Stendhal, Le Rouge et le Noir
Livre 1 - Chapitres 1 Ă 7
(Lecture accompagnée)
Alors, quâest-ce quâon entend sur Le Rouge et le Noir quand on tend lâoreille ?
â Le Rouge et le Noir, câest politique çaâŠ
â Mais non, maĂźtre, câest un roman dâamour !
â Encore mieux !
Joann Sfar, Le Chat du Rabbin, 2011.
Et le rabbin a raison : lâamour est peut-ĂȘtre encore plus subversif que la politique ! En ce dĂ©but de XIXe siĂšcle, lâordre social, trĂšs hiĂ©rarchisĂ©, trĂšs codifiĂ©, repose sur les mariages arrangĂ©s⊠Et soudain, une gĂ©nĂ©ration revendique le droit dâaimer, et la sĂ©duction devient un moyen de parvenir...
Câest lĂ que Stendhal intervient : quâest-ce qui est rĂ©ellement important ? Les honneurs, la richesse, lâorgueil, ou bien lâamour et la beautĂ©... ? Julien Sorel va faire toutes les erreurs possibles, sâĂ©garer dans ses passions, dans lâhypocrisie... Le lecteur va suivre son Ă©volution, et grandir avec lui...
Avec ce roman, Stendhal a voulu capter la sensibilitĂ© dâune Ă©poque. Mais comment dĂ©crire cette rĂ©alitĂ© avec art ? Câest donc bien plus quâun roman dâamour dans un contexte politique, social et religieux Ă©crasantâŠ
On peut y voir un roman subversif, oĂč le narrateur malicieux explore des points de vue variĂ©s, oĂč lâopinion publique et les intĂ©rĂȘts particuliers manipulent le thĂ©Ăątre des apparencesâŠ
Câest aussi un roman initiatique, dĂ©montrant le rĂŽle Ă©mancipateur des livres, et oĂč la tentation du cynisme nĂ©cessaire Ă lâascension sociale sâoppose sans cesse Ă la recherche du bonheur.
On y trouve aussi le meilleur du roman psychologique : les personnages ont des motivations cachĂ©es souvent inconciliables : passions, hĂ©roĂŻsme, attrait pour la beautĂ©, interrogations sur le sens de la vie et de la mortâŠ
Livre premier
La vérité, l'ùpre vérité.
DANTON.
Pour vous aider Ă vous repĂ©rer, je vais indiquer Ă chaque fois le numĂ©ro du chapitre, et lâĂ©pigraphe qui va avec. Mais il ne faut pas sây tromper, elles sont apocryphes : câest Ă dire que leur authenticitĂ© nâest pas Ă©tablie. On devine mĂȘme que câest Stendhal lui-mĂȘme qui les inventeâŠ
Sous une apparence quasi scientifique [...] les Ă©pigraphes ont une fonction ludique : elles permettent des jeux de masque au romancier, qui peut prendre la parole sans en avoir l'air.
Marie Parmentier, Préface pour Le Rouge et le Noir, 2013.
L'épigraphe doit augmenter la sensation, l'émotion du lecteur [...] et non pas présenter un jugement [...] philosophique sur la situation.
Stendhal, Notes en marge d'Armance, 25 mai 1830.
Chapitre 1
Une petite ville
Put thousands together
Less bad,
But the cage less gay.
HOBBES.
Le roman s'ouvre sur la charmante ville de VerriĂšre :
La petite ville de VerriĂšres peut passer pour lâune des plus jolies de la Franche-ComtĂ©. Ses maisons blanches avec leurs toits pointus de tuiles rouges, sâĂ©tendent sur la pente dâune colline [...]. Le Doubs coule [...] au-dessous de [...] fortifications, bĂąties jadis par les Espagnols.
Les descriptions sont courtes chez Stendhal, mais elles en disent toujours plus long quâil nây paraĂźt. La beautĂ© est souvent chez lui un guide, un rĂ©vĂ©lateur.
Par exemple, ces fortifications espagnoles en ruine représentent un passé héroïque remplacé par des industries : les scies à bois, les fabriques de toiles peintes, et surtout la fabrique de clous, annoncent une contexte social accablant :
Ce sont de jeunes filles fraßches et jolies qui présentent aux coups de ces marteaux énormes les petits morceaux de fer qui sont rapidement transformés en clous.
Une autre particularitĂ© de ce dĂ©but de roman, c'est que le narrateur malicieux nâhĂ©site pas Ă guider son lecteur, par exemple ici comme si c'Ă©tait un voyageur parisien :
Si, en entrant à VerriÚres, le voyageur demande à qui appartient cette belle fabrique de clous qui assourdit les gens [...] on lui répond avec un accent traßnard : Eh ! elle est à M. le maire.
Et en effet, le Maire de VerriĂšre est Ă l'image de la ville et de ses habitants : son abord agrĂ©able cache un esprit fermĂ©. Ce thĂšme thĂ©Ăątral est trĂšs prĂ©sent chez Stendhal : les rĂŽles jouĂ©s par les personnages cachent souvent des intĂ©rĂȘts particuliers.
BientĂŽt le voyageur parisien est choquĂ© dâun certain air [...] de suffisance mĂȘlĂ© Ă je ne sais quoi de bornĂ© et de peu inventif.
M. de RĂȘnal, avec la particule : câest un noble (il ne devrait pas travailler, et pourtant câest un industriel). Pour Stendhal, ce personnage est le parfait reprĂ©sentant de ceux qui ont pris le pouvoir Ă la Restauration.
Et voilĂ pourquoi Le Rouge et le Noir est sous-titrĂ© « Chroniques de 1830 » : pour Stendhal, la littĂ©rature doit sâajuster aux enjeux d'un peuple et dâune Ă©poque, câest ce quâil appelle le romanticisme :
Le Romanticisme est lâart de prĂ©senter aux peuples les Ćuvres littĂ©raires qui, dans lâĂ©tat actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur prĂ©sente la littĂ©rature qui donnait le plus grand plaisir possible Ă leurs arriĂšre-grands pĂšres.
Stendhal, Racine et Shakespeare, 1823.
AprĂšs la RĂ©volution puis la chute de NapolĂ©on en 1815, la monarchie est restaurĂ©e. Louis XVIII, puis Charles X : les deux frĂšres de Louis XVI ! Vous imaginez ? AprĂšs la RĂ©volution française et les conquĂȘtes napolĂ©oniennes, la jeunesse de ce dĂ©but du XIXe siĂšcle retrouve la monarchie de droit divin abolie par leurs parents au siĂšcle prĂ©cĂ©dent.
Si la charte constitutionnelle du 4 juin 1814 rĂ©tablit la dynastie des Bourbons, et fait du roi un "souverain par la grĂące de Dieu", son pouvoir est tout de mĂȘme limitĂ© par une chambre des dĂ©putĂ©s, Ă©lus par un suffrage censitaire. Ce n'est donc plus une monarchie absolue comme sous Louis XIV, mais bien une monarchie constitutionnelle. Face Ă ce nouvel ordre politique, la jeunesse de l'Ă©poque est partagĂ©e entre rĂ©signation et soif de libertĂ©, fatalisme et volontĂ© de progrĂšs.
Dans la littĂ©rature de lâĂ©poque, Stendhal nâest pas le seul Ă dĂ©crire ces prĂ©occupations, on peut penser par exemple Ă Alfred de Musset, qui parle dâune « maladie du siĂšcle » :
Il restait [aux jeunes gens] [...] lâesprit du siĂšcle, ange du crĂ©puscule, qui nâest ni la nuit ni le jour. [...] La maladie du siĂšcle prĂ©sent vient de deux causes [...] : Tout ce qui Ă©tait nâest plus ; tout ce qui sera nâest pas encore.
Alfred de Musset, La Confession dâun Enfant du SiĂšcle, 1836.
Chapitre 2
Un maire
L'importance ! Monsieur, n'est-ce rien ? Le respect des sots, l'ébahissement des enfants, l'envie des riches, le mépris du sage.
BARNAVE.
M. de RĂȘnal a fait amĂ©nager la promenade publique de VerriĂšre, renommĂ©e officiellement « Cours de la FidĂ©lité » ... Il a notamment fait construire un grand mur, quâil prĂ©sente comme une victoire politique.
MalgrĂ© lâopposition du conseil municipal, il a Ă©largi la promenade de plus de six pieds (quoiquâil soit ultra et moi libĂ©ral, je lâen loue) [...] Ce que je reprocherais au Cours de la FidĂ©litĂ©, câest la maniĂšre barbare dont lâautoritĂ© fait tailler [...] ces vigoureux platanes.
Comme câest souvent le cas quand le narrateur intervient dans le rĂ©cit, la parenthĂšse est rĂ©vĂ©latrice : c'est en fait un paysage politique que Stendhal reprĂ©sente, avec d'un cĂŽtĂ©, ceux qui veulent Ă©largir les libertĂ©s, et de l'autre, ceux qui veulent au contraire les limiter.
En gros, les libĂ©raux veulent prolonger les acquis de la RĂ©volution, tandis que les ultras prĂŽnent un retour Ă l'Ancien rĂ©gime. Ă leurs yeux, la RĂ©volution et lâEmpire ne sont que des accidents de lâHistoire :
En cherchant ainsi Ă renouer la chaĂźne des temps, que de funestes Ă©carts avait interrompue, nous avons effacĂ© de notre souvenir, comme nous voudrions quâon pĂ»t les effacer de lâHistoire, tous les maux qui ont affligĂ© la patrie durant notre absence.
réambule de la Charte.
Mais Stendhal va aussi nous montrer que ces enjeux politiques cachent bien souvent des intĂ©rĂȘts particuliers :
Les libĂ©raux de lâendroit prĂ©tendent [...] que M. le vicaire Maslon [s'empare] des produits de la tonte. Ce jeune ecclĂ©siastique fut envoyĂ© de Besançon, il y a quelques annĂ©es, pour surveiller lâabbĂ© ChĂ©lan et quelques curĂ©s des environs.
L'abbĂ© nommĂ© en haut lieu pour contrĂŽler les autres est donc malhonnĂȘte : il s'approprie les branches des platanes, c'est Ă dire, le bien public... Il faut savoir qu'Ă l'Ă©poque, le bois est l'un des principaux moyens de se chauffer : c'est une source de revenus non nĂ©gligeable !
Rapporter du revenu est la raison qui dĂ©cide de tout dans cette petite ville qui vous semblait si jolie. LâĂ©tranger qui arrive [...] sâimagine [...] que ses habitants sont sensibles au beau [...] mais câest parce quâelle attire quelques Ă©trangers dont lâargent [...] rapporte du revenu Ă la ville.
On le voit, pour dĂ©crire la rĂ©alitĂ© dâune Ă©poque tout en prĂ©servant la beautĂ©, Stendhal utilise des dĂ©tours variĂ©s : personnages reprĂ©sentatifs, interventions humoristiques, sĂ©lection des points de vueâŠ
Chapitre 3
Le bien des pauvres
Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village.
FLEURY.
Par un beau jour dâautomne, M. de RĂȘnal se promĂšne avec sa femme le long du Cours de la FidĂ©litĂ©. Il est trĂšs en colĂšre contre un certain abbĂ© ChĂ©lan. Un rapide retour en arriĂšre permet au lecteur de se faire une idĂ©e du personnage :
Le curĂ© de VerriĂšres, vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait Ă lâair vif de ces montagnes une santĂ© et un caractĂšre de fer, avait le droit de visiter Ă toute heure la prison, lâhĂŽpital et mĂȘme le dĂ©pĂŽt de mendicitĂ©.
Le dĂ©pĂŽt de mendicitĂ©, câest le lieu oĂč sont enfermĂ©s les vagabonds et les mendiants. En ce dĂ©but de XIXe siĂšcle, ce sont des dĂ©lits punis par la loi.
Un inspecteur, M. Appert, est venu de Paris pour contrĂŽler le dĂ©pĂŽt de mendicitĂ© de VerriĂšre. Il est dâailleurs bien nommĂ©, puisquâil doit rendre visible ce qui est cachĂ©. Avec lâabbĂ© ChĂ©lan, ils se heurtent au geĂŽlier :
â M. le curĂ© [...] jâai lâordre [de] M. le prĂ©fet [...] de ne pas admettre M. Appert dans la prison. [...] Si je suis dĂ©noncĂ© on me destituera.
Le directeur du dĂ©pĂŽt de mendicitĂ©, M. Valenod, et le maire lui-mĂȘme viennent rĂ©primander lâabbĂ© ChĂ©lan.
â Eh bien, messieurs ! je serai le troisiĂšme curĂ© de quatre-vingts ans dâĂąge, que lâon destituera dans ce voisinage. Quel mal [...] cet homme, venu de Paris [...] peut-il faire Ă nos pauvres ?
* * *
Maintenant qu'on comprend mieux la colĂšre de M. de RĂȘnal contre M. ChĂ©lan, retour Ă sa conversation avec sa femme, mais dĂ©cidĂ©ment, elle ne le comprend pas :
â Mais [...] quel tort peut [...] vous faire ce monsieur de Paris, puisque vous administrez le bien des pauvres avec la plus scrupuleuse probitĂ© ?
â Il ne vient que pour dĂ©verser le blĂąme, [...] dans les journaux du libĂ©ralisme. [...] Non, je ne pardonnerai jamais au curĂ©.
Soudain, Mme de RĂȘnal pousse un cri : l'un de ses fils est montĂ© sur le mur de la promenade. Câest symbolique : face Ă ce contexte Ă©crasant, la nouvelle gĂ©nĂ©ration surmonte les obstacles. Lâinertie sâoppose Ă lâĂ©nergie. Sans systĂ©matiser, Stendhal joue avec des antagonismes fondamentaux.
Lâenfant, qui riait de sa prouesse, ayant regardĂ© sa mĂšre, vit sa pĂąleur, sauta sur la promenade et accourut Ă elle. Il fut bien grondĂ©.
M. de RĂȘnal change alors de sujet : il veut engager le fils Sorel comme prĂ©cepteur.
â Jâavais quelques doutes sur sa moralitĂ© ; car il Ă©tait le protĂ©gĂ© de ce vieux chirurgien, qui [...] a [suivi] BuonapartĂ© en Italie, et mĂȘme [...] signĂ© non pour lâEmpire. [...] Mais ce Sorel Ă©tudie la thĂ©ologie [...] il nâest donc pas libĂ©ral, il est latiniste.
Ă une Ă©poque oĂč la messe est en latin et lâĂglise associĂ©e Ă la monarchie, M. de RĂȘnal imagine que les latinistes sont plutĂŽt royalistes. De mĂȘme, pour un aristocrate comme lui, NapolĂ©on Ă©tait un usurpateur Ă©tranger : dâoĂč la prononciation Ă lâitalienne. Mais il y a pire encore que dâĂȘtre bonapartiste : avoir dit non Ă lâEmpire, il voulait donc une RĂ©publique !
Mais ce qui importe Ă M. de RĂȘnal câest surtout le prestige :
â Tous ces marchands de toile me portent envie, [...] eh bien ! jâaime assez quâils voient passer [mes] enfants [...] Ă la promenade sous la conduite de leur prĂ©cepteur.
Mme de RĂȘnal est bien Ă©loignĂ©e de ces soucis dâapparence :
Ni la coquetterie, ni lâaffectation, nâavaient jamais approchĂ© de ce cĆur. M. Valenod, le [...] directeur du dĂ©pĂŽt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succĂšs ; ce qui avait jetĂ© un Ă©clat singulier sur sa vertu. [...] CâĂ©tait une Ăąme naĂŻve, qui jamais ne sâĂ©tait Ă©levĂ©e [...] jusquâĂ juger son mari, et Ă sâavouer quâil lâennuyait.
Souvent, de petites remarques comme celle-ci laissent dĂ©jĂ supposer la suite du rĂ©cit : lâennui de Mme de RĂȘnal pourrait la pousser Ă lâadultĂšre... Pour ceux qui aiment bien les figures de style, on appelle ça une prolepse.
Chapitre 4
Un pĂšre et un fils
sarĂ mia colpa, Se cosi Ăš ?
MACHIAVELLI.
Quand M. de RĂȘnal vient le voir, le pĂšre Sorel est surpris de voir un homme si considĂ©rable le prier d'engager son fils ! Câest la premiĂšre apparition de Julien dans le roman :
Ă cinq ou six pieds de haut, [...] sur une piĂšce de la toiture [...] au lieu de surveiller [...] [le] mĂ©canisme, Julien lisait. Rien nâĂ©tait plus antipathique au vieux Sorel. [...] Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien, un second coup [...] lui fit perdre lâĂ©quilibre.
â Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde Ă la scie ?
Julien [...] avait les larmes aux yeux, moins Ă cause de la douleur [...], que pour la perte de son livre [...] le MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne.
Le MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne, ce sont les derniĂšres rĂ©flexions de NapolĂ©on oĂč il justifie sa philosophie politique. On comprend alors que Julien a bien hĂ©ritĂ© des convictions du vieux chirurgien major, bonapartiste et rĂ©publicain.
Ce passage met bien en scĂšne des valeurs opposĂ©es : au sol, le pĂšre, lâordre social, la machine qui transforme les troncs dâarbres en planches. En hauteur, Julien absorbĂ© par lâĂ©popĂ©e NapolĂ©onienne, et dont la position Ă©levĂ©e annonce dĂ©jĂ lâorgueil et lâambition. Cette dimension symbolique est encore un moyen pour Stendhal de reprĂ©senter le rĂ©el avec art.
Pour certains traits, Stendhal met beaucoup de lui-mĂȘme dans ce personnage. De son vrai nom Henri Beyle, Stendhal a perdu sa mĂšre jeune, et ne sâentendait pas avec son pĂšre :
Mon horreur Ă©tait de vendre un champ [...] en finassant pendant huit jours, [...] c'Ă©tait lĂ sa passion. Rien de plus naturel. [...] Mon pĂšre Ă 18 ans [...] se trouva avec [...] dix sĆurs Ă Ă©tablir. [...] L'argent fut donc avec raison, [sa] grande pensĂ©e [...] et moi je n'y ai jamais songĂ© qu'avec dĂ©goĂ»t.
Stendhal, Vie Henry Brulard, 1890 (posthume).
Chapitre 5
Une négociation
Cunctando restituit rem.
ENNIUS.
Quand Julien apprend quâil est engagĂ© comme prĂ©cepteur chez M. de RĂȘnal, lâorgueil de Julien se rĂ©volte : pas question de devenir domestique :
« PlutĂŽt mourir. [...] Je me sauve cette nuit ; en deux jours [...] je suis Ă Besançon ; lĂ je mâengage comme soldat. »
Lâascension sociale de Julien accompagne son Ă©volution psychologique, et oppose sans cesse lâambition et la recherche du bonheur⊠Câest en cela quâon peut dire que Le Rouge et le Noir est un roman initiatique.
Il est rĂ©vĂ©lateur que Julien songe Ă devenir soldat, avant mĂȘme ses premiers pas dans le monde ! Souvent, Stendhal ouvre comme ça le champ des possibles : on peut garder cet axe si on veut creuser la complexitĂ© du roman stendhalienâŠ
[Avec] le recueil des bulletins de la Grande ArmĂ©e et le MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne, [...] Les Confessions de Rousseau [...] Ă©tait le seul livre Ă lâaide duquel son imagination se figurait le monde. [...] Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre.
Le narrateur se moque de son personnage, qui ne voit le monde quâĂ travers 3 livres, et finalement, 2 modĂšles : NapolĂ©on, et Rousseau (lui aussi de basse extraction, devenu prĂ©cepteur dans une famille noble). Mais Julien connaĂźt aussi d'autres ouvrages plus utiles Ă son avancement...
Il avait appris par cĆur le Nouveau Testament en latin ; il savait aussi le livre du Pape de M. de Maistre, et croyait Ă lâun aussi peu quâĂ lâautre.
Joseph de Maistre, c'est le philosophe anti-rĂ©volutionnaire par excellence : sur la ligne des ultras, il dĂ©fend avant tout lâautoritĂ© du pape :
La révolution française [...] est satanique dans son essence. [Mais] ce n'est pour la noblesse qu'une éclipse : [...] elle reprendra sa place [...]. La rage anti-religieuse du dernier siÚcle [...] s'était tournée surtout contre le Saint-SiÚge [sans lequel] tout l'édifice du christianisme est miné.
Joseph de Maistre, Du Pape, 1821.
Tout ce chapitre nous montre que lâhypocrisie de Julien est en fait le fruit dâune longue Ă©volution. Lâexemple du juge de paix menacĂ© par l'abbĂ© Maslon fait tomber toutes ses illusions.
Une idĂ©e [...] sâempara de lui avec la toute-puissance de la premiĂšre idĂ©e quâune Ăąme passionnĂ©e croit avoir inventĂ©e.
Quand Bonaparte fit parler de lui, [...] le mĂ©rite militaire Ă©tait nĂ©cessaire [...]. Aujourdâhui [...] ce juge de paix [...] si honnĂȘte [...] se dĂ©shonore par crainte de dĂ©plaire Ă un jeune vicaire [...]. Il faut ĂȘtre prĂȘtre.
LâabbĂ© Maslon appartient Ă la « CongrĂ©gation » (une sociĂ©tĂ© religieuse au service du gouvernement). Lâordre politique a changĂ©, la carriĂšre religieuse offre dĂ©sormais de meilleures perspectives que la carriĂšre militaire.
Câest une idĂ©e qui revient souvent dans Le Rouge et le Noir, mais est-ce que Stendhal est sĂ©rieux quand il en fait la clĂ© ultime de ce titre ?
« Le rouge signifie que, venu plus tĂŽt, Julien [...] eĂ»t Ă©tĂ© soldat ; mais Ă lâĂ©poque oĂč il vĂ©cut, il fut forcĂ© de prendre la soutane, de lĂ le noir. » Il Ă©tait clair que notre ingĂ©nieux confrĂšre se moquait [...] de nous.
Ămile Forgues, Le National, 1er avril 1842.
Julien dĂ©cide de cacher ses convictions, et de devenir prĂȘtre puis grand vicaire. Mais il fait un dernier faux-pas :
Julien [...] fut trahi par une irruption soudaine du feu qui dĂ©vorait son Ăąme [...] Ă un dĂźner de prĂȘtres [oĂč le bon abbĂ© ChĂ©lan] lâavait prĂ©sentĂ© comme une prodige dâinstruction, il [loua] NapolĂ©on avec fureur.
* * *
Le pĂšre Sorel nĂ©gocie les conditions dâengagement de Julien : il lui obtient de meilleurs gages, un habit neuf, et il pourra manger sans les domestiques.
Avant de prendre son poste chez M. de RĂȘnal, Julien dĂ©cide de se rendre Ă lâĂ©glise, pour donner une certaine apparence Ă sa piĂ©tĂ©. Sur le prie-Dieu, il remarque un morceau de papier :
Il y porta les yeux et vit : DĂ©tails de lâexĂ©cution [...] de Louis Jenrel, exĂ©cutĂ© Ă Besançon. [...] Pauvre malheureux, [...] son nom finit comme le mien⊠En sortant, Julien crut voir du sang prĂšs du bĂ©nitier [...] : le reflet des rideaux rouges [...] la faisait paraĂźtre du sang.
Cette petite anecdote Ă©trangement prĂ©monitoire est invraisemblable : Louis Jeanrel, câest mĂȘme lâanagramme de Julien Sorel !... Et paradoxalement, câest aussi un clin dâoeil Ă la genĂšse particuliĂšrement rĂ©aliste du roman, car pour Ă©crire Le Rouge et le Noir, Stendhal sâinspire dâun fait divers :
Antoine Berthet, [...] nĂ© dâartisans pauvres, [...] [et dâune] intelligence supĂ©rieure Ă sa position [...] entra [...] au petit sĂ©minaire de Grenoble. [...] Ă la pressante sollicitation de son protecteur [le curĂ© de Brangues] il fut reçu par M. Michoud, qui lui confia lâĂ©ducation [...] de ses enfants.
La Gazette des Tribunaux, décembre 1827.
Stendhal assume cet emprunt, comme une mĂ©thode dâĂ©criture qui lui permet de donner de lâimportance, non pas aux faits eux-mĂȘmes, mais Ă leur portĂ©e :
Je ne puis mettre de haute portée ou d'esprit dans le dialogue tant que je songe au fond. De là l'avantage de travailler sur un conte tout fait comme Julien Sorel.
Stendhal, Note en marge de Lucien Leuwen, 1894 (posthume).
Chapitre 6
L'ennui
Non so piĂč cosa son, Cosa facio.
MOZART. (FIGARO.)
Mme de RĂȘnal attend le nouveau prĂ©cepteur avec beaucoup dâapprĂ©hension quand elle aperçoit Julien prĂšs de la porte. On verra quâĂ chaque Ă©tape de son ascension sociale, Julien est reprĂ©sentĂ© sur le seuil dâun lieu nouveau.
Le teint de ce petit paysan Ă©tait si blanc [...] que lâesprit un peu romanesque de madame de RĂȘnal eut dâabord lâidĂ©e que ce pouvait ĂȘtre une jeune fille dĂ©guisĂ©e :
â Que voulez-vous ici, mon enfant ?
La scĂšne de rencontre est un lieu commun en littĂ©ratureâŠ
DĂšs que lâon jette un coup dâĆil sur lâensemble de notre trĂ©sor littĂ©raire, la scĂšne de rencontre est partout. [...] Une tradition tenace la rĂ©pĂšte depuis deux millĂ©naires, non sans variantes, Ă©carts ou amplifications.
Jean Rousset, Leurs Yeux se rencontrĂšrent, 1981.
Mais on va voir que Le Rouge et le Noir est bien plus quâun roman dâamour : il illustre les rĂ©flexions de Stendhal dans son essai De lâAmour, oĂč il transpose ce quâil a lui-mĂȘme vĂ©cu.
Il faut, pour suivre avec intĂ©rĂȘt un examen philosophique de ce sentiment, autre chose que de l'esprit chez le lecteur ; il est de toute nĂ©cessitĂ© qu'il ait vu l'amour.
Stendhal, De lâAmour, 1822.
Julien se tourna vivement, et frappĂ© du regard si rempli de grĂące de madame de RĂȘnal :
â Je viens pour ĂȘtre prĂ©cepteur, madame, lui dit-il enfin. [...]
Madame de RĂȘnal resta interdite [...] Quoi, câĂ©tait lĂ ce prĂ©cepteur quâelle sâĂ©tait figurĂ© comme un prĂȘtre sale et mal vĂȘtu ?
â Est-il vrai, monsieur, [...] vous savez le latin ?
â Oui, madame, [...] je sais le latin aussi bien que M. le curĂ© et mĂȘme quelquefois il a la bontĂ© de dire mieux que lui.
â Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?
â Ne craignez rien, madame, je vous obĂ©irai en tout.
Arrive alors M. de RĂȘnal, qui sort de son cabinet :
â M. le curĂ© a dit que vous Ă©tiez un bon sujet. [...] Tout le monde ici va vous appeler monsieur, et vous sentirez lâavantage dâentrer dans une maison de gens comme il faut ; maintenant, monsieur, il nâest pas convenable que les enfants vous voient en veste.
Ce dĂ©tail est intĂ©ressant : Julien dĂ©couvre lâimportance accordĂ©e Ă ce marqueur social⊠M. de RĂȘnal lui donne une redingote Ă lui, et un habit noir commandĂ© chez le tailleur.
Une fois changé, Julien donne aux enfants leur premiÚre leçon de latin, avec son air le plus sérieux :
â Je suis ici, messieurs [...] pour vous apprendre le latin. [...] Voici la sainte Bible. [...] Ouvrez-la au hasard. [...]
Adolphe ouvrit le livre, lut un mot, et Julien rĂ©cita toute la page, avec la mĂȘme facilitĂ© que sâil eĂ»t parlĂ© français. M. de RĂȘnal regardait sa femme dâun air de triomphe. Les enfants [...] ouvraient de grands yeux.
BientÎt, tout VerriÚre est témoin de ce talent extraordinaire :
Pour que rien ne manquĂąt au triomphe de M. de RĂȘnal, comme Julien rĂ©citait, entrĂšrent M. Valenod [...] et M. Charcot de Maugiron. [...] Le soir, tout VerriĂšres afflua chez M. de RĂȘnal pour voir la merveille.
Chapitre 7
Les affinités électives
Ils ne savent toucher le cĆur quâen le froissant.
UN MODERNE.
Stendhal nous en apprend un peu plus sur Mme de RĂȘnal. Comme de nombreux Ă©crivains avant et aprĂšs lui, il critique vivement l'Ă©ducation donnĂ©e dans les couvents :
ĂlevĂ©e chez des religieuses [...] du SacrĂ©-CĆur de JĂ©sus, Madame de RĂȘnal s'Ă©tait trouvĂ©e assez de sens pour oublier bientĂŽt [...] tout ce quâelle avait appris au couvent ; mais elle [...] finit par ne rien savoir.
L'Ă©ducation actuelle des femmes Ă©tant peut-ĂȘtre la plus plaisante absurditĂ© de l'Europe moderne, moins elles ont d'Ă©ducation proprement dite, et plus elles valent.
Stendhal, De lâAmour, 1822.
Du coup, Mme de RĂȘnal pense que tous les hommes sont comme son mari, M. Valenod ou le sous-prĂ©fet :
La [...] plus brutale insensibilitĂ© Ă tout ce qui nâĂ©tait pas intĂ©rĂȘt dâargent, [...] la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles Ă ce sexe, comme porter des bottes.
Elle se sent donc plus proche de la sensibilité de Julien :
La gĂ©nĂ©rositĂ©, la noblesse dâĂąme, lâhumanitĂ© lui semblĂšrent [...] nâexister que chez ce jeune abbĂ©. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et mĂȘme lâadmiration que ces vertus excitent chez les Ăąmes bien nĂ©es.
Câest peut-ĂȘtre lĂ une premiĂšre cristallisation, comme Stendhal la dĂ©crit dans De lâAmour :
Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente, la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections.
Stendhal, De lâAmour, 1822.
Dans De LâAmour, Stendhal raconte quâen visitant les mines de sel de Salzbourg, il dĂ©couvrit quâun rameau abandonnĂ© dans la mine sâĂ©tait couvert de cristaux⊠De mĂȘme, lâamour couvre lâĂȘtre aimĂ© de qualitĂ©s imaginaires.
Mme de RĂȘnal remarque que Julien doit souvent voir Ălisa, la femme de chambre, pour faire laver son linge. Elle dĂ©cide alors dâoffrir elle-mĂȘme une somme dâargent Ă Julien :
â Mes fils font des progrĂšs⊠si Ă©tonnants⊠que je voudrais vous prier dâaccepter un petit prĂ©sent, [...] pour vous faire du linge. Mais⊠Il serait inutile [...] de parler de ceci Ă mon mari.
â Je suis petit, madame, mais je serais bien bas [...] si je me mettais dans le cas de cacher Ă M. de RĂȘnal quoi que ce soit de relatif Ă mon argent.
Mme de RĂȘnal dĂ©concertĂ©e, finit par en parler Ă son mari :
â Comment [...] avez-vous pu tolĂ©rer un refus de la part dâun domestique ? [...] [Car] tout ce qui [...] chez nous [...] reçoit un salaire est votre domestique. Je vais dire deux mots Ă ce M. Julien.
Pour rĂ©parer son faux-pas, Mme de RĂȘnal emmĂšne Julien chez le libraire (malgrĂ© sa rĂ©putation de libĂ©ralisme).
Jamais il nâavait osĂ© entrer en un lieu aussi profane, son cĆur palpitait. [...] Il rĂȘvait profondĂ©ment au moyen quâil y aurait, pour un jeune Ă©tudiant en thĂ©ologie, de se procurer quelques-uns de ces livres.
Pour lâinstant, Mme de RĂȘnal ne se doute pas qu'elle est en train de tomber amoureuse de Julien.
Nâayant de sa vie Ă©prouvĂ© [...] rien qui ressemblĂąt [...] Ă lâamour, [...] elle regardait comme une exception [...] celui quâelle lâavait trouvĂ© dans le trĂšs petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. GrĂące Ă cette ignorance, madame de RĂȘnal, [...] occupĂ©e sans cesse de Julien, Ă©tait loin de se faire le plus petit reproche.
Comme dans certains passages Ă©tonnants de La Princesse de ClĂšves, longtemps avant Freud et la psychanalyse, Stendhal donne Ă ses personnages des motifs inconscients :
L'ùme, à son insu, ennuyée de vivre sans aimer [...] s'est fait, sans s'en apercevoir, un modÚle idéal. [...] La cristallisation reconnaßt son objet au trouble qu'il inspire.
Stendhal, De lâAmour, 1822.