Couverture pour Sido (1930) et Les Vrilles de la vigne

Colette, Sido, 1930.
L’épouvantail
Explication linéaire.



Extrait étudié



Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles, car l’Ouest, notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait pas de déguiser ses cerisiers en vieux chemineaux et coiffait ses groseilliers de gibus poilus. Peu de jours après, je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où elle bannissait les religions humaines…
— Chut !… Regarde…
Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair rosée…
— Qu’il est beau !… chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien qu’il n’attrape que les plus mûres…
— Mais, maman, l’épouvantail…
— Chut !… L’épouvantail ne le gêne pas…
— Mais, maman, les cerises !…
Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :
— Les cerises ?… Ah ! oui, les cerises…
Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant qui me foulait avec tout le reste, allégrement… Ce ne fut qu’un moment, – non pas un moment unique. Maintenant que je la connais mieux, j’interprète ces éclairs de son visage. Il me semble qu’un besoin d’échapper à tout et à tous, un bond vers le haut, vers une loi écrite par elle seule, pour elle seule, les allumait. Si je me trompe, laissez-moi errer.


Introduction



Accroche


• 1912, c’est la date de la mort de Sido, la mère de Colette.
• 1913, c’est la date de naissance de sa fille, Colette de Jouvenelle, qu’elle surnommera « Bel-Gazou ».
• Ce nom signifie « beau gazouillis » rappelant le chant de l’oiseau.
• Importance de la filiation, transmission de mère en fille que l’on retrouve dans l’œuvre de Colette et notamment dans Sido en 1930.

Situation


• Dans notre passage, la mère de Colette est fascinée par un oiseau, un merle, animal que l’on dit moqueur…
• Colette raconte cette anecdote d’enfance avec humour et poésie, laissant apparaître son double regard d’enfant et d’écrivain sur Sido, personnage maternel intrigant
• Cette anecdote du merle moqueur semble en dire long sur la soif de liberté de Colette elle-même…

Problématique


Comment cette anecdote d’enfance, rendant hommage à Sido et à son sens de l’observation de la Nature, révèle une quête d’identité plus profonde ?

Mouvements de l’explication linéaire


Notre extrait s’organise autour d’un passage de dialogue, qui sépare le récit d’un petit bilan qui tente déjà une interprétation.
1) Une anecdote d’enfance amusante et intrigante.
2) Un dialogue qui révèle plusieurs regards.
3) Un moment révélateur qui garde une part de mystère.

Axes pour un commentaire composé


I. Le plaisir d’observer la Nature
1) Une observation de la Nature
2) Un regard amusé et humoristique
3) Une description poétique
II. Un souvenir d’enfance touchant
1) Un témoignage autobiographique
2) Une personnage maternel intrigant
3) Plusieurs points de vue
III. Recherche d’un sens caché
1) Un mystère qui persiste
2) Efforts pour comprendre et expliquer
3) Un sens plus profond et spirituel ?





Premier mouvement :
Une anecdote d’enfance amusante et intrigante




Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles, car l’Ouest, notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait pas de déguiser ses cerisiers en vieux chemineaux et coiffait ses groseilliers de gibus poilus. Peu de jours après, je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où elle bannissait les religions humaines…


Un témoignage autobiographique


• Première personne : Colette parle d’elle-même enfant.
• Sido est observée « je l’ai vue … je trouvais ma mère ».
• Subordonnée infinitive « je l’ai vue suspendre » verbe de perception.
• Jeu de regards « la tête à la rencontre du ciel ».
⇨ La petite fille observe les activités de sa mère.

L’exemple donné par le voisin


• Lien logique qui introduit la cause « car l’Ouest notre voisin ».
• Les merles volent d’un cerisier à l’autre : « un cerisier » renvoie à « ses cerisiers » (article indéfini devient article possessif).
• Le voisin fait peur aux merles par ses « éternuements en série ».
• Allitérations en S et R « secoué d’éternuement … série … ses cerisiers … ses groseillers … gibus » semblent imiter cette toux.
⇨ Les merles viennent de chez le voisin, phénomène naturel.

Un jeu humoristique avec les personnifications


• Personnification de « l’Ouest » à travers le voisin enrhumé. Le point cardinal est un vent, un personnage.
• Personnification des cerisiers « déguisés », des groseillers « coiffés ».
• Le complément du nom « en vieux chemineaux » donnent à voir des personnages habillés de guenilles. (le chemineau est un vagabond, à ne pas confondre avec le cheminot employé des chemins de fer).
• Les « gibus poilus » semblent réconforter le voisin frileux.
⇨ Ces personnifications révèlent un certain humour.

Comment se manifeste cet humour de Colette ?


• On dit le merle « moqueur » car son cri ressemble à un rire quand il s’envole. L’humour est bien présent dans ce passage.
• La litote « ne manquait pas » : il habille ses arbres tous les ans.
• Insistance ironique sur la peur « épouvantail à effrayer » précisant que l’épouvantail doit épouvanter.
• L’épouvantail entre en concurrence avec un voisin « enrhumé et doux » et des bouts de laine « gibus poilus ».
⇨ Cet humour interroge en fait les motivations de Sido, qui semble seulement imiter le voisin.

En quoi l’attitude de Sido est-elle intrigante ?


• Le passé composé est intrigant « je l’ai vue » car l’action doit avoir des conséquences dans le présent.
• Deux phrases séparées par « Peu de jours après » : quel lien entre les deux événements ?
• L'imparfait remplace le passé composé « je trouvais ». L'imparfait inscrit cette action dans la durée, sans lui donner de limites précises. C'est une attitude qui révèle quelque chose de constant chez Sido.
• Paradoxe (association étrange d’idées) « passionnément immobile ».
⇨ On ne peut pas expliquer complètement l’attitude de Sido pour le moment, ce qui crée un effet de suspense.

Un mystère qui semble pourtant avoir un sens profond


• On trouve une certaine verticalité : l’épouvantail « suspendu », les cerisiers qui seraient des « chemineaux » géants.
• Le « ciel » évoque tout de suite la spiritualité, les « religions ».
• En excluant les « religions humaines » au pluriel, Colette évoque une religion plus « naturelle ».
• Symbole de l’épouvantail ? Le bien et le mal, la menace de l’enfer ?
• Le paragraphe se termine par des points de suspension.
⇨ Il faut entrer dans le dialogue pour comprendre l’enjeu de ce passage.



Deuxième mouvement :
Un dialogue qui révèle plusieurs regards




— Chut !… Regarde…
Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair rosée…
— Qu’il est beau !… chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien qu’il n’attrape que les plus mûres…
— Mais, maman, l’épouvantail…
— Chut !… L’épouvantail ne le gêne pas…
— Mais, maman, les cerises !…
Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :
— Les cerises ?… Ah ! oui, les cerises…



Une invitation Ă  observer la nature


• L’interjection « chut ! » revient deux fois en anaphore rhétorique.
• L’impératif « regarde » : mobiliser le sens de l’ouïe et de la vue.
• Autre anaphore rhétorique « Et tu vois … » insiste sur le verbe voir.
• Les démonstratifs guident le regard « cette arrogance … ce tour ».
• La conj. de coo. multipliée (polysyndète) « Et ce tour … Et remarque ».
• Les points de suspension laissent le loisir d’entendre et de voir.
⇨ Une observation à la fois précise et émerveillée.

En quoi cette observation est-elle méticuleuse ?


• Les possessifs « sa patte … sa tête » et la voix pronominale « il se sert » : portrait en mouvement d’un oiseau.
• Regard allant de « sa patte » à « sa tête » et enfin au « tour de bec ».
• Image dynamique « mouvements de tête … tour de bec ».
• Les pluriels insistent « les mouvements … les plus mûres ».
⇨ Vers l’hypotypose (description saisissante et animée ».

Comment se traduit l’admiration et l’émotion ?


• Les nombreuses exclamations révèlent l’émotion de Sido.
• Évidence de l’admiration avec la proposition exclamative « qu’il est beau » : un simple verbe d’état suivi d’un attribut « beau ».
• Allitération en CH : « chut » renvoie à « chuchotait ma mère ».
• Sido ne veut pas effrayer l’oiseau mais veut tout de même partager ce moment avec sa fille.
⇨ Un moment magique qui a une dimension poétique.

En quoi pouvons-nous parler d’une description poétique ?


• Nuance complexe des couleurs « noir oxydé de vert et de violet ».
• Métaphore du métal pour les plumes : l’oxydation verte et violette évoque le bronze : sculpture en mouvement.
• Métaphore des cerises en petits êtres vivants à la « chair rosée ».
• La restriction « que les plus mûres » est sensuelle : les plus colorées, parfumées, savoureuses.
⇨ Ces images révèlent aussi le regard de l’enfant.

Comment se traduit le regard de l’enfant dans ce passage ?


• Les verbes à l’imparfait révèlent un massacre des cerises « piquait … buvait … déchiqueter » (avec la gradation en intensité).
• Le récit est redoublé par le discours de la mère qui donne à voir chaque étape de ce repas de cerises.
• Évolution chronologique des actions : du coup de « patte » jusqu’au dévidage du « noyau ».
• Le nom commun « arrogance » traduit justement ce qui gêne Colette, c’est que justement « l’épouvantail ne le gêne pas ».
⇨ Écart entre le regard de l’enfant et celui de sa mère, observé par la narratrice plus âgée.

Comment est révélé cet écart entre les deux points de vue ?


• Colette enfant doit s’y reprendre à deux fois, avec un effet de parallélisme « Mais, maman ».
• Double regard « l’épouvantail ne le gêne pas » : justement !
• La deuxième fois, « l’épouvantail » laisse place à « les cerises ».
• Le moment de prise de conscience est au passé simple « ramena ».
⇨ Ce moment spécial où Sido réalise le point de vue de sa fille est un peu comme le dénouement d’un petit récit.

Comment est révélé ce moment de prise de conscience ?


• Le verbe de mouvement « ramena sur la terre » est descendant : le rêve élevé laisse place à une réalité plus triviale.
• La couleur même des yeux accompagne ce mouvement vers le sol « couleur de pluie ».
• La répétition du nom « cerises » prend une autre signification la deuxième fois (antanaclase) : le repas de l’oiseau est aussi la récolte à venir de la famille de Colette.
• La prise de conscience de Sido se trouve dans l’intervalle des points de suspension, qui sont suivis par l’interjection « Ah ! »
⇨ La fin de l’anecdote sera révélatrice, commentée par Colette adulte.



Troisième mouvement :
Un moment révélateur qui garde une part de mystère




Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant qui me foulait avec tout le reste, allégrement… Ce ne fut qu’un moment, – non pas un moment unique. Maintenant que je la connais mieux, j’interprète ces éclairs de son visage. Il me semble qu’un besoin d’échapper à tout et à tous, un bond vers le haut, vers une loi écrite par elle seule, pour elle seule, les allumait. Si je me trompe, laissez-moi errer.


Un indice éphémère


• CC de lieu « dans ses yeux » : au-delà des paroles.
• Passé simple « passa » avec la restriction « ce ne fut » actions qui ne durent pas.
• Le numéral « qu’un moment » insiste sur son aspect éphémère.
• Pronom démonstratif pour désigner un moment « ce ne fut ».
⇨ Déchiffrer et expliquer des signes mystérieux.

Un paradoxe mystérieux


• Paradoxe « frénésie riante » l’exaltation violente de la frénésie est d’habitude associée à la colère.
• Épanorthose (reformulation) en deux mots à chaque fois « frénésie riante … universel mépris … dédain dansant ».
• Personnification des émotions : « riant … dansant ».
⇨ Une émotion paradoxale euphorique.

Une Ă©motion euphorique


• Allitération en D « dédain dansant » musical et festif.
• Chiasme : ce qui est festif encadre ce qui est insolent « riant … mépris … dédain … dansant ».
• Métaphore « foulait » : image de la danse qui piétine le sol.
• L’adverbe long « allégrement » : allégresse et musicalité (allegro).
• Moment de suspension qui exprime l’émotion (aposiopèse).
⇨ Une joie inexprimable, qui a une dimension spirituelle.

Quelque chose d’absolu


• Groupe déterminant qui totalise « tout le reste ».
• Pronoms indéfinis coordonnés : « échapper à tout et à tous ».
• Adjectif « universel mépris ».
• Métaphore filée « ces éclairs » qui se trouvent dans les « yeux couleurs de pluie ». Le regard de Sido est un ciel.
• Une religion sans dogmes « une loi écrite pour elle seule ».
⇨ Une liberté spirituelle difficile à exprimer en mots.

Efforts pour comprendre et expliquer


• Rectification « non pas un moment unique ».
• Modalisations (nuancent le propos) « une sorte de … j’interprète … il me semble ».
• Parataxe (plusieurs subordonnées). « qui me foulait … qu’un besoin… » avec l’indéfini « un besoin ».
• Subordonnée circonstancielle d’hypothèse « si je me trompe ».
• Épanorthose + parallélisme « par elle seule, pour elle seule » : trait de personnalité unique ?
⇨ En fait l’anecdote en dit long sur Colette elle même.

Le regard de l’écrivain


• Répétition de la première personne « je me trompe » avec le pronom personnel tonique « laissez-moi ».
• Le CC de T « Maintenant » est un déictique : nous rejoignons la situation d’énonciation.
• Le présent d’énonciation « je la connais … j’interprète … je me trompe » est le présent de l’écriture.
• L’acte d’écrire était celui de sa mère « une loi écrite par elle seule ».
• La narratrice s’adresse aux lecteurs à l’impératif « laissez-moi errer. »
• Métaphore du voyage sans but « errer ». Errance finale qui nous invite à interpréter nous aussi tout ce passage.
⇨ L’hommage à sa mère cache de nombreux sens cachés

Une grande métaphore cachée dans les analogies ?


• Liens entre le merle, son « arrogance » et « l’universel dédain ».
• Liens entre le plaisir de manger des cerises et la « frénésie riante ».
• Liens cachés entre « l’épouvantail », le voisin frileux qui transforme ses cerisiers en chemineaux, et les « religions humaines ».
• Lien entre les oiseaux et le « bond vers le haut » auquel Colette nous invite à travers cet hommage à sa mère.
⇨ Goût de Colette pour la liberté.


Conclusion




Bilan


• Dans notre passage, Colette raconte une anecdote d’enfance. Sa mère l’invite à regarder la nature, avec admiration et passion. Ce plaisir se ressent à travers la poésie du passage, mais aussi, l’humour de l’écrivain.
• Le regard de l’enfant qui tente de comprendre sa mère, le regard de l’écrivain qui cherche à élucider et interpréter ces moments spéciaux, révèlent bien un projet littéraire très personnel.
• Derrière cette anecdote se cache en effet un symbole très profond, une soif de liberté, un dédain à l’égard des dogmes humains, une profonde philosophie de vie.

Ouverture


Cette liberté et cette inventivité évoque les danses de Loïe Füller à la même époque. Cette danseuse aux longs voiles brise les conventions de l’époque pour inventer des mouvements inspirés des oiseaux.



Loie Fuller, Danse avec ses voiles, vers 1900 (AI enhanced).

⇨ Colette, Sido 💼 Le merle et l'épouvantail (extrait étudié au format A4 PDF)