Couverture pour L'École des Femmes

Molière, L’École des Femmes
Lecture accompagnée



Quand Molière fait représenter L'École des Femmes en 1662, les spectateurs sont déroutés, car ils n'avaient jamais vu une pièce de cette forme ! Pour bien se rendre compte de leur étonnement, il faut savoir qu'à l'époque, la comédie, c'était surtout des farces, avec des plaisanteries grossières, du comique de situation, ou encore la commedia dell'arte avec des personnages stéréotypés et beaucoup d'improvisation.

Et là pour la première fois, on découvre une comédie en 5 actes et en alexandrins. Avec cette forme, Molière veut donner à la comédie ses lettres de noblesse : il veut en faire un genre sérieux, qui porte une réflexion morale et sociale.

Mais paradoxalement, c'est ça qui va choquer : plus la pièce rencontre de succès, et plus ses détracteurs vont l’attaquer avec des critiques que personne n'aurait songé à faire sur une farce ! C’est le début de ce qu’on a appelé : la Querelle de L’École des Femmes.

Cette pièce a produit des effets tout nouveaux, tout le monde l'a trouvée méchante et tout le monde y a couru. Les dames l'ont blâmée et l'ont été voir. Elle a réussi sans avoir plu et elle a plu à plusieurs qui ne l'ont pas trouvée bonne. Mais, pour vous en dire mon sentiment, c'est le sujet le plus mal conduit qui fût jamais et je suis prêt de soutenir qu'il n'y a point de scène où l'on ne puisse faire voir une infinité de fautes.
Jean Donneau de Visée, Nouvelles nouvelles, 1663.

Pour répondre aux critiques, Molière écrit alors une petite comédie en 1 acte : La Critique de l’École des Femmes.

DORANTE
Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l’art soient les plus grands mystères du monde… Je voudrais bien savoir si la règle de toutes les règles n’est pas de plaire et si une pièce qui a attrapé son but n’a pas suivi le bon chemin. [...] Mais, avec cela, je soutiens qu’elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ai lues, Dieu merci, autant qu’un autre ; et je ferais voir aisément que peut-être n’avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là.
Molière, La Critique de l’École des Femmes, 1663.

Je vais ainsi utiliser la Critique de l’École des Femmes pour éclairer la pièce elle-même, au fur et à mesure de son déroulement.

Acte I



Scène 1



Déjà, on peut dire que Molière respecte l’unité de lieu : toute la pièce se déroule au même endroit, sur une place de village.

Arnolphe vient d'annoncer à son ami Chrysalde qu'il a l'intention de se marier. Tout de suite, Chrysalde le met en garde, et il lui rappelle qu’il est le premier à se moquer des maris jaloux.

CHRYSALDE
Voulez-vous qu'en ami je vous ouvre le cœur ?
Votre dessein, pour vous, me fait trembler de peur ;
Et de quelque façon que vous tourniez l'affaire,
Prendre femme, est à vous un coup bien téméraire. [...]
[Ce que] je crains pour vous, c'est cette raillerie
Dont cent pauvres maris ont souffert la furie : [...]
Car vos plus grands plaisir sont, partout ou vous êtes,
De faire cent éclats des intrigues secrètes…


Arnolphe se défend : s'il se moque des maris cocus, c'est parce qu'on en voit trop dans cette ville, et qu'ils sont particulièrement ridicules. Il se met alors à énumérer plein d'exemples cocasses. C’est ici un comique lié à une observation juste et minutieuse de la société.

ARNOLPHE
L'un fait beaucoup de bruit, qui ne lui sert de guère ;
L'autre, tout en douceur, laisse aller les affaires,
Et voyant arriver chez lui le damoiseau,
Prend fort honnêtement ses gants, et son manteau. [...]
Enfin, ce sont partout des sujets de satire,
Et comme spectateur, ne puis-je pas en rire ?
Puis-je pas de nos sots…


CHRYSALDE
Oui : mais qui rit d'autrui
Doit craindre, qu'en revanche, on rie aussi de lui.


Dans cet échange, Molière autorise son spectateur à rire : sur le principe de l’arroseur arrosé, c’est Arnolphe lui-même qui nous invite à le prendre pour cible de la satire. Vous allez voir que chez Molière, le comique va souvent de paire avec la double énonciation : à travers les dialogues, l’auteur s’adresse indirectement au spectateur, qui en sait plus que les personnages qui se trouvent sur scène.

Mais Arnolphe a une solution qu'il trouve imparable : il va épouser une femme parfaitement innocente et bête, incapable de le tromper par la ruse. Bien sûr, ce sera un échec. Cette intrigue assure l’unité d’action de la pièce. Molière emprunte cette histoire au roman de Scarron La Précaution inutile qui est la traduction d’une nouvelle espagnole.

ARNOLPHE
Épouser une sotte, est pour n'être point sot [...]
Non, non, je ne veux point d'un esprit qui soit haut,
Et femme qui compose, en sait plus qu'il ne faut.
Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c'est qu'une rime ; [...]
Et c'est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m'aimer, coudre, et filer.


D'ailleurs, Arnolphe a déjà jeté son dévolu sur une jeune fille qu'il s'est employé à garder la plus innocente et bête possible. C’est là que commence la réflexion centrale de la pièce sur la condition féminine. Au XVIIe siècle, la jeune fille passe de l’autorité de son père, à celle de son mari, son éducation est confiée aux institutions religieuses. À travers la méthode d’Arnolphe, Molière va montrer l’absurdité et les dangers de ce système.

ARNOLPHE
Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique
C'est-à-dire ordonnant quels soins on emploierait,
Pour la rendre idiote autant qu'il se pourrait. [...]
L’autre jour (pourrait-on se le persuader ?),
Elle était fort en peine, et me vint demander,
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfants qu’on fait se faisaient par l’oreille.


Dès lors, Chrysalde n'ose plus contredire son ami. En ce début de pièce, Arnolphe ne semble pas particulièrement amoureux d’Agnès, il craint surtout le cocufiage comme une blessure de l’amour propre, mais cela va évoluer tout au long de la pièce.

C’est par la représentation des défauts que Molière compte corriger les mœurs des hommes. Ainsi, Arnolphe, qui veut posséder entièrement une jeune fille, comme un objet, est l’un des premiers personnages monomaniaques de Molière, comme Harpagon l’avare, Alceste le misanthrope, Argan le malade imaginaire, etc.

On apprend aussi qu'Arnolphe a changé de nom depuis peu : pour se donner un air noble, il se fait appeler Monsieur de la Souche. Chrysalde cite alors un roturier qui se fait appeler “Monsieur de L’Isle” : Molière se moque certainement de Thomas Corneille (le frère de Pierre Corneille) qui écrit aussi des pièces de théâtre, et qui vient de prendre le nom de Thomas Corneille de L’Isle...

Ce changement de nom, c’est aussi une information importante parce qu’il prépare évidemment des quiproquos à venir : tout le monde ne sait pas encore qu’Arnolphe se fait appeler Monsieur de la Souche.

Scène 2



Arnolphe rentre chez lui, et attend que ses serviteurs viennent lui ouvrir.

ARNOLPHE
[...] Ouvrez. On aura, que je pense
Grande joie à me voir, après dix jours d'absence.


ALAIN
Georgette [...] Ouvre là-bas.

GEORGETTE
Ma foi je n'irai pas !

ALAIN
Je n'irai pas aussi.

ARNOLPHE
Belle cérémonie
Pour me laisser dehors. Holà ho je vous prie [...]
Quiconque de vous deux n'ouvrira pas la porte,
N'aura point à manger de plus de quatre jours.


Après une première scène d'exposition assez riche en informations, Molière offre au spectateur une scène plus légère, propice au comique de gestes. Les deux valets se précipitent vers la porte, tout en gênant l’autre le plus possible, car chacun veut être le premier à ouvrir.

L’écrivain et essayiste Ramon Fernandez commente cette dimension gestuelle de l’école des Femmes :
Lire l’école des Femmes, sans se représenter la scène, sans jouer mentalement la pièce, revient à lire sans carte un chapitre de géographie. Les mouvements, les rythmes et les mots [...] désignent l’espace de la pièce.
Ramon Fernandez, La Vie de Molière, 1929.

On voit bien ici que Molière hérite de la tradition d’improvisation de la commedia dell’arte ! Ces petites scènes muettes où les acteurs improvisent des situations comiques, c’est ce qu’on appelle des lazzi. Vous allez voir qu’il laisse tout au long de la pièce une grande liberté de jeu et de mise en scène, notamment parce qu’il y a très peu de didascalies. Bref, une fois qu'Arnolphe est rentré, il demande des nouvelles d'Agnès.

ARNOLPHE
Lorsque je m'en allai, fut-elle triste après ?

GEORGETTE
Triste ! Non.

ARNOLPHE
Pourquoi donc…

GEORGETTE
Elle vous croyait voir de retour à toute heure ;
Et nous n'oyions jamais passer devant chez nous
Cheval, âne, ou mulet, qu'elle ne prît pour vous.


Scène 3



Entre alors Agnès, la jeune fille gardée par Arnolphe. Elle n’a pas lâché son ouvrage de couture.

ARNOLPHE
La besogne à la main, c’est un bon témoignage.
Hé bien, Agnès, je suis de retour du voyage,
Que faites-vous donc là ?


AGNÈS
Je me fais des Cornettes.
Vos chemises de nuit, et vos Coiffes sont faites.


Ici, Molière fait un clin d'œil au spectateur : les coiffes font référence aux cornes : une manière plaisante de désigner le cocu au XVIIe siècle.

ARNOLPHE
Héroïnes du temps, Mesdames les Savantes,
Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments,
Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
Vos lettres, billets doux, toute votre science,
De valoir cette honnête et pudique ignorance.


Attention, ces critiques d’Arnolphe à l’égard des précieuses et des femmes savantes sont très distinctes de celles que Molière fait dans Les Précieuses Ridicules et Les Femmes Savantes. En effet, Molière défend toujours un savoir et une éducation qui seraient source d’indépendance d’esprit. Or justement, les précieuses ridicules sont subjuguées par Mascarille, tandis que les femmes savantes sont manipulées par Trissotin, tout comme Agnès est asservie par Arnolphe.

Pour l’instant, Agnès contribue au comique de la pièce par sa naïveté. Tout l’enjeu de l’école des Femmes, c’est bien sûr de montrer l’évolution de ce personnage sous l’influence de l’amour.

Scène 4



Entre alors en scène Horace, le fils d’Oronte, un vieil ami d’Arnolphe. Il transmet à Arnolphe une lettre de son père, qui va bientôt venir avec un certain Enrique, qui lui-même revient des Amériques :

HORACE
Il m’écrit qu’en chemin ensemble ils vont se mettre
Pour un fait important que ne dit point sa lettre.


C’est une information importante car on peut déjà se douter que ce fameux Enrique va apparaître à la fin de la pièce. Molière prépare son dénouement dès le premier acte.

Ensuite, Arnolphe change de sujet et demande au jeune homme s’il a trouvé des divertissements dans la ville, il lui donne alors quelques conseils grivois :

ARNOLPHE
On trouve d’humeur douce et la brune et la blonde,
Et les maris aussi les plus bénins du monde ; [...]
Peut-être en avez-vous déjà féru quelqu’une.
Vous est-il point encore arrivé de fortune ?
Les gens faits comme vous font plus que les écus,
Et vous êtes de taille à faire des cocus.


HORACE
À ne vous rien cacher de la vérité pure,
J’ai d’amour en ces lieux eu certaine aventure, [...]
Je vous avouerai donc avec pleine franchise
Qu’ici d’une beauté mon âme s’est éprise. [...]
Simple, à la vérité, par l’erreur sans seconde
D’un homme qui la cache au commerce du monde,
Mais qui, dans l’ignorance où l’on veut l’asservir,
Fait briller des attraits capables de ravir ; [...]
C’est Agnès qu’on l’appelle.


ARNOLPHE, à part.
Ah ! je crève !

HORACE
Pour l’homme,
C’est, je crois, de la Zousse ou Souche qu’on le nomme : [...]
Et l’on m’en a parlé comme d’un ridicule.
Le connaissez-vous point ? [...] C’est un fou, n’est-ce pas ?


C’est à ce moment-là très précisément que le spectateur réalise le quiproquo sur lequel repose toute la pièce : Horace confie son histoire d’amour justement à celui qui retient la demoiselle prisonnière. Le comique vient donc aussi des mimiques d’Arnolphe qui est obligé de supporter ces confidences.

Le personnage d’Horace n’est pas inconnu du public : dans le théâtre italien, Horazio est un petit marquis frivole. Donc ici au début, il n’apparaît que comme un petit séducteur… Tout l’intérêt de la pièce sera de suivre l’évolution du personnage sous l’influence de l’amour qu’il va ressentir pour Agnès.

Quant à Arnolphe, c’est seulement quand il se retrouve seul qu’il peut laisser éclater sa douleur, pour le plus grand plaisir du spectateur. Exactement comme Phèdre, Arnolphe est obligé de garder sa souffrance pour lui-même. Dans sa volonté de faire de la comédie un genre sérieux et noble, Molière parodie des procédés tragiques, il remplace ainsi la terreur et la pitié par le rire. Selon les mises en scène, la dimension tragique du personnage d’Arnolphe peut être renforcée.

ARNOLPHE
Oh !… Oh ! que j’ai souffert durant cet entretien !
Jamais trouble d’esprit ne fut égal au mien.
Avec quelle imprudence et quelle hâte extrême
Il m’est venu conter cette affaire à moi-même ! [...]
Je tremble du malheur qui m’en peut arriver,
Et l’on cherche souvent plus qu’on ne veut trouver.


Dans sa Critique de l’École des Femmes, Molière va même jusqu’à inverser les valeurs traditionnelles : pour lui, il est plus difficile d’écrire une comédie qu’une tragédie :

DORANTE
Quand, pour la difficulté, vous mettriez un plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. [...] Lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature [...] et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.

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