Rousseau, Les Confessions, 1765
Livre premier, préambule
Commentaire composé
Extrait étudié
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait
comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là » .
Introduction
Lorsqu’il commence à rédiger ses Confessions, Jean-Jacques Rousseau a conscience qu’il commence un projet novateur. Avant d’aboutir à la version que nous avons sous les yeux, il rédige un manuscrit dit de Neuchâtel, dans lequel il écrit : “il faudrait pour ce que j'ai à dire inventer un langage aussi nouveau que mon projet”. Ainsi, l’écriture de ce prologue est extrêmement travaillée, Rousseau veut faire comprendre autant qu’il veut plaire à son public. Il met en place les bases de ce qui deviendra plus tard le genre autobiographique. Il affirme aussi vouloir faire une œuvre utile pour les philosophes. Les Confessions doivent avoir une dimension exemplaire, devenir “une pièce de comparaison pour l’étude du cœur humain”.
De son expérience particulière, Rousseau veut tirer un enseignement pour les humains. Mais le discours de Rousseau n’est pas un discours philosophique, rationnel et logique. C’est justement par le langage des émotions et par la sincérité que Rousseau compte atteindre son but. Il ne cherche pas à faire une démonstration, un raisonnement, au contraire il se donne la liberté d’exprimer ses émotions, et il assume l’aspect subjectif de son témoignage. Au concept de Vérité, Rousseau oppose celui d’authenticité. Pour réaliser cela, il doit préparer son lecteur à entendre à la fois le bien et le mal, il va lui demander de suspendre son jugement.
Problématique
Comment Rousseau, dans ce passage, nous présente un projet littéraire novateur, dont l’intention philosophique débouche sur un discours très personnel, invitant le lecteur dans cette même recherche de l’authenticité.
Annonce du plan
D’abord nous allons voir la dimension littéraire de l’écriture de Rousseau. Il pose les bases d’un nouveau genre, et invente un langage adapté aux mouvements de la pensée, allié à une véritable recherche esthétique.
Ensuite, nous verrons que Rousseau propose un projet philosophique, inscrit dans le mouvement des lumières, il se présente comme un être humain parmi ses semblables, et se donne ainsi en exemple pour démêler des questions qui touchent aux valeurs humaines, au bien et au mal.
Enfin, ce passage révèle que le projet de Rousseau est une recherche d’authenticité. Il prépare le lecteur à un discours sincère mais subjectif, il lui demande d’être bienveillant.
I - Les Confessions sont avant tout un projet littéraire
1) Les spécificités du genre autobiographique
C’est une première partie un peu théorique, qui nous permettra de rappeler rapidement les traits caractéristiques de l’autobiographie. Dans ce préambule, Rousseau affirme plusieurs choses : d’une part il écrit sous son propre nom, il est l’auteur de ce récit et sa signature apparaîtra sur la couverture du livre. D’autre part, il est aussi le narrateur : il s’exprime à la première personne. “Je” (l.1) est le premier mot du texte, et les occurrences de la première personne dans ce passage se comptent par dizaines. Enfin, il est à la fois le personnage principal et le sujet de son livre : “cet homme, ce sera moi” (l.3)
Le mot “autobiographie” n’existe pas au XVIIIe siècle, le mot a été forgé au XIXe, et les critères de l’autobiographie ont été mis en place dans les années 70 par Philippe Lejeune dans un ouvrage intitulé “Le pacte autobiographique”. Cette identité entre les trois instances auteur, narrateur, personnage est un premier critère. Le deuxième critère, c’est de faire du moi le sujet principal de l'œuvre. On pourra ainsi distinguer par exemple le genre autobiographique de celui des Mémoires, dans lequel l’auteur et le narrateur se confondent, mais dont le sujet est l’Histoire.
Enfin, dans le pacte autobiographique, il faut une caution de réalité : l’auteur-narrateur s’engage à ne pas nous mentir. Rousseau fait plusieurs fois cette promesse, de se peindre “dans toute la vérité de la nature (l.3). Autre exemple : “Je forme une entreprise”(l.1) cette phrase est plus qu’une simple affirmation, elle provoque le commencement du projet lui-même. On parle de la dimension performative du langage quand les mots ont la valeur d’un acte. C’est le cas de cette phrase, qui engage le projet dans la réalité et la vérité. Le romancier ne peut pas écrire “je commence l’écriture d’un roman” sans justement sortir de la fiction. Rousseau nous fait ainsi entrer dès le début dans une démarche de vérité.
2) Rousseau crée une attente et des questionnements pour mieux intéresser son lecteur
Conscient de la dimension novatrice de son projet, Rousseau ménage ses effets de surprise. “Une entreprise qui n’eut jamais d’exemple” (l.1) En fait, St Augustin a bien écrit des Confessions à la fin du IVe siècle. Rousseau laisse donc entendre qu’il se détache de ce modèle, son projet n’est pas la quête de Dieu. Le lecteur se demande quelle est la quête qui se cache derrière ce projet : une quête de l’homme, une quête de la vérité ?
C’est aussi une entreprise “dont l’exécution n’aura point d’imitateur” (l.2) Rousseau passe du passé au futur, créant à nouveau la surprise et l’attente. Cette fois le lecteur se demande : comment imaginer une originalité telle qu’elle ne saura être imitée ? La réponse à cette question est alors mise en scène à travers les thèmes successifs de sa phrase : “Je veux montrer un homme [...] et cet homme [...] ce sera moi” (l.3) À cette longue phrase succède une phrase très courte, sans verbe : “Moi seul” (l.4) comme un coup de théâtre.
On comprend que l’originalité de l'œuvre réside dans le fait que le sujet est unique. L’anaphore rhétorique “comme aucun” (l.5) insiste sur cette dimension. L’affirmation de son individualité, la revendication de ses différences ne sont pas des marques d’orgueil, car il ne se met pas au-dessus de ses semblables : “si je ne vaux pas mieux, du moins je suis autre” (l.6) il faut le comprendre comme un argument pour amener le lecteur à découvrir ce qui fait le fondement de son projet : sa dimension introspective.
La question des valeurs peut ainsi être vue sous l’angle littéraire. Le jugement est comme un privilège accordé au lecteur patient : “c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu” (l.8) Ce défi au lecteur l’amène justement à continuer sa lecture.
3) Rousseau annonce d’emblée la dimension esthétique et originale de son œuvre
Plusieurs passages nous font comprendre que les confessions ne seront pas un discours didactique, mais bien un récit avec des histoires, avec une écriture travaillée. Rousseau parle des “ornements” (l.14) qui lui permettent de combler le défaut de sa mémoire. Il concilie de cette manière l’exigence de vérité avec l’intérêt esthétique de l'œuvre. Les ornements, ce sont justement les parties décoratives d’une chose qui est par ailleurs utile : un meuble, un bâtiment. Il choisit donc un mot à la limite de l’art et de l’artisanat.
Par la suite, Rousseau emploie le mot “sublime” : je me suis montré … sublime quand je l’ai été” (l.18) le mot est fort, il a un sens commun, et un sens artistique. Il faut comprendre ce mot dans ce deuxième sens ici. Le sublime, c’est ce qui touche aux sentiments les plus élevés, notamment dans la tragédie. On touche par exemple au sublime quand une personne se sacrifie par amour. En employant ce mot, en cette fin du XVIIIe siècle, Rousseau laisse entendre au lecteur des intrigues romanesques, des situations théâtrales. Il écrira d’ailleurs dans l’épisode sur madame Basile, qu’il aurait “mille fois sacrifié son bonheur à celui de la personne qu’il aimait”.
Plusieurs fois, Rousseau identifie complètement son ouvrage et sa vie : “voilà ce que je fus” l.11 fait une assimilation entre son existence, et le contenu du livre, désigné par l’adverbe “voilà ”. Rousseau fait ainsi de la matière de sa vie la matière de son oeuvre, et il laisse à la nature le soin d’être l’auteur de sa vie : “la nature a-t-elle bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté ?” (l.7) Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire utilisé ici est un vocabulaire artistique. Le moule permet de réaliser des statues. Techniquement, le moule peut servir à fabriquer la même pièce en série, sauf, justement, quand la statue est obtenue en brisant le moule. Rousseau par cette métaphore réaffirme l’originalité de son sujet et la dimension esthétique de son œuvre.
Transition vers la deuxième partie
Le travail de l'écriture de Rousseau n'est pourtant pas purement esthétique et désintéressé. Il sert un projet, et propose des pistes de réflexion philosophique.
II - Rousseau forme ce projet pour répondre à des questions philosophiques
1) Il prend la posture d’un écrivain des Lumières
Dans ce passage, Rousseau affirme sa volonté de contribuer à la grande réflexion philosophique sur l’être humain. Ainsi, même s’il affirme son individualité, il se présente en même temps comme un homme comme les autres: “je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature”. Le complément du verbe “montrer”, “à mes semblables” indique bien que Rousseau ne se met pas au-dessus des autres hommes. Cela est renforcé par l’article indéfini “un” qui est employé ici : “un homme”. Ce paradoxe : chaque humain est à la fois semblable et différent des autres justifie le questionnement philosophique.
En tant que philosophe des Lumières, Rousseau s’attache à découvrir l’homme “dans toute la vérité de la nature”. Le terme “nature” qu’il emploie ici pour parler de l’homme en général, est ensuite employé à nouveau pour parler de lui-même : “la nature a brisé le moule dans lequel elle m’a jeté”. Les mots “nature” et “vérité” révèlent l’intention philosophique de l’auteur. Son sujet n’est pas un homme (ce serait de la psychologie) ou un groupe d’hommes (ce serait de la sociologie), mais bien la catégorie des êtres humains. Il précise “ceux qui existent” (l.6) c’est bien un projet philosophique qui recherche une vérité.
Ainsi, Rousseau va utiliser une méthode pratiquement expérimentale. Avec les Confessions, il se présente comme un échantillon d’humanité, un exemple à partir duquel on pourra faire des généralisations. Ainsi, nous retrouvons dans ce texte plusieurs aller-retour entre le particulier et le général. " Je sens mon coeur et je connais les hommes” ici, le pronom possessif “mon” s'oppose à "les hommes" au pluriel : on passe du particulier au général. La fameuse longue phrase “un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi ; moi seul” est une épanadiplose. Cette figure de style consiste à enchaîner les thèmes de fil en aiguille, comme dans la comptine “trois petits chats, chapeau de paille etc.” Ici, nous avons “un homme”, "cet homme”, “moi”, “moi seul” opérant un mouvement du général au particulier. Puis Rousseau fait le mouvement dans l’autre sens “l’innombrable foule” (l.19) devient plus tard “chacun d’eux” (l.21), et il termine sur le particulier “cet homme-là ” (l.24).
2) Le texte témoigne d’une forte volonté de découvrir une vérité
D’abord, Rousseau va distinguer ce qui est certain, et ce qui ne l’est pas, il va séparer le domaine de la certitude et celui du doute. Cela sera visible dans la progression de sa pensée : “je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus” (l.4-5) la phrase est assertive, car il parle de ce qu’il a vu. “J’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent” (l.5-6) ici, il ajoute des précautions, les deux verbes “oser” et “croire” viennent s’intercaler devant le verbe être et le nuancer. On appelle ça des modalisateurs. On retrouve le même procédé un peu plus loin : “j’ai pu supposer vrai” (l.15) est une tournure qui prend des précautions, et qui implique ensuite une tournure modalisée “avoir pu l’être” (l.16). Cette tournure s’oppose à la certitude : “jamais ce que je savais être faux” (l.16).
En même temps, Rousseau a une volonté d’exhaustivité, c'est-à -dire qu’il veut tout dire. La phrase “je n’ai rien tu” (l.12) est une figure de style qui s’appelle la litote : une double négation qui équivaut à une affirmation. Ici on peut traduire en “j’ai tout dit”. Rousseau insiste sur cet aspect : le mot “rien” est répété deux fois (l.12-13) créant un rythme dans la phrase : “je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon” (l.12-13) c’est ce qu’on appelle une anaphore rhétorique.
3) La réflexion philosophique de Rousseau est une recherche éthique, c’est à dire qu’il pose la question du bien et du mal
Le vocabulaire des valeurs, les mots utilisés dans le langage pour distinguer le bien du mal est ce qu’on appelle un vocabulaire axiologique. Le texte de Rousseau dérive progressivement d’un vocabulaire neutre axiologiquement, à un vocabulaire impliqué. Les premiers verbes “former” (l.1), “montrer” (l.2), “sentir” et “connaître”, relèvent sont objectifs, presque scientifiques. Puis viennent des verbes “croire” (l.5), valoir (l.6), juger (l.8).
Le bien et le mal sont sans cesse mis en balance “méprisable et vil” (l.17) est compensé par la gradation “bon, généreux, sublime” (l.17) L’image de la balance est même représentée par la syntaxe : “j’ai dit le bien et le mal … je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon”. Nous avons dans l’ordre “bien” “mal” “mauvais” “bon”. Cette structure en miroir qui représente une balance, c’est une figure de style qui s’appelle un chiasme.
“Si je ne vaux pas mieux” (l.6), “si la nature a bien fait ou mal fait” (l.7) : la question du jugement est à chaque fois introduite par une condition “si”. Le verbe “juger” (l.8) est utilisé dans une phrase restrictive. Qu’est-ce qu’une structure restrictive ? C’est la négation suivie de “que” : “on ne peut que”. Les structures restrictives viennent limiter un propos, le nuancer, le conditionner. “Je fus meilleur que cet homme là ” (l.24) est une affirmation, mais elle est fortement mise à distance, c’est un discours rapporté “qu’un seul te dise”, il est soumis à une condition “s’il l’ose”, et il est lui-même imbriqué à l’intérieur d’un autre discours rapporté “je dirai” (l.11)
Transition vers la troisième partie
En fait, Rousseau propose au lecteur de suspendre son jugement avant d’avoir lu le livre, et avant d’avoir lui-même fait un examen de conscience. Savoir suspendre son jugement, c’est une posture de philosophe, mais c’est aussi une attitude bienveillante que Rousseau demande à son lecteur. Il est prêt à se dévoiler avec sincérité, mais du coup il demande au lecteur d’être compréhensif.
III - Avec les Confessions, Rousseau recherche une authenticité qui touche aussi aux sentiments, aux émotions, à la subjectivité.
1) Rousseau partage un point de vue personnel, subjectif.
Le langage rationnel “je connais” (l.4) va s’opposer au langage des sentiments “je sens mon coeur” (l.4) Rousseau va chercher à créer des émotions chez son lecteur : “qu’ils gémissent, qu’ils rougissent” (l.20-21). Ces phrases sont injonctives, la structure répétée “que” + subjonctif rend compte de la volonté très forte de l’auteur : on dirait qu’il s’adresse en effet à chaque homme de cette foule. Il a un style oratoire.
Ce langage des émotions est nécessaire pour transmettre une chose essentielle, qui fait partie du pacte de lecture de l’autobiographie : la sincérité. Cette sincérité est gage de crédibilité : “je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus” (l.11) Cette gradation part des actions “faire”, passe par ce qui est invisible, intérieur, les pensées, pour finir sur quelque chose de définitoire, d’existentiel “ce que je fus”. Rousseau affirme : “j’ai dévoilé mon intérieur” (l.18) : il va plus loin que la simple apparence, il recherche en profondeur. Dès lors, la subjectivité autorise justement un point de vue personnel, influencé par les émotions.
Ainsi, on peut se demander dans quelle mesure la vérité est déformée par les propos de Rousseau. Sa volonté de tout dire se heurte au “défaut de mémoire” (l.15) Rousseau va minimiser les conséquences de ces défauts de mémoire : “quelque ornement indifférent” (l.14) l’article indéfini “quelque” est imprécis, il diminue leur impact. Mais Rousseau admet : “j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être”. Pourtant cette concession peut être comprise comme une marque de sincérité : il est bien conscient du fait que le filtre de la subjectivité peut déformer la réalité. Le fait pour Rousseau de raconter les choses, non pas objectivement, mais telles qu’il les a vécues, est justement un gage de sincérité et d’authenticité.
2) La recherche d’une authenticité complète et pure
Rousseau s’adresse aux hommes, et leur donne la possibilité de le juger, à condition qu’ils lisent ses confessions. C’est le sujet de la première partie du texte, les deux premiers paragraphes. Dans la deuxième partie du texte, Rousseau change d’interlocuteur : il s’adresse à Dieu directement. Il met alors en place une scène virtuelle, une scène de jugement dernier. Le but de ce passage n’est pas religieux, ce n’est pas la démarche de St Augustin, il n’y a d’ailleurs pas de majuscules aux termes qui désignent Dieu “souverain juge” , “tu l’as vu toi-même”. C’est simplement l’image d’un être parfait, il représente un absolu : il voit tout, il sait tout, il est omniscient, il est donc le seul à être véritablement en capacité de juger. Voilà pourquoi il est d’emblée désigné par la périphrase “le souverain juge” (l.10).
“Je me suis montré tel que je fus” (l.17) est une phrase construite en parallèle avec la suivante “tel que tu l’as vu toi-même”. Une équivalence est ainsi tracée entre ces phrases. Le livre des Confessions est l’équivalent de sa vie : “que chacun d’eux découvre son coeur aux pieds de ton trône” (l.22) Rousseau s’inspire alors d’un passage de l’Apocalypse de Saint Jean : «Et je vis les morts, les grands et les petits, qui se tenaient devant le trône. Des livres furent ouverts. Et un autre livre fut ouvert, celui qui est le livre de vie. Et les morts furent jugés selon leurs œuvres, d'après ce qui était écrit dans ces livres.» Dans ce passage, les vies sont aussi des livres. L’authenticité que Rousseau recherche a une dimension mystique, en tout cas métaphysique.
3) Ce passage demande au lecteur d’être bienveillant
Dans la deuxième partie de ce texte, Rousseau fait un bon temporel : il passe d’un présent “je forme une entreprise” (l.1) à un futur “je viendrai, ce livre à la main” (l.10) a un passé “Voilà ce que j’ai fait” (l.11) Au moment de commencer son livre, Rousseau voit déjà le moment où il est terminé. Ce raccourci lui permet de donner un sens à son œuvre : la finalité de l'œuvre, c’est justement la fin de l'œuvre. Les Confessions vont alors apparaître comme un miroir pour les lecteurs, qui pourront y voir, non pas leurs propres fautes, mais leur propre humanité.
“Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables” (l.19-20) Dans la scène virtuelle de jugement dernier, les lecteurs, les autres humains ne sont pas absents. Ils réapparaissent à la fin. Après s’être adressé au lecteur seul, puis à Dieu, Rousseau s’adresse à chaque humain individuellement : “que chacun d’eux découvre à son tour son cœur avec la même sincérité” (l.21-23). Rousseau ne se met pas au-dessus des autres hommes, au contraire, il se met parmi eux. Il n’utilise pas le mot “péché” car ce n’est pas un discours religieux, il utilise le mot “meilleur” : “qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là ” (l.24) “cet homme-là ”, qui vient clore notre passage, est un écho à “cet homme ce sera moi” (l.3) qui ouvre le texte. La compréhension et l’indulgence que Rousseau demande à ses lecteurs se fonde sur leur similitude d’être humain.
Conclusion
Dans ce passage, Rousseau annonce son projet des Confessions, et prépare le lecteur à le découvrir. Cette œuvre a plusieurs objectifs complémentaires. Du côté littéraire, Rousseau invente un genre, il veut raconter des histoires et intéresser son lecteur. Du côté philosophique, il propose une réflexion sur l’homme, et se présente comme un exemplaire d’être humain. Enfin, d’un point de vue plus personnel, Rousseau va faire un examen de conscience : il va démêler son passé pour mieux le comprendre, pour mieux se le réapproprier.
Le lecteur a aussi un rôle dans ce projet, il est en miroir vis à vis de Rousseau : semblable, mais différent, en position de juger, mais avec un regard bienveillant. Il est capable de se mettre à la place de l’auteur, de vivre et de souffrir les mêmes douleurs que lui. À travers ce prologue, Rousseau donne au lecteur l’histoire de sa vie, en échange de quoi il va lui demander de la vivre avec empathie.