Maupassant, Le Horla
Le 12 mai
(Commentaire composé)
Extrait étudié
12 mai. — J’ai un peu de fièvre depuis quelques jours ; je me sens souffrant, ou plutôt je me sens triste.
D’où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l’air, l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages mystérieux. Je m’éveille plein de gaieté, avec des envies de chanter dans la gorge. — Pourquoi ? — Je descends le long de l’eau ; et soudain, après une courte promenade, je rentre désolé, comme si quelque malheur m’attendait chez moi. — Pourquoi ? — Est-ce un frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé mes nerfs et assombri mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre cœur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables ?
Comme il est profond, ce mystère de l’Invisible ! Nous ne le pouvons sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin, ni les habitants d’une étoile, ni les habitants d’une goutte d’eau… avec nos oreilles qui nous trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l’air en notes sonores. Elles sont des fées qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par cette métamorphose donnent naissance à la musique, qui rend chantante l’agitation muette de la nature… avec notre odorat, plus faible que celui du chien… avec notre goût, qui peut à peine discerner l’âge d’un vin !
Ah ! si nous avions d’autres organes qui accompliraient en notre faveur d’autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour de nous !
16 mai. — Je suis malade, décidément ! Je me portais si bien le mois dernier ! J’ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement fiévreux, qui rend mon âme aussi souffrante que mon corps. J’ai sans cesse cette sensation affreuse d’un danger menaçant, cette appréhension d’un malheur qui vient ou de la mort qui approche, ce pressentiment qui est sans doute l’atteinte d’un mal encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair.
Introduction
Dans Le Horla, tout est fait pour entraîner le lecteur dans la peur : il suit au jour le jour la vie du narrateur qui consigne ce qui lui arrive dans un journal. Petit à petit, surviennent dans la vie réelle des phénomènes qui ne peuvent s’expliquer que par le surnaturel, ou l’hallucination. Ce surgissement de l’inexplicable dans une réalité quotidienne, c’est cela qui donne sa dimension fantastique au texte. Si vous souhaitez en savoir plus sur la notion de fantastique, vous pouvez vous reporter à l’ouvrage de Todorov : Introduction à la Littérature Fantastique. C’est un essai dans lequel il distingue le merveilleux, l’étrange et le fantastique. Nous aurons l’occasion d’en reparler tout à l’heure.
Notre passage n’est pas le tout début de la nouvelle, mais il intervient juste après le premier jour. Les éléments qui vont faire basculer le récit sont mis en place, le lecteur est préparé aux thématiques qui vont venir : l’invisible, l’impalpable, le mystère. La démarche scientifique, qui part du monde sensible pour comprendre les phénomènes, va être progressivement mise en échec. Maupassant emmène le lecteur dans un monde où les repères sont brouillés. Ce premier passage va déstabiliser le lecteur pour mieux l’entraîner dans l’angoisse du narrateur.
Problématique
Comment Maupassant prépare-t-il le lecteur à suivre le personnage principal narrateur dans son expérience inquiétante : la rencontre avec quelque chose qui défie les sens et l’explication rationnelle.
Annonce du plan
D’abord nous allons voir comment le genre même de la nouvelle permet à Maupassant de faire pressentir une évolution rapide de la situation vers le pire : les pressentiments néfastes du narrateur sont transmis au lecteur de manière subtile.
Ensuite, nous verrons que tous les repères rationnels et sensoriels sont frappés de suspicion. La confiance naturelle de l’homme en ses sens et en sa raison sont précisément remis en question : cela ne laisse de place qu’au doute, et c’est sur ce doute que se construira la suite de la nouvelle.
Enfin, le personnage principal narrateur est progressivement amené à entrer dans des explications irrationnelles ou surnaturelles. La démarche scientifique est première, mais elle est, dès ce début de nouvelle, présentée comme insuffisante.
I - Une évolution inquiétante de l’intrigue
1) Un récit qui implique le lecteur
Comment Maupassant fait-il pour entraîner le lecteur dans le récit ? D’abord, il le met en scène, avec un personnage narrateur qui s’exprime à la première personne : « j’ai un peu de fièvre » (l.1) « je me sens souffrant » (l.1) les occurrences de la première personne sont nombreuses. Mais paradoxalement, on ne sait rien de ce narrateur : pas de nom, pas de prénom. On devine qu’il est d’une situation sociale aisée, il n’a pas besoin de travailler et il prend le temps de se promener « après une courte promenade » (l.7). Son niveau de langage est élevé, on le voit par certaines tournures syntaxiques : « nous ne le pouvons sonder avec nos sens misérables » (l.17) ce n’est pas la même chose que “nous pouvons pas savoir” par exemple.
Ensuite, le récit est mis en scène au jour le jour. Dans notre passage : « le 12 mai » (l.1) et plus loin « le 16 mai » (l.27) nous sommes donc dans un journal intime ou un compte-rendu au jour le jour. Le narrateur peut donc aussi être appelé un diariste : c'est-à -dire, celui qui rédige un journal. Il faut savoir que dans une première version du Horla, Maupassant n’avait pas utilisé cette forme : c’est un choix qu’il a fait lors de la rédaction de la deuxième version, que nous avons sous les yeux. Ce procédé narratif aide le lecteur à s’identifier à celui qui parle, et cela participe à l’illusion de vérité du récit. En effet, le livre même que nous avons entre les mains fait partie de l’univers du personnage : cela brouille les frontières entre le monde réel et la fiction.
Par ailleurs, le journal est rédigé presque intégralement au présent de narration : « je descends le long de l’eau » (l.7). Nous vivons donc avec le narrateur chacun de ses instants, ce qui permet de créer des effets de surprise : « soudain … je rentre désolé » (l.7-8) comme si le fait de rentrer chez lui était indépendant de sa volonté. Ou encore « j’ai sans cesse cette sensation affreuse » (l.29) qui implique le lecteur dans le même ressenti : nous vivons en temps réel avec le narrateur.
Enfin, nous assistons à une parole en train de se constituer, avec des exclamations « Comme il est profond, ce mystère de l’Invisible ! » (l.16) et des interjections : « Ah ! » (l.25) le narrateur a un haut niveau de langage, cependant il s’exprime presque à l’oral dans son journal, comme si nous étions en train de parler avec lui : cela renforce notre proximité avec ce qu’il vit.
2) Une Ă©volution vers le pire
De nombreux indices nous amènent à craindre que la situation ne se dégrade. « j’ai un peu de fièvre depuis quelques jours » (l.1) nous reconnaissons là l’élément perturbateur : jusqu’alors, tout allait bien, mais voilà cette fièvre : c’est le premier symptôme. Quatre jours plus tard, on passe de « un peu de fièvre » à « Je suis malade, décidément » (l.27) Cette progression du mal annonce le début du drame qui ne manquera pas de se produire par la suite.
Cette évolution est illustrée par la manière d’écrire de notre narrateur : « j’ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement fiévreux » (l.28) nous avons vu qu’il s’exprime exactement comme s’il nous parlait directement. Par exemple ici, il se corrige au fur et à mesure de l’écriture, pour mieux préciser sa pensée. Cette figure s’appelle l’épanorthose : il revient sur ce qu’il vient d’écrire, mais sans l’effacer. Retenez cette figure, car elle est utilisée constamment dans ce récit. Par exemple plus tard : « cette sensation » (l.29) devient « cette appréhension » (l.30) puis « ce pressentiment » (l.31) : il précise de phrase en phrase ce qu’il veut nous dire, et en faisant cela, il utilise des mots de plus en plus forts.
Tout se passe comme si le narrateur était pris dans un piège, un mécanisme maléfique. Regardons par exemple cette phrase : « d’où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre bonheur et notre confiance en détresse » (l.3-4) nous voyons clairement que des éléments positifs (le bonheur, la confiance) sont transformés en éléments négatifs (découragement, détresse). Comment sont-ils organisés ? On commence par le découragement (négatif), puis viennent le bonheur et la confiance (les deux éléments positifs), et on termine sur la détresse (l’élément le plus négatif). Cette organisation en miroir est une figure de style qui s’appelle le chiasme. Non seulement cette structure évoque le miroir qui aura une grande importance dans la suite du récit, mais en plus, c’est une forme qui est connue pour représenter le piège, qui se referme de toutes parts. Ce piège semble en plus se refermer particulièrement vite « soudain » (l.7) et nous avons plus loin « des effets rapides » (l.15) Tous ces indices qui sont perçus par le lecteur au moins de manière inconsciente, participent à cette sensation de malaise et à cet horrible “pressentiment”.
3) Prolepse : annonce de ce qui va suivre
Nous venons de voir que la thématique du miroir était déjà présente dans ce texte, au moins syntaxiquement (dans la structure des phrases). Ce n’est pas le seul élément de la suite du texte à être déjà présent ici. Le narrateur parle de pressentiment : « comme si quelque malheur m’attendait chez moi » (l.8) la tournure “comme si” met à distance le mauvais présage en le repoussant dans la virtualité. En fait, nous pouvons déjà nous douter qu’un malheur l’attend effectivement chez lui.
La caractéristique la plus frappante du Horla, tel que nous le découvrirons dans la suite du récit, c’est son invisibilité : « nos yeux ne savent apercevoir » (l.17) cette phrase prépare justement toutes les fois où le narrateur essaiera de rendre visible des traces de l’existence du Horla. Tout l’enjeu de cette nouvelle est précisément de recueillir des traces visibles, perceptibles.
Deux éléments ont une importance dans ce passage : l’air et l’eau. L’air, c’est ce qui sert de support à la propagation du bruit : le narrateur parle des « vibrations de l’air » (l.20) nous laissant entendre que des choses inconnues pourraient vivre dans l’air autour de nous. L’eau est aussi évoquée : le narrateur est allé se promener « le long de l’eau » (l.7) cet élément nous rappelle qu’il va régulièrement voir les bateaux sur le port. On apprend justement à la fin que le Horla pourrait bien être venu en bateau.
Transition
Dans ce début de nouvelle, tout est fait pour entraîner le lecteur dans le point de vue du narrateur. Nous éprouvons les mêmes pressentiments que lui, voire même, nous allons au-devant de ce qui va se passer. Dans notre passage, le narrateur mène une réflexion sur les sens : ce que l’on perçoit et ce que l’on ne perçoit pas. Cette réflexion va servir d’articulation au passage du concret à l’incompréhensible.
II - La perte de tous les repères
1) Les sens sont insuffisants
Ce qui va contribuer à créer une émotion de peur, et ce qui va commencer à faire tomber les repères, c’est cette réflexion sur l’insuffisance de nos sens pour bien percevoir le monde. Voilà pourquoi le thème de l’air est important : « on dirait que l’air, l’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances » (l.4-5) l’air est en effet l’élément imperceptible par excellence. La difficulté de percevoir l’air va susciter des questions : « est-ce un frisson de froid … ? » (l.8) et plus loin « est-ce la forme des nuages … ? » (l.8-10) le narrateur essaye à ce moment-là de trouver des causes perceptibles à ses changements d’humeur : « je rentre désolé … — Pourquoi ? — » (l.8) mais on comprend bien que ni la forme des nuages, ni le frisson ne parviennent à expliquer ce qui lui arrive. « Sait-on ? » (l.11) est une question rhétorique qui appelle la réponse “non, on ne sait pas”.
Nous abordons alors un deuxième stade de la réflexion : « nous voyons sans regarder » (l.12) les verbes “voir” et “regarder” sont opposés : on peut voir sans prendre conscience. La même structure de phrase est conservée dans la suite du passage « nous frôlons sans connaître » (l.12-13) la perception est encore réduite avec le verbe “frôler”, qui est opposé au verbe “connaître”. Nous avons un glissement de sens à travers ces phrases : « tout ce que nous rencontrons sans le distinguer » (l.14) malgré la continuité des structures de phrases, on atteint maintenant un point de non retour, car la perception n’existe plus : nous ne distinguons pas ce que nous rencontrons.
À partir de ce moment, ce sont les structures négatives qui prennent le dessus : « Nous ne pouvons le sonder avec nos misérables sens » (l.16-17) va être décliné dans une énumération « ni le trop petit, ni le trop grand » (l.17-18) cette structure en “ni … ni” est répétée plusieurs fois « ni le trop près, ni le trop loin » (l.18) cela vient retrancher à chaque fois le champ de contrôle, cela vient enlever à chaque fois un repère : le narrateur nous plonge littéralement dans le brouillard. Le conditionnel sera finalement encore plus fort que la négation : « Ah ! si nous avions d’autres organes » (l.25) cette hypothèse ne peut être formulée qu’en partant d’un constat : nous n’avons pas ces organes qui nous permettraient de percevoir ce qui existe pourtant.
2) Les sens sont trompeurs
Mais la conception du monde présentée par le narrateur va encore plus loin : non seulement nous sommes plongés dans le brouillard, mais en plus, il n’est pas possible de s’y retrouver à tâtons, car les sens sont trompeurs. « la couleur des choses [est] si variable » (l.11). Nous trouvons ici le thème de l’instabilité, de la transformation. Ainsi, en plusieurs endroits du texte, les sens vont s’intervertir : le « frisson de froid » (l.9) au début de la phrase, est le sujet du verbe « assombrir » : « assombri mon âme » (l.9). Ce qui relève du toucher, le froid, influence ce qui relève de la vue, la luminosité. Ce procédé est répété par la suite : « la forme des nuages » (l.10) va ainsi être transformée en « la couleur du jour » (l.10). On peut remarquer à chaque fois que le narrateur est objet et non sujet des phrases, comme s’il était le jouet de ses sens : « la couleur des choses [...] a troublé ma pensée » (l.11).
Ces transformations vont remettre en question toutes les informations perçues par nos sens : « nos oreilles nous trompent » (l.19). Ici encore, l’être humain n’est pas le sujet de la phrase mais l’objet. Comment nous trompent-elles ? « elles nous transmettent les vibrations de l’air en notes sonores » (l.20) nous avons encore ici une transformation : les vibrations, de l’ordre du toucher, deviennent des notes, qui appartiennent au domaine auditif. « Cette métamorphose » (l.21) est en fait une suite vertigineuse de transformations, montrée par l’accumulation des verbes « changer en bruit » (l.21) « donner naissance » (l.22) puis de « rendre chantante » (l.22)
La confusion est donc démultipliée par ces métamorphoses : l’instabilité des sensations sera en lien direct avec l’instabilité des humeurs. On entre alors dans le domaine du psychologique, si important pour comprendre cette nouvelle : « ces influences mystérieuses […] changent en découragement notre bonheur » (l.3-4) Voilà pourquoi l’amenuisement des sens s’accompagne d’une amplification du doute.
3) Le mystère et le doute s’étendent partout
Dans notre passage, le doute est partout. Cela se voit à la quantité de questions posées, qui restent sans réponse. « D'où viennent ces influences mystérieuses ? » (l.3) Sans transition, on passe de la narration « je me sens souffrant » (l.1) à une série de questions. L’adjectif interrogatif « — Pourquoi ? — » (l.6) est répété deux fois dès le début de notre passage : « — Pourquoi ? — » (l.8). Il est d’ailleurs fortement mis en valeur par la présence des tirets. Chaque affirmation débouche sur une interrogation, annule la certitude. Le conditionnel est justement le mode qui permet de restreindre l’affirmation, d’y mettre un doute : « on dirait que l’air est plein d’inconnaissables puissances » (l.4). Nous retrouvons à plusieurs reprises ce préfixe privatif -in. Je vous propose qu’on les relève ensemble : « invisible » (l.4) « inconnaissable » (l.5) ; « inexplicable » (l.15) ; « inconnu » (l.31)
Cet envahissement du texte par le doute est provoqué par des procédés d’accumulation. Avez-vous remarqué que de nombreux groupes de mots sont au pluriel ? Les « influences mystérieuses » (l.3) répondent aux « inconnaissables Puissances » (l.5) et aux « voisinages mystérieux » (l.5) ces pluriels vont démultiplier cette sensation d’être, pour ainsi dire, cernés par les doutes.
La plus longue phrase du texte se trouve dans le deuxième paragraphe. Elle est construite sur une accumulation de sujets « Tout ce qui nous entoure » (l.11) est pourtant déjà un sujet qui englobe pas mal de choses ! Mais cela est détaillé ensuite « tout ce que nous voyons » (l.12) « tout ce que nous frôlons » (l.13) etc. à chaque fois, la même structure est utilisée « tout ce que nous touchons» (l.13) et enfin « tout ce que nous rencontrons » (l.13) : c’est une figure de style qu’on appelle l’anaphore rhétorique. Ils sont tous sujets d’un même verbe : « avoir [...] des effets » (l.14-15). Mais vous voyez que le verbe est séparé de son complément d’objet par de nombreux compléments circonstanciels « sur nous, sur nos organes » (l.14) etc. La phrase se termine avec trois adjectifs au pluriel qui se complètent les uns les autres « rapides, surprenants, inexplicables » (l.15) L’effet d’envahissement est démesuré !
Transition
On commence à percevoir une certaine fébrilité dans la voix du narrateur, qui est rendue dans les exclamations : « Comme il est profond, ce mystère de l’Invisible ! » (l.16) ou encore à la fin du texte « que de choses nous pourrions découvrir ! » (l.26). Malgré un texte explicatif à bien des égards, nous basculons dans l’émotion et dans l’irrationnel.
III - Du réel à l’irrationnel
1) Un discours scientifique
D’abord, le narrateur ne parle pas de lui-même directement, son discours est au présent de vérité générale : « d’où viennent ces influences qui changent notre bonheur ? » (l.3) ses questionnements sont le point de départ d’un raisonnement qui a une valeur générale. Avec le pronom personnel « notre » (l.4 et 5), le narrateur s’inclut dans l’humanité. De même quand il écrit « sait-on ? » (l.11) “on” représente l’ensemble de l’humanité. Le discours a donc une visée de vérité générale.
Ensuite, on retrouve un vocabulaire presque scientifique à certains endroits : « Tout ce qui nous entoure [...] a sur nos organes [...] des effets rapides » (l.14-15) cette phrase pourrait être tirée d’un ouvrage physiologique de l’époque. Le vocabulaire est parfois médical : « est-ce un frisson de froid qui a ébranlé mes nerfs ? » (l.9) dans toutes ces phrases, on retrouve un enchaînement de cause à effet : « est-ce la couleur des choses, qui, passant par mes yeux, a troublé ma pensée ? » (l.11) ici, c’est moins une image poétique qu’une explication scientifique. Les yeux sont reliés au cerveau.
Il faut remettre cette nouvelle dans le contexte scientifique de l’époque. La première version du Horla a été publiée en 1886. Pasteur a mis au point le vaccin contre la rage en 1885. Dans ses expériences, Pasteur a mis en évidence que l’air est effectivement habité par des microbes, des êtres vivants qui ne sont pas visibles à l’oeil nu : « nos yeux ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand, ni les habitants d’une étoile, ni les habitants d’une goutte d’eau… » (l.17-19) ces découvertes, qui ouvraient des horizons immenses à la médecine, étaient vulgarisées, et frappaient l’imagination de ceux qui lisaient les journaux. Dans la première version du Horla, publiée dans deux journaux, le Gil Blas et la Vie Populaire, on retrouve presque la même phrase : « notre œil ignore les bêtes qui vivent dans une goutte d’eau. »
2) Du monde physique Ă la psychologie
De 1884 à 1886, Maupassant assiste aux leçons que le docteur Charcot donne à l’hôpital de la Salpêtrière : ce médecin neurologue étudie l’hystérie, et déclenche par hypnose des crises spectaculaires sur ses patients. Ces expériences ont influencé Maupassant. Dans le Horla, on retrouve le même passage du physiologique au psychique : « je me sens souffrant, ou plutôt je me sens triste » (l.1-2) le premier terme « souffrant » est corrigé par le deuxième « triste » comme si la maladie était en fait un sentiment, une émotion. Ce même glissement est fait dans une phrase que nous avons déjà vue, mais sans l’étudier complètement « Tout ce qui nous entoure a des effets rapides sur nos organes, et par eux, sur nos idées, sur notre coeur lui-même » (l.14-15) dans cette phrase, on part des organes, le corps, pour arriver aux idées, et enfin au coeur, c’est à dire le siège de nos émotions.
Ainsi, les manifestations d’émotion seront finalement considérées comme les symptômes d’une maladie, par exemple, « je m’éveille plein de gaieté, avec des envies de chanter dans la gorge — Pourquoi ? » (l.6) la tournure de cette phrase est étrange, car il s’interroge, et fait un objet d’inquiétude “— Pourquoi ?” du fait d’avoir envie de chanter. De plus, son chant est précisément localisé dans sa gorge, comme un rhume ou une envie d’éternuer.
À la fin de notre extrait, le passage de la maladie à une souffrance psychique n’est plus du tout un simple questionnement théorique : « cet énervement fiévreux [...] rend mon âme aussi souffrante que mon corps » (l.29) ce n’est plus le cerveau ou le coeur qui sont atteints, mais l’âme : nous passons dans le domaine de la spiritualité. Maupassant parvient de cette manière à nous entraîner progressivement jusqu’aux hypothèses surnaturelles.
3) Le passage au surnaturel
Le surnaturel et le merveilleux ne sont pas absents dans ce passage. Par exemple, le narrateur compare les oreilles à des « fées qui changent en bruit le mouvement de l’air » (l.20) Un personnage qui rencontre une fée, dans un conte de fée, ne va pas se poser de questions. Ici au contraire, la comparaison des oreilles avec des fées fait surgir l’inquiétude et l’angoisse. Pour Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique, c’est justement cela qui distingue les deux genres. Parallèlement aux fées, le narrateur évoque aussi « les habitants d’une goutte d’eau » (l.18-19). Nous avons vu que dans la première version du Horla, Maupassant utilisait le mot “bêtes”. Ici le choix du mot “habitant” est plus étrange, il laisse entendre qu’ils auraient une volonté, voire une intelligence. Avec cette phrase, Maupassant est déjà pratiquement dans la science-fiction. Cependant, on ne commencera véritablement à parler de science fiction qu’au siècle suivant.
Mais revenons au Horla. Les fées, l’invisible, les habitants de la goutte d’eau vont créer un sentiment d’étrangeté et de malaise. Dans Le Horla d’une manière générale, les perceptions sont associées à la peur : « J’ai sans cesse cette sensation affreuse d’un danger menaçant » (l.29-30) Tout se passe comme si la peur était devenue une perception. Le narrateur, qui imaginait « d’autres organes qui accompliraient [des] miracles » (l.25-26) est devenu, dans sa maladie, capable de ressentir la présence du Horla. Toute la nouvelle est basée sur le jeu de cache-cache avec un être invisible, que l’on suppose malfaisant.
Le Horla est pour ainsi dire, déjà présent dans le texte, sous forme de personnification. « L’air invisible est plein d’inconnaissables Puissances » (l.5) La majuscule au mot Puissances donne à ce mot un sens presque païen, polythéiste, renvoyant aux civilisations qui voyaient dans les éléments, l’air, la terre, le feu et l’eau, des divinités. Plus loin, nous avons « ce mystère de l’Invisible » (l.16) le “I” majuscule vient transformer ce mot en nom propre. L’invisible est alors personnifié : un concept ainsi incarné par un personnage, c’est ce qu’on appelle une allégorie. Ce procédé crée d’avance un cadre pour l’arrivée du Horla, qui sera justement, non pas seulement une sorte de créature mystérieuse, mais véritablement une incarnation de l’angoisse du narrateur. Tout l’enjeu de la nouvelle se trouve justement dans le paradoxe d’une existence qui semble dénuée de corps. La peur la plus extrême du narrateur est formulée à la fin de notre passage : « un mal encore inconnu, germant dans le sang et la chair » (l.31-32) c’est la peur d’être dépossédé de son corps.
Conclusion
Dans notre passage, Maupassant prépare le lecteur aux phénomènes qui vont suivre. Par de nombreux aspects, l’histoire est incroyable, on serait tentés de conclure rapidement à la folie du personnage principal. Mais tout est fait pour suspendre cette interprétation, au profit d’autres hypothèses.
Le narrateur ne s’exprime pas du tout comme un fou dans un délire, au contraire, il avance ses arguments les uns après les autres. Petit à petit, nous sommes amenés à passer des constats concrets à une sensation de malaise. Les outils habituellement employés pour se repérer dans la réalité sont mis en doute, tous frappés de méfiance. Les perceptions et les raisonnements deviennent insuffisants et trompeurs, ouvrant la voie au surnaturel.
Le basculement du monde réel au monde fantastique est alors soigneusement mis en scène : nous avons vu les glissements de sens, le surgissement d’éléments magiques, sous forme métaphorique. Avec cette nouvelle, Maupassant écrit un chef-d'œuvre du genre fantastique, car il parvient à entraîner le lecteur dans l’expérience du personnage principal, en nous laissant à tout moment ouvertes l’hypothèse de la folie et l’hypothèse du surnaturel.