Couverture pour Romances sans Paroles

Verlaine, Romances sans paroles
« Il pleure dans mon cœur… »



Notre étude porte sur le poème entier



Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !



Introduction



Verlaine écrit ses Romances sans Paroles pendant son dernier voyage en Belgique avec Rimbaud. Si vous avez l’occasion de voir Éclipse Totale, je vous recommande ce film qui raconte très bien l’aventure amoureuse des deux écrivains. Quand le recueil est publié, Verlaine est en prison pour avoir tiré sur son amant.

À cette époque, Verlaine, influencé par la verve du jeune poète, mais aussi par la musique et par la peinture, et notamment par l’impressionnisme. Peu de temps avant la publication du recueil, Verlaine écrit à son ami Émile Blémont :

Mon petit volume est intitulé Romances sans Paroles : une dizaine de petits poëmes qui pourraient en effet se dénommer : Mauvaise Chanson. Mais l’ensemble est une série d’impressions vagues, tristes et gaies, avec un peu de pittoresque naïf.
Paul Verlaine, Lettre à Émile Blémont, 5 octobre 1872.

Ce sont donc la musique et la peinture, pas les mots en eux-mêmes, qui sont les sources d’inspiration de Verlaine. D’ailleurs, le titre du recueil est très évocateur : Romances sans Paroles : c’est un titre emprunté au musicien Mendelssohn.

En plus, notre poème appartient à la première partie du recueil, les « Ariettes oubliées ». Une ariette, comme la romance, c’est un genre musical, sur lequel on peut improviser des paroles. On commence à voir la cohérence du projet de Verlaine :

De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Paul Verlaine, Jadis et Naguère, « Art Poétique », 1884.

Dans notre poème, les vers sont pairs, mais la musique est prédominante, au point que la peine ressentie par le poète semble vidée de son sens. C’est un sentiment diffus, mystérieux, proche de la plainte élégiaque et de la vanité. Chez Verlaine, tout est nuancé : le lyrisme touche à l’universel, et la douleur se mêle parfois au plaisir.

Ma problématique


Comment Verlaine utilise-t-il une écriture aux images simples, qui met la musique avant toute chose, pour représenter un sentiment pourtant complexe, à la fois mystérieux, paradoxal, et universel ?

Axes utiles pour un commentaire composé


> Une écriture simple qui se libère des contraintes des formes fixes.
> Une mélancolie héritée d’une longue tradition artistique allant de l’élégie aux vanités.
> Un lyrisme tout en nuances.
> une influence de la peinture impressionniste.
> Un sentiment intemporel et universel.
> La musique avant toute chose.
> La représentation d’une émotion paradoxale.
> Un mystère préservé jusqu’à la fin du poème.

Premier mouvement :
Un sentiment mystérieux



Il pleure dans mon coeur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon coeur ?


C’est vrai que dans son « Art Poétique », Verlaine préfère l’impair, ici ce n’est pas le cas, on a des hexasyllabes, des vers de 6 syllabes. Mais leurs limites sont brouillées avec les enjambements : les phrases se prolongent d’un vers à l’autre. « Il pleure … Comme il pleut ». Malgré la métrique régulière, on se rapproche de la simplicité de la prose.

On peut aussi essayer de retrouver dans ces vers des alexandrins classiques, mais en même temps, la disposition des rimes est déroutante, avec par exemple le mot « ville » qui ne rime avec rien dans tout le poème. Verlaine joue avec l’écriture et les règles classiques pour donner toute sa place à la musicalité de la poésie.

Tout le poème repose sur une comparaison : « Il pleure dans mon cœur // Comme il pleut sur la ville ». Le comparant, la pluie sur la ville, ressemble aux larmes du poète. C’est un topos littéraire (un lieu commun), mais justement, toute l’originalité de Verlaine sera de filer le point commun entre les deux, tout en le gardant mystérieux : c’est une émotion musicale, un sentiment diffus, sans raison.

La manière même de présenter la comparaison est très inventive : « pleurer » est devenu un verbe impersonnel : il est employé avec une troisième personne sans référent. Exactement comme le verbe « pleuvoir » : les deux verbes sont mélangés car ils se ressemblent phonétiquement, c’est une paronomase : le rapprochement de deux mots qui ont des sonorités proches. Cette musicalité est en plus renforcée par les assonances en EU et les allitérations en L, à la fois des retours de sons consonnes et voyelles.

Ensuite, on peut remarquer que ce verbe impersonnel n’existe pas : c’est un néologisme (l’invention d’un mot nouveau). Verlaine prend des libertés avec l’écriture, pour créer des effets précis. Ce pleur n’a pas de sujet, car la troisième personne ne renvoie à rien ni personne. Du coup, le cœur du poète subit cette tristesse comme la météo, sans avoir aucune prise sur elle. Et cela prépare bien sûr la pointe finale : c’est un sentiment dont la cause est indicible.

Dans le lyrisme, les sentiments sont exprimés musicalement par le poète à la première personne. Mais dans notre poème la première personne est étrangement mise en retrait, regardez : le premier mot du poème est un sujet sans référent qui construit la tournure impersonnelle. Et en effet, même si la première personne est bien présente, elle n’a pas de rôle sujet : « dans mon cœur » c’est un complément circonstanciel de lieu ; « qui pénètre mon cœur » c’est un complément d’objet.

Ensuite, la première personne disparaît des quatrains qui suivent, pour ne revenir qu’à la fin : les sentiments ne sont pas portés par une personnalité particulière, comme on trouve habituellement dans le lyrisme. Ici le « cœur » représente tout être humain qui ressent des émotions, homme ou femme, c’est une métaphore pour représenter le siège universel des sentiments : le cœur, tout le monde en a un. C’est un lyrisme à visée universelle.

Verlaine prend ses distances avec le lyrisme romantique. Par exemple, Lamartine, dans ses Méditations poétiques, décrit longuement des paysages état d’âme : la Nature reflète les sentiments du poète. Ici, pas de description, pas de rochers muets ni de grottes obscures. « sur la ville »… Verlaine a choisi un mot qui ne rime pas, et qui n’est justement pas un décor naturel : il assume une écriture qui s’éloigne des mouvements de son époque.

D’ailleurs à ce propos, le point d’interrogation est très révélateur : ce n’est pas un dialogue romantique avec la Nature : il s’interroge lui-même... Et surtout, il n’a pas de réponse, le point d’interrogation revient plus tard, avec le mot « pourquoi » dans le dernier quatrain. Ce n’est donc pas non plus la description sophistiquée d’un sentiment original, comme on pourrait trouver chez les poètes parnassiens de l’époque : Théophile Gautier, Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia, etc.

On se rapproche plutôt des anciens genres poétiques issus du Moyen- ge, où les mots sont répétés en début et fin de strophe avec des effets de refrain. Je ne vais pas rentrer dans les détails de la métrique, mais on peut penser au rondeau ou au virelai qui imposent des retours de vers très précis pour créer des effets pratiquement incantatoires.

Ici Verlaine n’adopte pas une forme fixe, mais il semble réinventer une forme ancienne, intemporelle, pour illustrer un sentiment qui justement traverse les âges et les arts. Cette langueur tient à la fois de la mélancolie, de la vanité, ou encore du Spleen de Baudelaire.

Le verbe pénétrer qui termine le quatrain permet filer la métaphore initiale : la langueur est comme un liquide qui va gonfler le cœur, elle envahit tout l’espace disponible. Cela correspond bien aux caractéristiques de la mélancolie dans l’élégie.

On peut aussi y reconnaître les caractéristiques de la peinture impressionniste : une scène du quotidien, représentée à travers une émotion qui transforme l’espace, adoucit les couleurs, atténue les contours.

Deuxième mouvement :
Un sentiment musical



Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un coeur qui s'ennuie,
Ô le chant de la pluie !


Ce quatrain commence par une apostrophe et se termine aussi par une apostrophe : le poète s'adresse directement au bruit de la pluie, qui est ainsi personnifié : un élément inanimé représenté comme un personnage. Entre le début et la fin du quatrain, le « bruit » est devenu un « chant » : on dirait que les rôles s’inversent, le lyrisme est décentré de la personne du poète, c’est le monde extérieur qui chante pour lui, l’émotion provient de l’univers lui-même.

Et en effet, le personnage du poète est mis en retrait, « mon cœur » est devenu « un cœur » : c’est maintenant une personne indéfinie. Le lyrisme habituellement pris en charge par la personne du poète est nuancé, justement pour lui donner une dimension universelle.

Dans cette démarche, le « bruit doux » remplace les paroles du poète, à moins que le poème n’ait vocation à devenir un simple bruit. D’un point de vue musical, on dirait que le martèlement de la pluie est imité par la succession des mots. C’est un épitrochasme : une accumulation de mots très courts, ici, presque uniquement des mots monosyllabiques. Ces petites touches successives peuvent aussi faire penser aux techniques picturales utilisées dans l’impressionnisme en peinture.

L’association de mots « bruit doux » forme un oxymore : le rapprochement de deux mots qui ont un sens contradictoire. Le bruit a plutôt une connotation négative, c’est un son désagréable, alors que la douceur évoque au contraire l’harmonie. C’est une sensation paradoxale, qui mélange le doux et l’amer.

Ce paradoxe se retrouve dans les sonorités en T et C qui sont des consonnes explosives, plutôt désagréables... Le retour du son i évoque la plainte et insiste sur le mot « ennui » qui appartient au champ lexical de la mélancolie avec d’autres mots du poème : « langueur, deuil, peine ». Ce sont les thèmes privilégiés de l’élégie. Mais en même temps, les exclamations expriment une certaine exaltation : dans ce sentiment paradoxal, le plaisir et la peine sont mêlés.

Chez Verlaine, on ne rencontre jamais une pure tristesse ou un pur désespoir, les opposés se mêlent. Regardez par exemple, « par terre et sur les toits » : d’un côté la terre, le bas, de l’autre l’air et le ciel. C’est une antithèse : le rapprochement de deux termes opposés. Mais ce sont surtout des lieux complémentaires, qui totalisent l’espace disponible.

Tout au long du poème, les lieux évoluent : dans mon coeur, sur la ville, par terre, sur les toits. Alors que le cœur est pénétré par la langueur, le paysage est lui-même complètement envahi par la pluie. D’ailleurs, le mot « toit » forme une rime très éloignée avec le mot « pourquoi » qui semble envahir le poème. C’est à la fois une douleur propre à l’élégie, et une émotion esthétique, qui enveloppe le poète sans cause précise.

Troisième mouvement :
Un sentiment sans cause



Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s'écoeure.
Quoi ! nulle trahison ?...
Ce deuil est sans raison.


Ce quatrain se commence et se termine avec « sans raison ». La préposition « sans » a un sens privatif : qui caractérise le manque. C’est aussi le cas du déterminant indéfini « Nulle ». On atteint ici le moment central du poème où le mystère est le plus grand. La question du début est relancée de manière plus précise : « Nulle trahison ? » et elle est en plus soulignée par une interjection, un mot invariable utilisé seul pour exprimer une émotion spontanée

Justement, dans le sentiment de vanité et de mélancolie, le manque domine. Le sens est en faillite : quelles sont les raisons de vivre, puisque tout se termine par la mort ? On peut alors considérer que le « deuil sans raison » est une périphrase, pour exprimer en plusieurs mots le sentiment de vanité.

La langueur obsédante est illustrée par de nombreux effets de retour. Le quatrain semble recommencer le poème, regardez : « Il pleure » devient comme un refrain qui se répète en boucle. Le verbe « écoeurer » évoque bien cette lassitude, en répétant le mot « cœur » qui revient obstinément à travers tout le poème. C’est ce qu’on appelle un polyptote, la variante morphologique d’un même mot. Cet éternel retour des mêmes mots illustre l’ennui du poète.

Autre variation, « mon cœur » qui était devenu « un cœur », est maintenant « ce cœur » avec le déterminant démonstratif qui est répété à la fin (« ce deuil »). On dirait que le sentiment de souffrance est extérieur au poète, désincarné. Verlaine veut illustrer un sentiment perçu par tout le monde, comme la pluie. De même, dans la peinture impressionniste, la subjectivité de l’artiste éclaire et brouille la représentation de la réalité.

Le mot « deuil » est important, car il évoque la mort, le sentiment de perte. Or justement, le poète parle tout seul à ce moment, avec un discours direct libre : des paroles rapportées sans modification, sans marques spéciales (pas de tiret, pas de guillemets). Cette dimension de monologue renforce le sentiment de solitude, de perte liée à la mort. La mélancolie, notamment dans l’élégie, correspond bien à ce deuil impossible à faire.

On peut penser à la figure d'Orphée, le poète de la mythologie grecque, qui cherche son amour Eurydice jusqu’aux enfers. Il affronte la mort et parvient à convaincre Hadès de le laisser partir avec elle. Mais au moment de sortir, il se retourne trop tôt et Eurydice disparaît. Orphée se retrouve seul et devient la proie d’une mélancolie inguérissable.

C'est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon coeur a tant de peine !


Le quatrain commence avec une structure présentative « C'est » qui est imprécise, comme si le poète était obligé de montrer du doigt ce sentiment qu’il ne parvient pas à décrire. Face à ce mystère, il fait davantage appel à notre expérience d’être humain, à nos sensations, qu’à notre réflexion sur un discours.

Et on termine justement ce poème sur une sensation pénible d’absence, de déception. Le mot « pourquoi » semble rimer avec « toits » qui se trouve dans le 2e quatrain. On peut penser à l’homophonie, une même prononciation pour deux mots différents. Mais justement, la deuxième personne est complètement absente du poème.

L’effet produit par cette négligence des rimes est particulièrement original. La rime en A est restée endormie dans notre oreille pendant tout ce temps : par cette disposition, Verlaine crée un effet d'attente inconfortable, il nous fait ressentir de manière musicale cette sensation d’attente pénible.

Souvent, la négation du verbe « savoir » équivaut à une interrogation indirecte, c’est à dire, une question sans point d'interrogation. Ici, elle pourrait se traduire par : savez-vous pourquoi ? Sans être véritablement adressée à quelqu’un, laissée ouverte, la question restera sans réponse, et c’est ce sentiment de déception qui constitue la chute du poème.

Mais en même temps, l’absence de raison est justement la pire raison qui soit : cela rend le sentiment de tristesse impossible à éviter. Le superlatif renvoie implicitement à toutes les autres raisons possibles, notamment celle évoquée juste avant : la « trahison » : l’absurdité de ce mal sans cause est finalement pire que la trahison.

Hippocrate est certainement l’un des premiers médecins à s’intéresser à la mélancolie en tant que maladie, et qu’on appellerait aujourd’hui la dépression. Pour lui, la guérison d’une maladie dépend de l’identification de ses causes premières, et il cherche dans la bile noire l’origine de la mélancolie. Mais voilà ce qui est terrible dans le poème de Verlaine : sans cause, la maladie devient irrémédiable.

Avec le retour de la première personne dans le dernier vers, la boucle est bouclée, et on retrouve le registre lyrique du début : c'est une douleur personnelle sans cesse recommencée. Mais en même temps, la première personne du poète est évitée : au lieu d’avoir « je ne sais pas pourquoi », c’est l’infinitif qui est utilisé, avec son effet généralisant. Le lyrisme est nuancé, parce qu’il doit laisser la place à une expression universelle.

Le superlatif est accompagné d’un adverbe intensif « tant de peine » : c’est une hyperbole (une figure d'exagération et d'amplification). Mais en même temps, les sentiments les plus forts et les plus opposés sont niés « sans amour et sans haine », cela nuance l’hyperbole. Exactement comme tout à l’heure avec la terre et les toits, l’antithèse et le parallélisme montrent des sentiments complémentaires. Ce deuil tient peut-être un peu des deux, puisqu’ils sont envisagés, et pourtant, ils sont doublement niés. C’est un sentiment aussi mystérieux que paradoxal.

Conclusion



Avec une écriture simple et originale, qui se libère des formes fixes, Verlaine donne à la musicalité le rôle principal de l’évocation poétique. Les effets sonores bercent le lecteur tout en le laissant dans l’inconfort et le suspens.

Ainsi, il s’inscrit dans la tradition lyrique, mais d’une manière nuancée, car le personnage du poète est mis en retrait pour mieux laisser raisonner un sentiment universel et atemporel, qui envahit progressivement tout le décor, un peu à la manière des peintres impressionnistes.

En s’inspirant de la mélancolie propre à l’élégie, et du thème intemporel de la vanité, Verlaine en fait une émotion ineffable. Sa représentation reste diffuse, mélangeant le plaisir et la peine, et même la chute du poème conserve tout le mystère d’une émotion sans cause.

Robert Koehler, Après-midi pluvieux sur Hennepin Avenue, vers 1902 (détail).

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