en colère?
TOINETTE, d'un ton doucereux.— Moi, Madame, [...] je ne songe qu'à complaire à Monsieur. [...] Il nous a dit qu'il voulait donner sa fille [...] au fils de Monsieur Diafoirus ; je lui ai répondu que [...] je croyais qu'il ferait mieux de la mettre dans un couvent.
Évidemment, on devine que c'est justement le plan de Béline, qui souhaite avant tout voir Angélique déshéritée à son profit.
BÉLINE.— Il n'y a pas grand mal à cela, et je trouve qu'elle a raison [...] remettez-vous. Écoutez, Toinette, si vous fâchez [...] mon mari, je vous mettrai dehors. Çà, donnez-moi [...] des oreillers, [et son bonnet] il n'y a rien qui enrhume tant, que de prendre l'air par les oreilles.
Le spectateur voit bien comment la monomanie d'Argan le rend influençable. Béline n'utilise la médecine que comme un prétexte pour mieux le manipuler.
ARGAN. — Ah ! mamie, que je vous suis obligé de tous les soins que vous prenez de moi. [...] Pour tâcher de reconnaître l'amour que vous me portez, je veux, [...] comme je vous ai dit, faire mon testament.
BÉLINE. — Ah ! mon ami, ne parlons point de cela, [...] le seul mot de testament me fait tressaillir de douleur.
Béline joue un rôle, celui de la femme aimante, alors qu'en réalité, elle n'attend que la mort de son mari. C'est là que le théâtre devient un instrument de lucidité : le spectateur voit bien l'attitude exagérée de Béline : ses actes sont révélateurs et d'ailleurs, malgré ses protestations, elle a déjà fait venir son notaire.
Scène 7
Le notaire, Monsieur Bonnefoy, précise que pour donner tout son héritage à sa femme, Argan devra utiliser des moyens détournés.
LE NOTAIRE. — Il y a d'autres personnes [...] qui ont des expédients pour [...] rendre juste ce qui n'est pas permis. [...]
ARGAN. — Ma femme m'avait bien dit, Monsieur, que vous étiez fort habile, et fort honnête homme.
Le nom Bonnefoy est évidemment ironique (il laisse entendre exactement l'inverse de ce qu'il dit). D'ailleurs, les jeux de mots sont multipliés ici, puisque l'honnête homme (adapté à la société du XVIIe siècle) est justement bien différent de l'homme honnête qui agit selon des principes moraux. Dans ce passage, la satire sociale est particulièrement présente.
Scène 8
Pendant que Béline et Argan partent avec le notaire, Angélique reste seule avec Toinette. Exactement comme le spectateur, elles ont parfaitement décelé le manège de Béline :
ANGÉLIQUE. — Tu vois, Toinette, les desseins violents que l'on fait sur lui. Ne m'abandonne point, je te prie, dans l'extrémité où je suis.
TOINETTE. — Moi ? vous abandonner, j'aimerais mieux mourir. Votre belle-mère a beau [...] me vouloir jeter dans ses intérêts, je n'ai jamais pu avoir d'inclination pour elle. [...] Laissez-moi faire, j'emploierai toute chose pour vous servir.
Toinette annonce qu'elle a un plan, mais que pour cela elle doit faire semblant d'aller dans le sens de leurs adversaires. Elle se charge alors de faire prévenir Cléante par Polichinelle, son amant. Tout cela permet donc à Molière de mieux introduire le premier intermède musical.
Premier intermède
C'est aussi une scène de nuit — comme une parenthèse au milieu de l'unité de temps et de lieu de la pièce. La comédie-ballet joue avec les limites du théâtre classique. D'ailleurs, c'est en plus un personnage de la commedia dell'arte qui entre sur scène : Polichinelle, un luth à la main :
POLICHINELLE. — Je viens voir si je ne pourrai point adoucir ma tigresse par une sérénade. Il n'y a rien parfois qui soit si touchant qu'un amant qui vient chanter ses doléances aux gonds et aux verrous de la porte de sa maîtresse.
Mais il est interrompu par des violons, et ensuite par des archers qui le battent et le menacent de le mettre en prison. C'est donc une parenthèse aussi pour la règle de bienséance ! Cet intermède commente donc aussi l'unité d'action : on va maintenant entrer dans l'acte des péripéties et des obstacles.
* * *
Ce premier acte met en place tous les éléments d'un schéma actanciel : Angélique veut épouser Cléante, soutenue par Toinette. Mais elle va rencontrer de nombreux obstacles : son père Argan, manipulé par Fleurant et Purgon, veut lui imposer un mari médecin. Autre obstacle : sa belle-mère Béline veut l'envoyer au couvent, et elle a aussi une très forte influence sur Argan.
C'est donc bien une intrigue unique, mais qui confronte en fait des actions concurrentes : le projet d'Argan d'avoir un gendre médecin, s'oppose aux intérêts de sa femme et de sa fille. En dernière analyse, c'est bien la folie d'Argan, son manque de lucidité, qui en font la proie de tous ces personnages malhonnêtes, et qui empêche le bon épanouissement familial.
Pierre Mignard, Molière (retouché), vers 1658.