Anouilh, Antigone
Prologue
Quand il écrit Antigone, Anouilh se base sur deux tragédies de Sophocle : Œdipe Roi, et surtout Antigone qu'il réécrit complètement pour lui donner un sens moderne. Mais comme toujours, avec la mythologie, il faut remonter à la génération précédente pour tout comprendre.
Œdipe est devenu roi de Thèbes, parce qu'il a résolu l'énigme du terrible Sphinx qui terrorisait la ville. Il a ainsi obtenu la main de Jocaste, la reine, la veuve du roi Laïos mort depuis peu. Avec Jocaste, Œdipe a 4 enfants : Polynice, Étéocle, Ismène, et Antigone, la petite dernière.
Mais la peste s'abat sur Thèbes ! Pour sauver la ville, les dieux sont formels : Œdipe doit trouver le coupable du meurtre de Laïos. Au terme de son enquête, Œdipe découvre la terrible vérité : il est lui-même le coupable qu'il recherche… Mais il y a pire : Œdipe apprend que Laïos était son père, et Jocaste sa mère.
Après ces révélations, il se crève les yeux et part en exil. Pendant ce temps, Étéocle et Polynice se disputent le pouvoir et s'entretuent. C'est Créon, leur oncle, qui va recueillir Ismène et Antigone, et prendre le relais du pouvoir. Hémon, le fils de Créon, est fiancé à Antigone. La pièce d'Anouilh commence à ce moment-là.
Le Prologue
Un décor neutre. Trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les personnages sont en scène. [...] Le Prologue se détache et s'avance.
Anouilh invente ce personnage, en s'inspirant du théâtre grec, où le contexte était souvent rappelé dans une première scène, appelée le prologue... Prologue, du grec ancien prologos, pro : avant et logos : le discours.
Anouilh spécifie un décor « neutre », et c'est le cas dès la première représentation : on est loin d'un palais antique avec des colonnes, etc. Non, tout est très simple. Cela manifeste le choix d'Anouilh de faire une œuvre intemporelle et symbolique : à toute époque, le spectateur peut trouver une vérité dans cette pièce.
LE PROLOGUE
Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. [...] Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, [...] Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre.
Sa sœur Ismène, [...] bavarde et rit avec un jeune homme, [...] c'est Hémon, le fils de Créon [...] Un soir de bal [...] où Ismène avait été éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans un coin, [...] et il lui a demandé d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi. [...] Il ne savait pas [...] que ce titre princier lui donnait seulement le droit de mourir.
Dès le début, ces portraits offrent un jeu de contraste : Antigone n'a rien à voir avec sa sœur. L'une est silencieuse, l'autre est bavarde, l'une renfermée, l'autre rit. Par ses attitudes, ses gestes, et ses actes, Antigone affirmera sa liberté face aux autres personnages, sans compromis. Au contraire, Ismène rit et échange avec les autres : elle est du côté de la recherche du bonheur. Ces deux thèmes s'opposeront sans cesse tout au long de la pièce.
Ce sont aussi deux formes de beauté qui s'opposent : Antigone est maigre et noiraude, elle n'est pas éblouissante comme sa sœur. Mais pourtant c'est elle qu'Hémon choisit pour épouse : elle a sa propre beauté, une beauté atypique. Ces deux formes de beauté viennent symboliser les idées qui s'opposent.
Autre contraste : Antigone n'apparaît pas d'emblée comme on attendrait une héroïne de tragédie. Elle est petite alors que l'Antigone de Sophocle est déjà une grande princesse. Vous verrez que ce thème de l'enfance est central dans la pièce.
Ce garçon pâle [...] qui rêve adossé au mur, solitaire, c'est le Messager. C'est lui qui viendra annoncer la mort d'Hémon tout à l'heure. C'est pour cela qu'il n'a pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres. Il sait déjà...
Avec la présentation de ce messager, on sait dès le début quels personnages vont mourir : le dramaturge ne nous laisse aucun espoir. Mais Anouilh utilise la fatalité de la tragédie d'une manière moderne. Dans la tragédie classique, les personnages sont écrasés par une force qui les dépasse. Ici, la fatalité est simplement une question de rôle : l'intérêt de la pièce ne se trouve pas dans la fin, mais dans la mise en œuvre littéraire de l'intrigue.
Mais surtout, il reste une question : pourquoi ? Pourquoi Antigone fait-elle ce geste qui va la condamner à mort ? Pourquoi meurt-elle, puisque ce n'est pas une décision des dieux ? C'est une mort absurde. Tout au long de la pièce, Anouilh démonte méthodiquement toutes les raisons d'Antigone de mourir.
Anouilh écrit Antigone en 1942, c'est la même année que L'Étranger d'Albert Camus, et force est de constater qu'Antigone et Meursault ont des points communs ! Ils partagent la même révolte, et la même mort absurde. Ce n'est pas un hasard si ce sont tous les deux des personnages controversés !
Mais il ne faut pas aller trop vite : le théâtre d'Anouilh n'appartient pas au théâtre de l'absurde, on est loin des expérimentations d'après-guerre que feront Beckett, avec par exemple En Attendant Godot ou Ionesco avec par exemple Rhinoceros. Mais Anouilh mène tout de même une réflexion sur l'absurdité à travers les actes de ses personnages.
Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides, il est fatigué. [...] Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps d'Œdipe, [...] il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches, et il a pris leur place.
Avec Créon, Anouilh commence une réflexion sur le pouvoir, que l'on retrouve de façon différente chez Sophocle. Créon doit faire respecter la loi des hommes, mais Anouilh lui donne une dimension humaine supplémentaire : il abandonne ses divertissements et tente de faire de son mieux, il apparaît d'emblée usé par cet exercice du pouvoir.
La vieille dame qui tricote, à côté de la nourrice qui a élevé les deux petites, c'est Eurydice, la femme de Créon. Elle tricotera pendant toute la tragédie jusqu'à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. [...]
Enfin les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, [...] ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres [...] mais ils vous empoigneront les accusés le plus tranquillement du monde tout à l'heure. Ils sentent l'ail, le cuir, le vin rouge, et ils sont dépourvus de toute imagination [...]
Dès ce prologue, Anouilh fait des anachronismes, c'est-à-dire qu'il mentionne des objets qui n'existaient pas dans l'antiquité : les jeux de carte des gardes, les antiquaires de Créon, la robe de bal d'Ismène… Ces anachronismes sont aussi une marque d'humour.
Mais ce sont surtout les gardes qui vont contribuer au comique de la pièce : déjà chez Sophocle, on a un garde un peu maladroit, assez risible. Ici, il y en a trois, et Anouilh les inscrit d'emblée dans la trivialité, ils boivent certainement en même temps qu'ils jouent aux cartes. Mais on sait tout de suite qu'il seront aussi l'instrument de la mort d'Antigone. Chez Anouilh, le rire est grinçant.
Le parcours d'Anouilh révèle bien ce mélange de pessimisme et de légèreté qui se concrétisera de plus en plus dans un humour caustique et décalé : il classe lui-même ses pièces par séries. Les pièces roses, les pièces noires, les pièces brillantes, les pièces grinçantes, les pièces costumées. Antigone fait partie des nouvelles pièces noires : dans les années 40, Anouilh est un jeune dramaturge d'une trentaine d'années, la réécriture et le genre tragique lui permettent déjà de concilier l'humour et l'amertume.
Lors de la première représentation en 1944, ce sont les derniers mois de l'occupation. Les costumes étaient très simples. Une robe noire pour Antigone, une robe blanche pour Ismène. Les gardes portaient des cirés noirs, qui rappelaient ceux de la gestapo... On voit déjà comment la dimension atemporelle de la pièce permet d'interroger aussi l'actualité de l'époque.
Dans La Vicomtesse d'Eristal n'a pas reçu son balais mécanique, Jean Anouilh raconte le contexte de la première d'Antigone :
La salle était pleine tous les soirs, il y avait beaucoup d’officiers et de soldats allemands. Que pensaient-ils ? Plus perspicace, un écrivain allemand, Frédéric Sieburg, l’auteur de Dieu est-t-il Français ?, alerta, m’a-t-on dit, Berlin, disant qu’on jouait à Paris une pièce qui pouvait avoir un effet démoralisant sur les militaires qui s’y pressaient. Barsacq fut aussitôt convoqué à la Propaganda-Staffel où on lui fit une scène très violente, l’accusant de jouer une pièce sans avoir demandé l’autorisation. C’était grave. Barsacq fit l’imbécile innocent, la pièce avait été autorisée en 1941 — il montra son manuscrit tamponné et on retrouva le second exemplaire dans le bureau voisin. Les autorités allemandes ne pouvaient pas déjuger sans perdre la face.
Jean Anouilh, La vicomtesse d'Eristal n'a pas reçu son balai mécanique, La Table ronde, 1986
Enfin, le Prologue rappelle rapidement ce qui s'est passé depuis la mort d'Œdipe : Étéocle et Polynice ont décidé de gouverner Thèbes chacun pendant un an à tour de rôle. Mais bien sûr ça n'a pas marché : dès la première année, Étéocle a refusé de céder le pouvoir à Polynice... Les deux frères se sont fait la guerre et ont fini par s'entretuer.
Créon a alors réorganisé le gouvernement et pris les décisions : Étéocle, le bon fils, aura des funérailles officielles, tandis que Polynice, le voyou, sera laissé sans sépulture. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort.
Pendant que le Prologue parlait, les personnages sont sortis un à un. [...] L'éclairage s'est modifié sur la scène. C'est maintenant une aube grise et livide dans une maison qui dort. Antigone entr'ouvre la porte et rentre de l'extérieur sur la pointe de ses pieds nus [...] La nourrice surgit.