Couverture pour Mes Forêts

Hélène Dorion, Mes Forêts.
« Mes forêts sont de longues traînées de temps »
(Explication du poème inaugural)



Extrait étudié



Mes forêts sont de longues traînées de temps
elles sont des aiguilles qui percent la terre
déchirent le ciel
avec des étoiles qui tombent
comme une histoire d’orage
elles glissent dans l’heure bleue
un rayon vif de souvenirs
l’humus de chaque vie où se pose
légère       une aile
qui va au cœur

mes forêts sont des greniers peuplés de fantômes
elles sont les mâts de voyages immobiles
un jardin de vent où se cognent les fruits
d’une saison déjà passée
qui s’en retourne vers demain

mes forêts sont mes espoirs debout
un feu de brindilles
et de mots que les ombres font craquer
dans le reflet figé de la pluie

mes forêts
sont des nuits très hautes.



Introduction



Accroche


2021 : l’année de rédaction de ce recueil Mes Forêts est marquée par de nombreuses crises : sanitaire, climatique, écologique… Cette image de « mes forêts » à la fois personnelle et universelle, mêlant inquiétude et espoir, nous invite à contempler la nature, mais aussi notre propre histoire.
Mes forêts est un livre de questions : comment faire du souci de la Terre une question individuelle et collective ? Que peut la poésie dans nos vies ?
Murielle Szac, Entretien avec Hélène Dorion, « Je me suis mise à l’écoute des pulsations du monde », 2021.

Situation


Ce poème « Mes forêts sont de longues traînées de temps » est le tout premier du recueil, précédant la première partie « L’écorce incertaine ». Il constitue donc une sorte de préface, qui révèle des intentions mêlées de mystère, nous incitant à poursuivre la lecture…

Problématique


Comment ce poème inaugural nous invite déjà à considérer la richesse de cette image des forêts, suspendue entre inquiétude et espoir, ombre et lumière, passé et avenir ?

Mouvements pour une explication linéaire


L’anaphore rhétorique « mes forêts sont » structure le poème en trois mouvements :
1) D’abord, ces dix vers annoncent déjà la richesse de l’image des forêts, qui interroge le passé, l’avenir, le rôle de la poésie.
2) Ensuite, cette poésie nous invite à voyager dans le temps, et nous donne à voir des cycles exaltants et inquiétants.
3) Enfin, la poétesse nous propose de partager ses espoirs : la poésie transmet des émotions, mais aussi des convictions.

Axes de lecture pour un commentaire composé


I. Une immersion dans un univers très riche
  1) Une Nature marquée par un regard humain
  2) Un univers poétique pictural et musical
  3) Des mystères inquiétants et intrigants
II. Une invitation à un voyage immobile
  1) Un voyage dans le temps ?
  2) Un passé qui éclaire l'avenir
  3) Des cycles temporels
III. Un partage d'émotions et de convictions
  1) Interroger le rôle de la poésie
  2) Des espoirs personnels et collectifs
  3) Une forme d'engagement



Premier mouvement :
Des images poétiques entre passé et avenir



Mes forêts sont de longues traînées de temps
elles sont des aiguilles qui percent la terre
déchirent le ciel
avec des étoiles qui tombent
comme une histoire d’orage
elles glissent dans l’heure bleue
un rayon vif de souvenirs
l’humus de chaque vie où se pose
légère une aile
qui va au cœur


Mêler écriture de soi et thèmes universels


• « Mes » premier mot possessif pluriel : vision subjective assumée.
• « Mes forêts » est le titre même du recueil : ces forêts (au pluriel) vont exprimer quelque chose de très personnel.
• Reprise pronominale « elles » « elles sont des aiguilles … elles glissent » semblent les personnifier au féminin.
• Mais en même temps, universalité des thèmes « temps, terre, ciel ».
• Le temps dominant est le présent de vérité générale
• Les verbes d’état « mes forêts sont … elles sont » sont comme des aphorismes, ces forêts seront des symboles variés.
⇨ Le « temps » dès la fin du premier vers s’annonce comme le premier point commun de ces différentes symboliques.

Une grande métaphore filée du passage du temps


• La première métaphore des « longues traînées de temps » est mystérieuse. Elle relie l’espace et le temps, les forêts seraient comparables à des liens tendus entre le passé et l’avenir.
• Les « étoiles » qui tombent sont peut-être des feuilles qui tombent (les feuilles d’érable ressemblent à des étoiles). Le feuillage caduque représente bien les choses éphémères.
• Mais les « aiguilles » font bien allusion au feuillage persistant du sapin.
⇨ Le temps qui passe ne détruit pas tout, dessine l’avenir.

Ce que racontent les forêts


• Le mouvement est double avec l’antithèse : « la terre // [...] le ciel » les cimes et les racines se prolongent en haut et en bas, c’est-à-dire symboliquement vers le passé et l’avenir.
• La comparaison « comme une histoire » semble donner aux forêts un scénario caché. La petite histoire, sans majuscule, participe peut-être à la grande histoire avec un grand H ?
• Le complément du nom est significatif : « histoire d’orage » comme si l’orage était le héros d’une histoire (allusion aux enjeux liés au climat ?)
⇨ Les forêts créent un lien entre le passé et l’avenir.

Un avenir riche de possibilités


• La métaphore est filée « un rayon vif de souvenirs » : comme un rayon, ce passé est lumineux, il éclaire le présent.
• Les « souvenirs » sont apposés à « l’humus » : le passé devient un véritable terreau pour l’avenir.
• L’adjectif « vif » revient dans « chaque vie » (polyptote) les étoiles qui tombent sont des graines qui font pousser des vies.
• Les forêts sont des « aiguilles » au pluriel, par synecdoque (la partie représente le tout) effet de fractale : chaque aiguille est une forêt, et inversement.
⇨ Peut-être que ces traînées et ces aiguilles sont les lignes et les lettres que nous sommes en train de lire.

Richesse de la métaphore entre écriture et création


• L’image des « traînées de temps » peut aussi être une métaphore de l’écriture et de la poésie.
• Les « aiguilles qui percent » font référence à la couture, les mots sont une grande toile filée. Arachnée est le symbole d’un orgueil puni, mais aussi d’une grande persévérance dans le travail.
• Force double : raccommoder la terre / déchirer le ciel.
• Le déterminant défini « l’heure bleue » donne l’impression d’une évidence. L’aube, le crépuscule, le blues ? Lyrisme de cette image.
⇨ La richesse de ces images est à la fois musicale et picturale.

Dimension picturale


• Syntaxe sans ponctuation : « elles glissent [...] un rayon » : on peut se demander si glisser est un verbe transitif ou non.
• Le pronom « elles glissent » peut désigner les étoiles ou les forêts.
• L’image est évocatrice : « glisser dans l’heure bleue » sur un fond bleu, comme un pinceau. Les étoiles, ou les branches, dessinent des lignes sombres ou lumineuses.
• La préposition « avec les étoiles » exprime l’accompagnement, mais peut-être aussi la conséquence : puisque le ciel est déchiré, les étoiles tombent (comme d’un sac fendu).
• Les « orages » et les allitérations en R sont menaçantes.
⇨ Chacun de nous est un acteur de cette histoire de forêts.

La prise de conscience d’un moment clé


• Les verbes d’action sont aussi des verbes de mouvement : « percer … déchirer … tomber … glisser ».
• Mais à la fin de la strophe, le mouvement s’arrête « où se pose » le CC de Lieu est aussi une « pause » (qu’on entend par homophonie).
• Image poétique avec l’allitération en L (on entend cette aile se poser).
• L’image est riche : « une aile » par métonymie, un oiseau. La colombe après le déluge des étoiles ?
• « une aile » article indéfini qui laisse l’interprétation ouverte.
⇨ La plume est aussi un symbole d’écriture. La poésie nous sauve d’un cataclysme en nous apportant la sérénité.

Ce que la poésie peut apporter


• Une légèreté, l’adjectif « légère » en tête de vers atténue le mouvement apocalyptique des étoiles qui tombent.
• L'espace typographique est particulièrement évocateur : « légère [ ] une aile ». Cette légèreté est impossible à dire. Comment dire l’indicible ? (prétérition) Cela représente le pouvoir de la poésie.
• Dans la subordonnée relative, cette « aile » « va au cœur » la phrase semble suspendue : au cœur de qui, de quoi ?
⇨ Au cœur du lecteur, et au cœur de la forêt. Chacun de nous est un arbre ou une forêt. Renvoie au pronom personnel du début « mes forêts » c’est l’intime.


Deuxième mouvement :
Un voyage poétique dans le temps



mes forêts sont des greniers peuplés de fantômes
elles sont les mâts de voyages immobiles
un jardin de vent où se cognent les fruits
d’une saison déjà passée
qui s’en retourne vers demain


Lieux humains et naturels


• Deux images dans ce mouvement : les « greniers » et le « jardin ».
• Dans les deux cas : la présence humaine est ambivalente.
• D’abord « des greniers » les troncs et les branches sont des poutres.
• Ensuite, le « jardin » lieu naturel mais organisé par l’homme.
• Le « jardin de vent » est paradoxal, comme si l’on essayait de cultiver le vent.
⇨ L’humain est confronté à un univers étrange et fascinant.

Un monde passé pratiquement fantastique


• Le pluriel de « greniers » démultiplie ces charpentes boisées.
• « peuplés » lieu qu’on n’habite pas et qui est pourtant plein.
• « de fantômes » dimension fantastique mystérieuse. Cette métaphore désigne peut-être les souvenirs, les objets oubliés.
• En anglais « toys in the attic » désigne la folie.
⇨ Le présent semble vide mais il est peuplé des fantômes du passé. De même pour l’image du « jardin de vent ».

Le présent contient déjà l’avenir


• Expression « un jardin de vent » le complément du nom « vent » suggère un jardin vide, mais où existe un certain mouvement invisible.
• Mais « où se cognent les fruits » après le vide, le trop-plein : l’abondance est contredite par l’idée de fragilité des fruits cognés.
• « se cognent … s’en retourne » voix pronominales : le temps fait se dérouler les actions toutes seules.
⇨ Le présent et l’avenir se trouvent en même temps dans ces images qui représentent les forêts. On trouve l’idée de cycles.

Cycles où le passé se répète dans l’avenir


• « retourne vers demain » au singulier pour la saison.
« retourne » le préfixe « re » insiste sur l’idée de cycle.
• Paradoxe : « les fruits » qui sont symbole d’avenir appartiennent pourtant à une saison « déjà passée ».
• Le participe passé « passée » a une valeur temporelle : les actions révolues ont des conséquences sur le présent.
• « déjà » adverbe qui nous met devant le fait accompli : c’est une histoire que nous avons déjà vécue et que nous allons revivre.
⇨ La présence de ces éléments temporels appartenant au passé et à l’avenir nous entraînent dans un voyage immobile.

Rester immobile c’est voyager dans le temps


• L’oxymore (alliance de termes contradictoires) « voyages immobiles » nous oblige à chercher la métaphore : la lecture, l’écriture…
• L’analogie produit un effet d’immersion : les « mâts de voyages immobiles » sont verticaux et en bois.
• Les évocations sont riches : ces « mâts » désignent des navires par synecdoque (partie pour le tout).
• De même les « voyages » désignent ces mêmes navires par métonymie (glissement de sens par proximité).
• La destination est indiquée à la fin du mouvement : « vers demain » la préposition « vers » fait de « demain » un véritable horizon.
⇨ La poésie nous offre justement l’expérience de ce voyage dans le temps, notamment par la musicalité et les rythmes.

Une forme poétique qui nous fait voyager dans le temps


• Alexandrin « elles sont des mâts de voyages immobiles » impose un rythme qui ressemble à celui du passé.
• Mais le rythme n’est pas maintenu : « les fruits // d’une saison » l’enjambement clairement crée un effet d’attente.
• La subordonnée relative « qui s’en retourne » prolonge encore la phrase (hyperbate).
• Ce sont deux octosyllabes « d’une saison déjà passée // qui s’en retourne vers demain » : effet musical parfaitement volontaire.
⇨ La poésie nous aide à saisir cette émotion si particulière du passage du temps.


Troisième mouvement :
Un partage poétique d’espoirs



mes forêts sont mes espoirs debout
un feu de brindilles
et de mots que les ombres font craquer
dans le reflet figé de la pluie

mes forêts
sont des nuits très hautes


La présence en filigrane de la poésie engagée


• Répétition des possessifs « mes forêts sont mes espoirs » : la première personne peut affirmer des convictions qui ne sont pas forcément partagées par tout le monde.
• Le pluriel « espoirs » désignent bien des plans pour l’avenir, qui n’existent pas encore.
• Personnification de ces « espoirs debout », chaque arbre est une intention pour l’avenir, matérialisée.
• L’adjectif « debout » est connoté : on se lève pour manifester, on lève le poing pour protester. L’idée d’engagement est implicite.
⇨ L’utopie est ce lieu harmonieux qui n’existe pas, mais que l’on aimerait rendre réel.

L’espoir est présent, mais reste menacé


• Les arbres de « mes forêts » semblent solides, et pourtant nous avons un « feu de brindilles » avec le diminutif « -ille ».
• Mais ce « feu de brindilles » n’est pas non plus un « feu de paille » : il peut devenir un grand feu, soit lumineux, soit destructeur…
• En effet, les images finales de la pluie et de la nuit sont très sombres. Le sujet au pluriel « les ombres font craquer » est inquiétant.
⇨ Ces images semblent donner un grand pouvoir à la poésie.

Présence d’un propos sur la poésie dans ces images


• L’enjambement et la conjonction : « de brindilles // et de mots » donnent bien une importance à l’écriture.
• Les « ombres » inquiétantes font « craquer » ces mots. Le craquement du bois nous fait entendre la croissance des forêts.
• Allusion à la citation célèbre du poète Hölderlin : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve »
⇨ L’écriture est un acte engagé : faire pousser en nous des forêts qui sont autant de convictions partagées par l’auteur.

La pointe du poème nous invite à déchiffrer une suite énigmatique


• Strophes de plus en plus courtes, comme si les propos étaient de plus en plus denses, synthétiques.
• Cette image des « nuits très hautes » devient donc un concentré de symboles et de mystère.
• Quand on écoute le poème lu par Hélène Dorion elle-même : les trois derniers vers vont ensemble.
• Le CC de lieu est donc important : « dans le reflet figé de la pluie ». On retrouve le paradoxe du mouvement immobile.
⇨ La poétesse nous invite déjà à déchiffrer l’ombre de ces nuits.

Essayons néanmoins de déchiffrer ces trois derniers vers mystérieux


• Images presque surréalistes de la « pluie figée » et des « nuits très hautes » : insistent sur la rencontre de l’espace et du temps.
• La pluie figée est peut-être déjà un arc-en-ciel : on retrouve les « traînées » du premier vers.
• L’adverbe intensif « très hautes » représente peut-être une exigence particulièrement élevée pour notre avenir.
⇨ Poème inaugural mystérieux mais révélateur : notre lecture, nos émotions, vont contribuer à la formation d’un avenir.


Conclusion



Bilan


Dans ce poème inaugural, Hélène Dorion nous invite à plonger dans un univers très riche en émotions, en idées philosophiques et en symboles particulièrement esthétiques. Ces forêts ne sont pas étrangères à l’humanité, elles nous invitent au contraire à nous pencher sur notre histoire.

Contempler les forêts devient alors un voyage immobile. Les émotions poétiques amènent une véritable prise de conscience de l’écoulement du temps, des liens entre le passé et l’avenir. Cette prise de conscience est aussi celle du pouvoir de la poésie : une forme d’engagement, un partage irremplaçable entre les êtres humains.

Ouverture


L’astrophysicien et écologiste Hubert Reeves (décédé en 2023) s’inspire aussi du poète Hölderlin pour titrer l’un de ses ouvrages « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». La poésie est inhérente à l’engagement politique et à la vulgarisation scientifique :
Comme l'éclosion des fleurs et le mûrissement des fruits, l'accès à un nouveau niveau de complexité demande parfois [...] l'occurrence d'événements [...] dont il n'est pas possible de prévoir [...] l’arrivée.
Hubert Reeves, Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve, 2013.



Mes forêts sont de longues traînées de temps.

⇨ Hélène Dorion, 𝘔𝘦𝘴 𝘍𝘰𝘳ê𝘵𝘴 💼 Poème inaugural (extrait étudié au format A4 PDF)