Couverture pour Le Menteur

Corneille, Le Menteur, 1644.
Acte I scène 3
Explication linéaire




Extrait étudié



CLARICE.
Quoi ! Vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre ?

DORANTE.
Je m'y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre.

CLITON.
Que lui va-t-il conter ?

DORANTE.
Et durant ces quatre ans
Il ne s'est fait combats, ni sièges importants,
Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire :
Et même la gazette a souvent divulgué...

CLITON, le tirant par la basque.
Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ?

DORANTE.
Tais-toi.

CLITON.
    Vous rêvez, dis-je, ou...

DORANTE.
          Tais-toi, misérable.

CLITON.
Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable ;
Vous en revîntes hier.

DORANTE, à Cliton.
          Te tairas-tu, maraud ?
                à Clarice
Mon nom dans nos succès s'était mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d'injustice ;
Et je suivrais encore un si noble exercice,
N'était que l'autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l'amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ;
Je me fis prisonnier de tant d'aimables charmes ;
Je leur livrai mon âme ; et ce coeur généreux
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.



Introduction



Accroche


• En 1644, Corneille est célèbre, il a déjà créé des personnages héroïques comme Rodrigue dans Le Cid et d’autres qui exagèrent leur héroïsme, comme Matamore dans L’Illusion comique :
Mon armée ? Ah, poltron ! ah, traître ! pour leur mort
Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons, et gagne les batailles.


Situation


• Dans notre pièce, Le Menteur, le premier mensonge de Dorante est justement de se faire passer pour un valeureux guerrier, aux yeux de Clarice, qu’il vient de rencontrer et qu’il veut séduire.
• Simple étudiant en droit venant de Poitiers, son mensonge est de plus en plus considérable, intenable. Son valet Cliton en est indigné. Mais Clarice est admirative.
• Pour le spectateur, cette scène particulièrement plaisante confirme parfaitement le titre de la pièce !

Problématique


Comment cette scène comique, en confirmant le titre de la pièce, intrigue les spectateurs en leur présentant un personnage capable de transformer la réalité à sa guise ?

Axes de lecture d’un commentaire composé


I. Un mensonge énorme dans une comédie
  1) Un mensonge extraordinaire
  2) Un comique de comédie
  3) Détourner le registre épique
II. Un mensonge au service d'un discours amoureux
  1) Provoquer l'admiration
  2) Un jeu amoureux
  3) Une métaphore guerrière
III. Un mensonge fait pour captiver le spectateur
  1) Intriguer le spectateur
  2) Un personnage malhonnête
  3) Préparer la suite de la pièce

Mouvements de l’explication linéaire


Le passage est structuré selon la répartition de la parole :
1) Dans un premier temps, Dorante répond à Clarice, en se faisant passer pour un vétéran de la guerre de trente ans.
2) Ensuite, son valet Cliton, qui n’ose croire à un mensonge d’une telle ampleur, essaye de l’interrompre, en vain.
3) Enfin, le discours amoureux de Dorante détourne le registre épique qui dominait au début de la scène.



Premier mouvement :
Un premier mensonge considérable



CLARICE.
Quoi ! Vous avez donc vu l'Allemagne et la guerre ?

DORANTE.
Je m'y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre.

CLITON.
Que lui va-t-il conter ?

DORANTE.
Et durant ces quatre ans
Il ne s'est fait combats, ni sièges importants,
Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire :
Et même la gazette a souvent divulgué…


Un mensonge qui suscite une admiration extrême


• « Quoi » en début de phrase, adverbe exclamatif : une admiration extraordinaire résulte de son premier mensonge. Effet de rupture avec le dialogue d’un niveau de langue très élevé jusqu’alors.
• Le passé composé « vous avez vu » désigne une action passée qui a des conséquences dans le présent. Cette action de « voir » suscite déjà l’admiration de tous les personnages présents.
• Lien logique de conséquence « donc » : l’admiration est bien la conséquence du mensonge qu’il vient de faire.
• Interrogation rhétorique « vous avez donc vu » (réponse positive implicite) confirmation du mensonge.
⇨ Ce mensonge est véritablement un moment déclencheur de l’intrigue.

Un mensonge ancré dans l’actualité


• Conjonction de coordination « l’Allemagne et la guerre » deux motifs d’admiration : le voyage, les batailles.
• Article défini « la guerre » c’est une guerre exceptionnellement longue (trente ans), se termine 1648, 4 ans après la pièce.
• Il reprend le CC de lieu « y » et de temps « quatre ans ». Les deux sont aussi faux l’un que l’autre.
⇨ Ce mensonge choque d’autant plus les spectateurs qu’ils ont des proches touchés par cette guerre.

L’intervention de Cliton renforce le suspense


• Intervention de Cliton, d’abord sans l’interrompre : c’est un aparté (entendu par les spectateurs seulement). Il exprime ce qu’on pense.
• Question ouverte « que va-t-il lui conter » au futur immédiat, renforce le suspense. Le spectateur est intrigué.
• Le pronom relatif « que » n’a pas d’antécédent : il nous laisse attendre la suite.
⇨ Le personnage du valet est un artifice théâtral très utile pour le dramaturge qui veut nous montrer l’énormité du mensonge.

Un mensonge considérable


• La voix pronominale semble mettre la première personne de côté temporairement « il ne s’est fait de combat ».
• La négation « il ne s’est » insiste sur sa présence sur tous les fronts.
• La négation est en plus coordonnée « ni » et renforcée avec l’adverbe « jamais [...] de victoire ». Il a donc surtout contribué aux victoires.
• La double négation renforce le propos (litote) « il ne s’est fait de combat où je n’ai eu part » l’atténuation renforce le propos (litote).
⇨ Le mensonge est d’autant plus gros que la vantardise est à peine voilée.

L’immodestie de Dorante est flagrante


• Première personne du singulier en tête de vers, à la fois sujet et objet « Je m’y suis fait craindre » : il met en avant sa personne.
• Première personne reprise aussitôt au pluriel « Nos armes » en tête de vers. Il s’inclut dans cette armée victorieuse.
• Comparaison « comme un tonnerre » l’image du tonnerre le met au même niveau que Jupiter lui-même : c’est très immodeste.
⇨ La vantardise est redoublée par la manière de raconter ces exploits.

Une mise en scène exagérée de ses exploits


• Participe présent « durant » met en scène l’action dans la durée.
• Pronom démonstratif « ces quatre ans … cette main » nous met ces actions devant les yeux.
• Dans la scène précédente, il tient la main de Clarisse qui a fait un faux-pas, il se présente comme un véritable chevalier servant.
• Termes de plus en plus longs : « combats … sièges importants … remporté de victoire » : la gloire est de plus en plus grande (gradation).
• La phrase est particulièrement longue (quatre vers).
⇨ La gradation déborde, il ne manque plus qu’une véritable scène de combat (qui viendra d’une autre manière dans la suite de la pièce).

Un mensonge qui devient trop gros


• Le lien d’addition prolonge la phrase alors qu’on la croyait terminée (hyperbate) : « Et même la gazette ».
• Il pousse le risque jusqu’à mentionner une source parfaitement vérifiable « la Gazette » qui est un journal officiel.
• L’adverbe temporel « souvent » démultiplie le mensonge.
• Points de suspension : nous ne connaîtrons pas la suite de ce mensonge car il est interrompu par Cliton.
⇨ Le passage déjà comique va nous faire rire avec l’intervention du valet, qui exprime tout haut ce que le spectateur pense tout bas.



Deuxième mouvement :
L’incompréhension comique d’un valet trop honnête



CLITON, le tirant par la basque.
Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ?

DORANTE.
Tais-toi.

CLITON.
Vous rêvez, dis-je, ou...

DORANTE.
Tais-toi, misérable.

CLITON.
Vous venez de Poitiers, ou je me donne au diable ;
Vous en revîntes hier.

DORANTE, à Cliton.
Te tairas-tu, maraud ?


Un échange réservé aux spectateurs


• Didascalie « le tirant par la basque » indique le jeu de l’acteur.
• Participe présent « le tirant » l’action se déroule pendant qu’il parle. Les autres personnages sur scène ne l’entendent pas (aparté).
• CC de manière : « Par la basque » le valet est courbé, tire le bas de la veste de Dorante. Comique de geste.
• Cela invite le metteur en scène à demander aux acteurs de se baisser pour justement parler bas (qu’on retrouve dans le mot « basque »).
⇨ Le mensonge est souligné par la double énonciation : ce qui est dit sur scène est en fait adressé aux spectateurs.

Un mensonge inconcevable aux yeux du valet


• Question rhétorique « savez-vous bien » implicitement, la réponse ne peut être que oui. Si la réponse est non, cela confirme paradoxalement encore plus qu’il est tombé dans la folie.
• L’adverbe intensif « bien » rend l’hypothèse encore plus absurde.
• Le mot final « extravaguez » est d’autant plus drôle qu’il est très long, c'est un mot récemment inventé à l’époque.
• Deuxième question « vous rêvez » est impossible puisqu’on voit bien qu’il est éveillé. Cela rend l’alternative « ou » encore plus plausible.
• L’interruption « ou… » nous laisse deviner la fin de l’alternative : s’il ne rêve pas, c’est qu’il est fou, ou bien qu’il ment de manière outrancière.
⇨ Cet incompréhension du valet produit une désobéissance qui bloque la situation.

Une dispute qui dure plusieurs répliques


• Enchaînement de répliques courtes (stichomythie) « Tais-toi. — Vous rêvez [...] — Tais-toi ». Le valet doit rester spectateur.
• L’impératif « tais-toi » revient deux fois, mais le valet désobéit à chaque fois : comique de répétition.
• Les ordres de Dorante sont de plus en plus impérieux : « misérable » qui inspire la pitié devient « maraud » plus insultant.
• Alors que le premier ordre dure 5 syllabes, le deuxième dure toute une hémistiche (6 syllabes).
• Le deuxième ordre est plus sec avec les allitérations en T.
⇨ La situation paraît bloquée, parce que le valet ne comprend pas. Son honnêteté est comique face au mensonge de son maître.

Une désobéissance involontaire et comique


• Cliton insiste « dis-je » non par manque de respect, mais parce qu’il pense que son maître ne l’entend pas ou ne le comprend pas.
• Le vouvoiement respectueux du valet en anaphore rhétorique (retour en tête de vers) en décalage avec ce qu’on attend de lui.
• Cliton, valet de comédie, ne se laisse pas intimider : « misérable » rime avec « diable » : pour lui, la situation est inconcevable.
• Le point-virgule « diable ; » insiste sur un silence qui représente un lien de cause « puisque vous en revîntes hier. »
• Le passé-simple « revîntes » nous fait entrer dans un récit : Cliton se fait en quelque sorte biographe de son maître.
⇨ La bonne foi évidente du valet dénonce la malhonnêteté du maître. Corneille nous invite à juger son personnage avant de le laisser poursuivre son mensonge.



Troisième mouvement :
Un mensonge au service d’un jeu amoureux



DORANTE, à Clarice
Mon nom dans nos succès s'était mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d'injustice ;
Et je suivrais encore un si noble exercice,
N'était que l'autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l'amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ;
Je me fis prisonnier de tant d'aimables charmes ;
Je leur livrai mon âme ; et ce coeur généreux
Dès ce premier moment oublia tout pour eux.


Dorante vante ses mérites à Clarice


• Il s’invente une renommée avec le possessif « mon nom ». Le nom commun « bruit » désigne à l’époque la réputation.
• La préposition « dans » lui permet de s’inclure dans les armées victorieuses « dans nos succès ».
• Multiplication d’atténuations, qui révèlent sa fausse modestie : l’adverbe « assez haut », le déterminant indéfini « quelque ».
• La double négation « sans … injustice » est une litote : au lieu d’atténuer, cela renforce le propos.
⇨ Dorante se trouve alors face à la difficulté de se faire passer pour un soldat, alors qu’il n’est manifestement plus dans l’armée.

En justifiant son départ de l’armée, il confirme son mensonge


• Le conditionnel « suivrais » justifie le fait qu’il a quitté l’armée pour une excellente raison.
• La périphrase est méliorative « si noble exercice » représente la carrière militaire, suivie par la noblesse d’épée.
• Les indications temporelles « l’autre hiver … dès ce premier moment », confirment le mensonge : le spectateur sait qu’il était à Poitiers et que c’est la première fois qu’il voit Clarice.
⇨ Si cette carrière militaire est inventée de toutes pièces, le reste du récit le sera donc aussi.

Un récit scénarisé avec soin


• Le passé antérieur « s’était mis » crée un effet de suspense : un événement plus récent s’est produit.
• Le lien d’addition « Et » est en fait chronologique : il annonce un changement brusque dans sa situation.
• La négation annonce une exception « N’était que… » intrigante. Que s’est-il passé à ce moment-là ?
• Il retarde la révélation par un CC de temps « l’autre hiver » puis un CC de manière plus long « faisant ici ma cour ».
⇨ Ces procédés mettent en valeur la déclaration amoureuse.

Comment le coup de foudre est-il mis en valeur ?


• Apparition de la deuxième personne est soulignée par l’allitération en V. « je vous vis ». On le retrouve ensuite dans le possessif « vos yeux » qui sont implicitement repris par les « charmes ».
• La coordination « et » exprime une conséquence soudaine du verbe voir « je vous vis … » parallèle avec le spectateur qui regarde la pièce.
• Passage soudain au passé simple pour mettre en valeur les actions de premier plan « je vis … je fus retenu ».
• Le CC de temps insiste sur le caractère immédiat du coup de foudre : « Dès ce premier moment » :
⇨ Le mensonge détourne en les exagérant les codes du discours amoureux.

Comment le discours amoureux est-il exagéré ?


• L’étymologie des « charmes » en font un véritable ensorcellement.
• Le première personne est envoûtée, se constitue elle-même prisonnière à la voix pronominale « je me fis prisonnier ».
• La première personne sujet « je vous vis » devient un sujet de la voix passive « je fus retenu » complément d’agent « par l’amour ».
• Image et personnification implicite : « l’amour » le retient comme avec des filets.
• Le singulier « l’amour » devient bientôt pluriel « vos yeux ».
⇨ Le personnage réutilise les codes de la déclaration amoureuse, et va même les mêler à une métaphore guerrière épique.

Métaphore guerrière de l’amour


• La rime est signifiante « charmes » rime avec « armes ».
• La métaphore guerrière « attaqué par vos yeux » est filée ensuite « je rendis les armes … je me fis prisonnier … je livrai ».
• C’est bien la chronologie d’une défaite : reddition, armistice, tribut.
• Le mot « cœur » partage son étymologie avec « courage ». Ainsi, ce cœur généreux était invaincu.
⇨ Sous-entendu : les charmes de Clarice ont réussi là où les armées allemandes ont échoué.

Une déclaration d’amour particulièrement théâtrale


• Le serment « je livrai mon âme » reprend d’une manière plus noble l’expression de son valet « je me donne au diable ».
• Le démonstratif « ce cœur » indique un mouvement théâtral : il se frappe la poitrine par exemple.
• Le pronom totalisant « tout » laisse entendre qu’il se met entièrement à son service : cela sera contredit par la suite…
• Le pronom « pour eux » reprend les « charmes » de Clarice : cela prépare le quiproquo à venir : il va la confondre avec Lucrèce…
⇨ Cette scène qui nous présente un personnage capable de transformer la réalité par ses paroles, contient en germe tout le jeu amoureux et les quiproquos à venir.



Conclusion



Bilan


• Cette scène nous fait découvrir le premier mensonge du personnage. C’est un mensonge de plus en plus gros, qui laisse Cliton incrédule, mais qui trompe Clarice et intrigue le spectateur.
• Le registre épique, détourné, exagéré, est alors progressivement mis au service d’un discours amoureux préparant déjà le quiproquo qui sera mis en place dès la scène suivante.

Ouverture


On retrouve chez Molière ce thème de la fausse déclaration amoureuse, comme une métaphore guerrière, dans une tirade de son inquiétant Dom Juan :
On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté, [...] à combattre [...] l'innocente pudeur d'une âme, qui a peine à rendre les armes.
Molière, Dom Juan, 1665.



Carl Wahlbom, bataille de Lützen (détail), 1855.

⇨ Corneille, 𝘓𝘦 𝘔𝘦𝘯𝘵𝘦𝘶𝘳 💼 Acte I scène 3 «  Vous avez donc vu l'Allemagne ? » (extrait étudié au format A4 PDF)