Rouget de Lisle
La Marseillaise
Analyse linéaire des paroles
Notre étude porte sur le premier couplet et le refrain
Allons enfants de la Patrie
Le jour de gloire est arrivé !
Contre nous de la tyrannie
L'étendard sanglant est levé
L'étendard sanglant est levé !
Entendez-vous dans nos campagnes
Mugir ces féroces soldats ?
Ils viennent jusque dans vos bras,
Égorger vos fils, vos compagnes !
Aux armes citoyens,
Formez vos bataillons,
Marchons, marchons,
Qu'un sang impur,
Abreuve nos sillons !
Introduction
La Marseillaise est l'hymne national de la France, mais c'est aussi un symbole qui dépasse la représentation d'un pays. Le fait qu'elle soit traduite, chantée à travers le monde ; le fait même qu'elle soit souvent discutée et remise en question, tout cela montre à quel point La Marseillaise est vivante aujourd'hui.
Je tiens à dire tout de suite que mon but n'est pas d'intervenir dans certains débats : notamment pour savoir s'il faut changer d'hymne national, ou s'il faut en réécrire les paroles par exemple. Non, Je souhaite donner à voir ici, sur les paroles actuelles, la richesse de l'écriture, tout en gardant une certaine distance, avec un travail purement littéraire, centré sur le texte.
D'abord, quelle est l'origine de La Marseillaise ?
Le 20 avril 1792, en pleine Révolution Française, Louis XVI déclare la guerre à l'Autriche. En fait, il espère que l'empereur d'Autriche, Léopold II, le frère de Marie Antoinette, l'aidera à renforcer sa position, qui est très fragilisée depuis sa fuite à Varennes. Léopold II a lui aussi tout intérêt à protéger la famille royale pour éviter que la vague révolutionnaire se propage à travers l'Europe.
À Strasbourg, les nobles se réjouissent de cette entrée en guerre. Le maire de Strasbourg, le baron Philippe Frédéric de Dietrich, fait une soirée chez lui au cours de laquelle il demande à un certain Claude Joseph Rouget de Lisle de composer un chant de guerre pour l'armée du Rhin : ce sera d'ailleurs le premier titre de La Marseillaise.
Mais alors, La Marseillaise a été composée par un royaliste ? Tout à fait : Rouget de Lisle n'a pas écrit cette chanson dans le but de défendre la République ! Et pourtant, elle a été adoptée par les fédérés marseillais qui participent à l'insurrection des Tuileries, le 10 août 1792. C'est là que les parisiens lui donnent le nom que nous lui connaissons aujourd'hui : La Marseillaise.
Cette réappropriation nous permet de mesurer toute la richesse des paroles. D'un texte très fortement contextualisé dans une guerre contre l'Autriche, les acteurs de la révolution française ont pu en tirer un sens symbolique beaucoup plus large.
Problématique
En quoi les paroles de la Marseillaise invitent-elles, au-delà de leur interprétation purement historique et contextuelle, à réfléchir sur des valeurs qui restent des sujets de débat à travers les siècles jusqu'à aujourd'hui ?
Axes de lecture
> Un aller-retour constant entre les images particulières et la dimension générale du message.
> Le sens premier, historique d'un chant de guerre.
> Une dimension générale et allégorique propre aux valeurs issues de la révolution française.
> L'affrontement entre tyrannie et démocratie.
> Une peinture vivante et dramatisée.
> Une métaphore de la germination qui porte un message d'espoir.
Le premier couplet
Allons enfants de la Patrie
Le jour de gloire est arrivé !
Contre nous de la tyrannie
L'étendard sanglant est levé
L'étendard sanglant est levé !
Entendez-vous dans nos campagnes
Mugir ces féroces soldats ?
Ils viennent jusque dans vos bras,
Égorger vos fils, vos compagnes !
L'aspect dramatique de la chanson est d'abord orchestré par les rythmes regardez : dans le couplet, nous avons uniquement des vers de 8 pieds (des octosyllabes).
Mais au moment du refrain, le rythme est accéléré, avec des vers plus courts, vous voyez ? Je ne vais pas rentrer dans le détail, mais quand on regarde le manuscrit de Rouget de Lisle, on s'aperçoit qu'il avait imaginé deux alexandrins. C'est la ponctuation, et la répétition du verbe marcher, qui crée cette diction plus heurtée.
On repère la même dramatisation au niveau des rimes. Regardez. Les rimes sont croisées jusqu'au moment où la même phrase est répétée deux fois. Et à partir de là, les rimes sont embrassées : ainsi notre oreille attend plus longtemps la venue de la dernière rime en -pagne. Cela crée un effet de suspense dramatique.
En plus c'est une rime riche : il y a trois sons en commun. En fait quand on regarde globalement, c'est presque le même mot : La campagne envahie par l'ennemi est devenue la compagne égorgée. Utiliser des mots qui ont des sonorités très proches comme ça, c'est ce qu'on appelle une paronomase.
Il y a un phénomène peu connu en métrique, c'est l'alternance des rimes masculines et féminines, mais je crois que c'est ici particulièrement révélateur. Déjà, qu'est-ce qu'une rime féminine ? C'est simple : elles se terminent avec un -e muet : Patrie, tyrannie, campagnes, compagnes. Regardez comment cela construit une logique symbolique : la Patrie, personnage féminin, s'oppose à la tyrannie.
En face de cette voix féminine, qui confronte des valeurs très générales, on trouve des voix masculines qui sont des personnages plus concrets. Les soldats qui sont les ennemis, s'opposent aux bras des citoyens. On voit donc se mettre en place un dialogue qui permet de faire un aller-retour entre la dimension générale, allégorique et la dimension particulière.
Qu'est-ce qu'une allégorie ? C'est la personnification d'un concept abstrait. Ici la Patrie représente bien la France, sous les traits d'une femme. On peut penser à Marianne par exemple. Cette femme est aussi une mère, car les citoyens sont ses enfants. Si les citoyens sont tous les enfants d'une même mère, alors ils sont frères : dès le premier vers, on retrouve la valeur de fraternité contenue dans la devise de la France.
On peut se demander pourquoi cette idée de Patrie vient devant d'autres valeurs de l'époque : Dieu, la Religion, le Roi... Quelles étaient les intentions de Rouget de Lisle en écrivant cela ? Est-ce un choix, un oubli, une facilité ? Je laisse les historiens répondre…
En tout cas, c'est cette absence qui permet de faire une interprétation de ces paroles d'un point de vue républicain et laïque. D'ailleurs, le 8e couplet du texte original avait un caractère religieux affirmé : il a été définitivement supprimé en 1792, sous un gouvernement républicain. Vous voyez comment se confrontent ces interprétations variées et politiques du texte.
Regardez le premier mot « Allons » : c'est de l'impératif à la première personne du pluriel. Les personnes qui chantent et celles qui écoutent sont impliquées de la même manière, sur un pied d'égalité : on peut y voir la deuxième valeur de la devise nationale.
« le jour de gloire est arrivé » en restant sur la dimension épique et guerrière des paroles, on peut penser à une victoire dans une bataille. Ou même au triomphe d'un général romain qui porte les lauriers de la victoire.
Cependant, le mot « jour » porte une métaphore : la gloire est comparée à une lumière sur le monde. Le point commun entre les deux, c'est le recul de l'obscurantisme, le triomphe de la raison. L'image a en plus une dimension universaliste : le jour, c'est la lumière du soleil non pas sur la France, mais sur le monde entier.
On voit bien alors pourquoi cette image parle aux acteurs de la Révolution française, ils sont motivés par des idées qui ont été élaborées par les philosophes des Lumières : Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu, qui pourtant n'étaient pas révolutionnaires eux-mêmes. Vous voyez à quel point l'Histoire des idées est complexe et pleine de ramifications.
« Contre nous de la tyrannie L'étendard sanglant est levé » Pour bien comprendre cette phrase, il faut la remettre dans le bon ordre. Le complément du nom « de la tyrannie » a été antéposé : on devrait dire en fait « l'étendard sanglant de la tyrannie est levé contre nous. » À mon sens, il n'y a pas d'erreur particulière. c'est une licence poétique assez courante dans la poésie à l'époque.
Mais c'est très important pour comprendre le sens de ce vers : le drapeau sanglant n'est pas celui de la France, c'est celui de la tyrannie. Et le sang versé ici, c'est celui des français. On appelle donc les enfants de la Patrie à combattre la tyrannie, et donc à défendre la liberté. La première valeur de la devise nationale apparaît ici.
Cette phrase est répétée deux fois, comme un écho qui se propage à travers les troupes. Quand on le chante, on prolonge le A du mot étendard comme s'il durait deux pieds. Tous ces effets stylistiques illustrent le mouvement du drapeau, et le saisissement de ceux qui le voient.
On passe ensuite à la deuxième personne du pluriel. En imaginant le contexte d'origine, nous pouvons imaginer Rouget de Lisle, capitaine d'armée, qui s'adresse à ses soldats pour les galvaniser. D'un point de vue plus général, ce sont tous ceux qui combattent la tyrannie qui sont impliqués dans cette 2e personne.
C'est aussi une question rhétorique : c'est-à-dire une question qui n'attend pas de réponse, car la réponse est évidente : Oui nous les entendons venir. Avec l'image de l'étendard (qui mobilise le sens de la vue) ; et les rumeurs des troupes ennemies dans la campagne (qui mobilise le sens de l'ouïe), Rouget de Lisle nous fait une description vivante, pleine de sensations. Donner à voir une peinture frappante et animée, c'est ce qu'on appelle une hypotypose.
Les soldats qui sont peints ici, ce sont donc, au sens premier, les soldats autrichiens, mais d'un point de vue plus général, ils symbolisent toute oppression, tout ce qui entrave la liberté.
Ces guerriers sont fortement dévalorisés. Ils « mugissent » ils sont « féroces ». Le verbe mugir est souvent employé pour des forces naturelles : le vent, la mer mugissent, lors d'un orage. Mais c'est aussi le beuglement des taureaux, des boeufs ou des vaches. Ainsi, les soldats sont animalisés, comparés à des bovins.
Le choix de ce mot est révélateur : on aurait pu s'attendre par exemple au verbe rugir. Le rugissement du lion, plus noble, aurait valorisé l'ennemi à combattre. C'est le cas par exemple dans la tirade du Cid, qui valorise ses ennemis pour mieux montrer son propre courage. Ce n'est pas le cas ici : les enfants de la Patrie, du côté de l'innocence, sont fortement opposés à des soldats, qui sont du côté de la violence, avec le verbe « égorger ».
Cette dramatisation se prolonge avec une gradation : une progression croissante en intensité : le complément circonstanciel « dans nos campagnes » devient progressivement « dans nos bras » ; la simple rumeur sonore, avec le verbe « entendre » devient une douleur physique violente « égorger ».
Encore ici, les innocents sont opposés aux coupables regardez les termes employés : « vos fils, vos compagnes » ce sont des femmes et des enfants qui sont victimes de la lâcheté des ennemis. Ainsi, l'image révèle une hyperbole : un effet d'exagération et d'amplification. Il n'y a pas de limite à la cruauté de ces ennemis qui s'attaquent à des civils et à des innocents.
Le refrain
Aux armes citoyens,
Formez vos bataillons,
Marchons, marchons,
Qu'un sang impur,
Abreuve nos sillons !
« Aux armes citoyens // Formez vos bataillons »
Dans la première proposition, le verbe est sous-entendu : prenez vos armes, citoyens. L'effet est très direct, il accentue l'impératif qui est utilisé pour le verbe « former ».
On retrouve ici nos trois niveaux de lecture. Il me semble que la lecture historique très contextualisé de la guerre contre l'Autriche est dépassée par ce mot « citoyen » qui renforce l'interprétation républicaine du morceau.
Le mot « citoyen » trouve son origine dans l'antiquité. C'était notamment celui qui participait à la vie de la cité dans la démocratie athénienne. Le citoyen, par définition, a un rôle politique, il participe à la Res Publica, la chose publique, les affaires qui concernent l'intérêt commun.
Au vu de ce champ lexical éminemment guerrier, le sens littéral de ce passage est donc très controversé : on invite les civils à former des bataillons et prendre les armes eux-mêmes pour se faire justice ?
L'interprétation symbolique est évidemment plus acceptable : on invite les citoyens à l'action, notamment à se battre pour leurs idées politiques.
Je passe rapidement sur « marchons, marchons » qui participe surtout à l'effet dramatique, avec la répétition du verbe, qui est associée à une augmentation en intensité et en hauteur, de la note chantée.
J'en viens à la partie la plus controversée des paroles.
« Qu'un sang impur abreuve nos sillons. »
L'interprétation spontanée à notre époque est d'y voir un propos raciste. Le sang impur ferait écho à toutes ces théories qui hiérarchisent les peuples. En fait une chose est certaine, il n'y a aucune notion de race dans ce passage. Regardons de plus près.
Historiquement, si le sang désigne les ennemis de la France au moment de la composition de la chanson, alors il s'agit de celui des Autrichiens, et par extension ensuite, celui de ceux qui voulaient abattre la Révolution française. Cela permet de prendre déjà une première distance.
On peut aller plus loin en considérant la métaphore qui se trouve ici : le sang est comparé à une semence, aux graines disséminées dans un champ fraîchement retourné. En effet, le sillon désigne la trace creusée par le soc de la charrue, dans la terre. Dans cette image, le sang symbolise la confrontation ; tandis que la fertilité, la germination, symbolise l'avenir, la richesse, la prospérité. Le point d'analogie entre tous ces éléments, c'est quelque chose de très positif : l'espoir d'un monde meilleur.
Ainsi, d'un point de vue uniquement symbolique, cette image du sang qui féconde la terre me semble décrire assez bien le mécanisme de la démocratie : c'est par la confrontation que naissent les idées nouvelles, celles qui forgent l'avenir. On retrouve d'ailleurs cette même image à la fin de Germinal, le célèbre roman d'Émile Zola.
D'ailleurs si vous souhaitez en savoir plus sur ce sujet, je vous invite à consulter mon résumé-analyse en vidéo de Germinal.
Une autre interprétation existe, qui est particulièrement intéressante, d'un point de vue littéraire. Le sang impur serait celui des roturiers, il s'opposerait en fait au sang pur, celui des nobles. En effet, dans le système féodal, les nobles paient l'impôt du sang : ils partent en guerre, tandis que les autres ne sont pas dignes de verser leur sang pour la patrie. Mais ces guerres appauvrissent le pays et interrompent le travail des paysans : le sang pur des nobles et des guerriers est un sang stérile. Ainsi, le peuple pourrait ironiquement parler de sang impur pour désigner son propre sang, qu'il serait prêt à verser pour rendre possible un monde meilleur.
Cependant, il est peu probable que cette interprétation soit l'intention de Rouget de Lisle lui-même, puisqu'il était noble et royaliste. D'ailleurs souvent les révolutionnaires parlent de sang impur pour désigner leurs adversaires politiques et donc les nobles. Donc l'interprétation du sang sacrificiel versé par les défenseurs de la Patrie serait le fait d'une troisième vague d'interprétation ne se basant pas sur la vérité historique.
Conclusion
Alors, invitation à la guerre ? Invitation à la confrontation symbolique ? Invitation au sacrifice pour ses idées ? Le débat est ouvert, mais je tenais à donner ces différents points de vue.
En littérature, la nouvelle critique notamment portée par Roland Barthes défend l'idée que le "temps des oeuvres" est indépendant "du temps de l'Histoire", ce qui signifie que l'interprétation d'un texte reste ouverte :
« Écrire c'est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l'écrivain, par un dernier suspens, s'abstient de répondre. La réponse, c'est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté. »
Je vous laisse donc le soin d'apporter votre histoire, votre langage et votre liberté dans les commentaires !